La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Savoir de la pratique et distanciation : conditions pour une action nouvelle ?


Titre : Savoir d'action et sciences de gestion : le cas des expéditions polaires
Auteurs : Pascal LièvreMaître de conférences en sciences de gestion Université Blaise-Pascal CRET-LOG Université de la méditerranée


Texte :
Introduction

Les sciences de gestion se développent, pour une part, dans une perspective constructiviste comme science de l'action, science des projets (Le Moigne 1995). En prenant comme terrain d'expérimentation les expéditions polaires à ski et en observant plus particulièrement la logistique de ce type d'opération, nous proposons de rendre compte du positionnement d'un savoir d'action en sciences de gestion. Ce travail s'appuie sur une confrontation entre des praticiens et des chercheurs, à l'occasion d'une expédition au Groenland en avril 1999 et d'un colloque en décembre 2000 (Lièvre, 2001). Cette réflexion prend comme appui les travaux contemporains sur les rapports entre les savoirs théoriques et les savoirs d'action (Barbier, 1996) et les travaux autour de la complexité (Le Moigne 1990, Morin 1991, Bateson 1984…). Nous proposons de rendre compte d'un savoir d'action en gestion comme une modélisation d'un projet en vue d'une finalité de type pragmatique - l'action -. La construction du modèle se veut délibérément intégrative d'un savoir scientifique et d'un savoir-faire. Nous partons du fait qu'il est possible aujourd'hui d'opérer une distinction suffisamment intelligible entre deux types de savoirs : le savoir scientifique et le savoir-faire. Il s'agit d'une opposition classique entre le monde de la théorie et de la pratique qui a pris différentes formes selon les auteurs ; à titre d'exemple : opposition entre le champ des savoirs objectivés et celui des savoirs détenus (Barbier, 1996), opposition entre une logique de rigueur et de pertinence selon Schon (1996)…C'est parce que nous pouvons définir correctement ces deux types de savoir (statut, construction, finalité…) que nous pouvons affirmer qu'aucun d'eux ne constitue intrinsèquement un savoir d'action et dans le même temps considérer un savoir d'action en sciences de gestion comme une combinaison de l'un et de l'autre. Comme nous le montrerons par la suite, nous n'avons pas l'intention de réduire les savoirs d'action au positionnement que nous proposons ici. La technologie produit dérivé de la science classique est savoir d'action. L'explicitation écrite du savoir-faire d'un expert est un savoir d'action. Dans cette perspective, nous proposons de distinguer : savoir scientifique, savoir d'action et savoir-faire et de montrer les points de passage entre ces différents savoirs. A partir d'un problème précis, la stratégie nutritionniste d'une expédition polaire, nous présenterons un modèle d'action en sciences de gestion intégration délibérée de savoir scientifique et de savoir-faire.


1. Vers une définition d'un savoir d'action en sciences de gestion

Pour avancer dans cette définition, nous devons distinguer trois type de savoir : le savoir-faire, le savoir d'action, le savoir scientifique. Il y a aujourd'hui une maturité conceptuelle pour distinguer ces trois types de savoir. L'ouvrage de Jean-Marie Barbier (1996) "Savoirs théoriques et savoirs d'action" issu d'une table-ronde organisée dans le cadre de la Seconde Biennale de l'éducation et de la formation du Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris illustre cette maturité. Les travaux récents sur le thème de la complexité : Simon (1990), Le Moigne (1990), Morin (1991) constituent aussi un terreau fertile de réflexion autour de ces notions. Nous considérons que le savoir d'action est borné par les deux autres savoirs : le savoir-faire et le savoir scientifique de type analytique.

1.1. Le savoir-faire et le savoir d'action

Tout d'abord qu'est ce que le savoir-faire? Le savoir-faire est l'information acquise par un acteur en "faisant". Si l'action est réussie, l'acteur a acquis un savoir-faire - une compétence en situation- qui lui permet de reproduire l'action, de réaliser une performance. Ce savoir-faire tient compte de l'ensemble des compétences incorporées par l'acteur auparavant et de l'apprentissage qui en découle "en faisant". Cette information est liée singulièrement au sujet. Elle est intégrée à la personne. Dans l'absolu, il n'y a pas deux savoir-faire identique. Du fait de ses conditions de production, le savoir-faire n'est pas transmissible par écrit. Le seul mode de transmission possible est l'exemple. On peut "montrer", "faire voir en faisant" à un tiers jusqu'à ce qu'il puisse "faire" par lui-même et acquière son propre savoir-faire. Cette notion de savoir-faire a été abordée par de nombreux expéditeurs polaires. C'est l'expérience acquise qui permet aux expéditeurs en situation de faire face et de réussir. La préparation de l'expédition au pôle Nord pour Antoine Cayrol (2001), guide de haute-montagne, membre du groupe militaire de haute-montagne, a débuté par la réalisation d'un état des savoir-faire acquis au cours des expéditions en haute-altitude et d'une évaluation en terme d'écart avec ceux qu'ils faudraient acquérir pour atteindre le pôle Nord. Selon lui, il y a trois types d'apprentissage en situation à réaliser pour des alpinistes himalayistes avertis qui veulent tenter ce genre d'aventure polaire : le froid, la durée, la banquise instable. Il s'agit de se mettre progressivement en situation réelle et de tester les habiletés acquises, mais aussi d'inventer des solutions "in situ" et d'apprendre sur le terrain. La qualité des experts qui sont intervenus au colloque que nous avons organisé (Lièvre, 2001) est due à l'état de leur savoir-faire sur le sujet. Au cours de leur intervention écrite ou orale, ils n'ont pas fait état de leur savoir-faire. En effet la seule façon pour nous d'appréhender leur "savoir-faire" est de partir en expédition avec eux afin de voir comment ils procèdent et de les imiter. En écrivant les experts ont changé de registre vis à vis de leur savoir-faire, ils ont fait œuvre d'un savoir d'action qui a de suite la particularité d'être transmissible, enseignable. Pierre Pastré (1999) dans sa réflexion sur le thème de l'ingénierie didactique professionnelle propose de distinguer deux types de compétences à la suite des travaux de Leplat (1997) : les compétences incorporées où le savoir-faire reste lié à l'action et à son contexte et les compétences explicitées où un processus d'analyse réflexive de la part du sujet, donc de conceptualisation aboutit à une décontextualisation du savoir-faire ce qui rend la compétence adaptable et transférable. Le savoir-faire explicité appartient donc radicalement à une autre catégorie de savoir : le savoir d'action. C'est pourquoi les praticiens-experts ont eu du mal à passer à l'écrit. Il y a un changement de statut de leurs savoirs au cours de cette opération. On passe du savoir-faire au savoir-faire explicité, c'est à dire à un savoir d'action. C'est ce changement de registre qui provoque cette difficulté du passage à l'écrit pour le praticien. Nous avions contacté Gaétan Calvet qui a une grande expérience en tant qu'accompagnateur en régions polaires et nordiques pour participer au colloque. Nous avons eu plusieurs échanges téléphoniques sur le contenu de sa communication. Peu de temps après, il m'a adressé une lettre manuscrite m'expliquant qu'il était avant tout un homme de terrain et qu'il aurait bien des difficultés à écrire 20 pages sur la logistique d'une expédition polaire. Jean-Pierre Frachon, guide de haute-montagne chez Atalante avait accepté le défi, mais devant sa charge de travail et la difficulté à passer à l'écrit, il a renoncé au dernier moment, idem pour Jean-Luc Albouy, directeur de l'Agence Grand-Nord Grand-Large. Bernard Muller, guide de haute-montagne, Stéphane Couturier, voyagiste chez Atalante, après de nombreuses hésitations sont passés à l'acte. Il y a donc une réelle rupture en terme de savoir entre le savoir faire et l'explicitation écrite de ce savoir faire qui devient alors savoir d'action. C'est le fait pour l'acteur de prendre de la distance par rapport à lui-même en passant par l'écrit qui permet une certaine décontextualisation de son savoir-faire. Une autre manière de définir le savoir d'action est de partir du savoir scientifique.

1.2. Le savoir scientifique et le savoir d'action

Le savoir scientifique s'est constitué depuis trois siècles en occident. Il s'agit d'un discours écrit, produit selon des règles méthodologiques précises dont la finalité est d'expliquer les phénomènes. " Expliquer " est fondamentalement la capacité à rendre compte de n'importe quelle situation phénoménale à partir d'une combinaison de deux ou trois facteurs principaux. C'est ce qu'on appelle la science classique, le savoir analytique. Il est possible d'identifier trois auteurs qui constituent les piliers de cette perspective selon Le Moigne [LE M, 1995] : René Descartes, Claude Bernard et Liebniz. René Descartes pour l'analyse, Claude Bernard pour la méthode expérimentale et la méthode hypothético-déductive, Liebniz pour l'utilisation de la logique formelle pour exprimer ce qu'est le réel. On peut rendre compte de ce type de problématique en exprimant le fait que nous soyons ici dans une situation où comme l'exprime Jean-Louis Le Moigne [1996] : "Nous sommes en présence d'un territoire existant indépendamment d'un modélisateur qui veut en tracer la carte". Ce sont les sciences des objets. D'un point de vue épistémologique, le réel pré-existe au sujet, c'est le paradigme positiviste qui s'exprime pleinement dans ce champ (Le Moigne, 1995). On prône comme critère de scientificité une disjonction radicale entre le sujet et l'objet. On recherche l'objectivité. Dans ce type de contexte, la finalité de la science est le savoir pour le savoir. Dans cette perspective il est paradoxal de développer une science de la pratique - une science de l'action ou pour l'action- où se mêle justement le sujet et son objet. Cela ne peut aboutir qu'à produire une mauvaise science ou une sous science ou encore une science appliquée. L'utilisation des données scientifiques à des fins pratiques prend le nom de technologie qui est considéré comme un produit dérivé de la science.
Au cours du XXème siècle à coté de ces sciences des objets, des nouvelles sciences ont émergé : science du traitement de l'information, science de la conception, science de l'organisation, sciences et techniques des activités physiques et sportives... Elles ont eu du mal à se construire dans le cadre de la science classique parce que délibérément leur situation est différente : "Il s'agit de concevoir une carte qui deviendra le territoire ". Ce sont les sciences des projets dont la finalité est l'action. Ces sciences ne se développent pas à partir du paradigme de la science classique mais à partir de ce qu'on appelle le paradigme constructiviste (Bachelard, Piaget, Le Moigne, Morin, Bateson...) : une perspective qui admet comme postulat de base que la réalité est le produit d'une relation entre l'objet et le sujet. Dans une perspective de type constructiviste, le discours dont la finalité est l'action est de type scientifique, mais pas au sens de la science classique. Le principe de scientificité repose alors sur la lisibilité de l'exercice de modélisation qui repose sur la capacité pour le modélisateur à expliciter ses présupposés, mais aussi sur la capacité du modèle à produire de l'action : sa projectivité (Le Moigne, 1990).
Le savoir d'action d'un point de vue scientifique est de deux ordres : 1. il est technologie, bricolage ingénieux, produit dérivé de la science classique, 2. il est science de la conception, un discours qui s'appuie sur les principes du constructivisme. Nous situons ici dans cette deuxième perspective. Il ne s'agit pas d'ignorer les résultats des sciences classiques mais de se poser fondamentalement la question de leur mobilisation d'une manière pertinente en fonction de la finalité de l'acteur en situation d'action.

Le savoir-faire n'est pas un savoir d'action parce qu'il n'est pas écrit. Le savoir scientifique n'est pas un savoir d'action parce que par construction sa finalité n'est pas l'action. En explicitant par écrit son savoir-faire, le praticien construit un savoir d'action. En utilisant des résultats scientifiques pour l'action, un praticien fait œuvre de technologie qui est savoir d'action. Pour notre part, nous considérons un savoir d'action en sciences de gestion comme un savoir à l'interface d'un savoir-faire et d'un savoir analytique. Celui-ci est possible parce que nous sommes capables de construire un modèle finalisé qui permet de donner du sens à l'articulation de ces deux types de savoir dans un contexte "hic et nunc" pour un projet donné, un acteur identifié. La finalité de ce savoir est l'action. Ce savoir prend la forme d'un écrit et il fait l'objet d'une double validation scientifique et pratique. Nous proposons d'illustrer un savoir d'action en gestion dans le cas de la mise en œuvre d'une stratégie nutritionniste pour une expédition polaire.


2. Vers un modèle d'aide à la conception d'une stratégie nutritionniste

L'enjeu d'une stratégie nutritionniste pour une expédition polaire à ski est simplement essentiel dans la réussite ou l'échec de cette opération. Ceci est encore plus manifeste lorsque l'expédition se déroule en autonomie, c'est à dire sans aucune aide extérieure, et lorsqu'il y a une obligation d'aboutir : par exemple dans le cas d'une traversée ou de l'atteinte d'un point fixé à l'avance (sommet, point caractéristique…). Dans ce type de contexte : ce qui est emmené est emmené, ce qui n'est pas emmené n'est pas emmené. Si on emmène trop de nourriture, c'est la vitesse de déplacement qui est diminué et qui peut conduire à l'échec de l'expédition. Ce type de raid est toujours borné par les conditions climatiques : éviter les grands froids - ne pas partir trop tôt- et éviter la débâcle, c'est à dire la fonte de la glace et de la neige - ne pas arriver trop tard -. La vitesse de déplacement est primordiale. Or cette vitesse dépend évidemment du poids du matériel transporté. Il faut savoir que le poids de la nourriture représente une partie importante du poids total emporté : de 30 à 60 % en fonction de la durée de l'expédition. Comme l'exprime le guide Alain Hubert, lors de sa préparation de la traversée de l'Antarctique, en autonomie, : " Le poids est le principal facteur limitatif dans une telle expédition, les 100 jours de réserves alimentaires représente 60 % du total. C'est à ce niveau qu'il faut tout mettre en œuvre pour concentrer un maximum de valeur alimentaire dans un minimum de poids " (Hubert, 2000). Laurence de la Ferrière lors de son expédition solitaire au Pole Sud, en 1997, avait au départ un traîneau de 130 kg. Constatant que son rythme de progression est trop limité, elle décide de larguer vingt kilos de nourriture (De la Ferrière, 1997, p.143) et d'organiser un ravitaillement. A l'opposé, si on n'emmène pas assez de nourriture, c'est l'arrêt de l'expédition par épuisement des protagonistes. Lors de leur traversée du pôle sud sans assistance, M. Stroud et R. Fiennes en 1992-1993 ont été obligé d'abandonner pour cause d'épuisement. Les deux hommes ont maigri de 18 et 23 kg en 50 jours (Ritz, 2001).
Nous considérons qu'une stratégie nutritionniste doit intégrer trois logiques : une logique de maintien de la composition corporelle des expéditeurs, une logique de poids et de volume de la nourriture embarquée et une logique d'appétit et de goût. Le point de départ de cette approche est la logique de maintien de la composition corporelle : c'est la logique du nutritionniste, une logique qui s'appuie délibérément sur des apports scientifiques.

2.1. La logique de maintien de la composition corporelle

Nous considérons ici le corps humain comme une machine biologique qui doit conserver en permanence sa structure interne. Pour se faire, la stratégie nutritionniste doit intégrer l'équilibre des quantités et des qualités en matière d'alimentation. Premier objectif : l'équilibre des quantités. Comme l'explicite Patrick Ritz (Ritz, 2001, p.154), chercheur en nutrition humaine : " La constance de la composition corporelle détermine le niveau de performance de l'individu. Le corps peut être séparé en un secteur de réserve énergétique (la masse grasse) et un secteur actif, qui dépense l'énergie ( la masse maigre) qui est la somme des muscles, des organes, des os, des tissus. La constance de ces secteurs ne peut être obtenu que si les entrées en énergie sont égales aux sorties". Les entrées en énergie sont les aliments et les sorties en énergie sont liées à la dépense physique des expéditeurs. C'est l'apport en matière de calorie des aliments qui est pointé. Les aliments sont décomposés en terme de macro nutriment : les lipides, les glucides et les protides. Les lipides valent 9 Calories par gramme, les protides et les glucides en valent respectivement 4. Il faut donc que l'alimentation quotidienne apporte la quantité de carburant - les calories- nécessaires pour que la machine puisse fonctionner pendant la période voulue. Si votre voiture consomme 8 litres au 100km, il va falloir avoir dans le réservoir 16 litres d'essence pour effectuer 200 km. Le premier problème consiste à évaluer votre dépense en énergie au vu de l'activité physique que vous entreprenez. Or cette dépense d'énergie est dépendante de votre activité physique mais aussi de vous, de votre machine biologique. Patrick Ritz (Ritz, 2001, p.155) explicite : " Il n'est pas possible de recommander une quantité fixe et d'énergie pour telle ou telle activité physique : la recommandation doit être individualisée. Les dépenses d'énergie d'un individu varient en fonction de sa masse. Un homme de 100 kg dépensera toujours beaucoup plus d'énergie qu'un homme qui n'en pèse que la moitié. A partir des données scientifiques actuelles, il n'est pas possible de calculer de manière précise les dépenses énergétiques liées à ce type d'activité, aussi Patrick Ritz a constitué une base de donnée empirique en matière d'expédition polaire depuis 1992. Il a mis au point une technique pour mesurer les dépenses en énergie des expéditeurs polaires en situation réelle. Il a mesuré des variations impressionnantes d'énergie dépensée pour un même individu allant de 4000 à 11000 calories par jour au cours de la même expédition. A partir de sa base de donnée, il propose une valeur moyenne de 80 Calories par kg et par jour, pour une personne pour ce genre d'expédition. Un individu de 100 kg consommera en moyenne par jour : 8000 Calories dans ce genre d'activité soit deux fois plus qu'un individu de 50 kg

Deuxième objectif, l'équilibre des qualités. Nous irons plus rapidement sur ce deuxième aspect. La règle à suivre pour respecter la permanence de la composition corporelle en matière de macro nutriment est simple : 55% de glucides, 30 % de lipides et 15 % de protides.
Cette logique biologique va heurter les deux autres logiques : la logique de poids et de volume des aliments emmenés et la logique de l'appétit et du goût de chaque expéditeur. Ces deux autres logiques quant à elle sont initiées par les savoir-faire des expéditeurs. Si on respecte l'équilibre des quantités et des qualités, on va avoir du mal à rester en matière de poids à 1kg par personne et par jour qui reste la référence en expédition polaire comme nous allons le voir. Si on respecte l'équilibre des quantités et des qualités, sommes-nous certain que nous allons réussir à manger les quantités que nous devrions manger ?

2.2. La logique de poids et de volume

Cette composante renvoie à l'expérience des praticiens (Lièvre, 2001). Tout d'abord, une logique de poids. Une expédition de ce type est toujours une course contre le poids. Chaque gramme compte. Nous avons rappelé la part importante que prend la nourriture parmi l'ensemble du matériel emporté : entre 30 et 60 %. Si le poids est supérieur à 40 kg, il n'y a plus de plaisir de ski, et si le poids est supérieur à son propre poids : l'exercice devient en quelque sorte " physique ". Il y a une convergence des pratiques vers le ratio d'un kilo de nourriture par personne et par jour. Pour certains praticiens (Mouraret, 2001), le ratio est de l'ordre de 0,8, pour d'autres (Muller,2001) il est de 1, pour d'autres encore (Cayrol, op.cit.) il est de 1,2. Cette variation du ratio tient aux différentes finalités poursuivies par les expéditeurs. Nous avons pu mettre en exergue trois type d'intentionnalité qui façonne d'un point de vue organisationnel les expéditions : le plaisir du ski, la découverte-l'exploration et l'exploit sportif (Lièvre, op.cit.). Si ma finalité est le plaisir du ski, il faut que je diminue le poids du matériel à emporter quitte à réduire la durée de l'expédition, à emprunter des itinéraires où il est possible de se ravitailler, mon ratio sera de l'ordre de 0,8. Si ma finalité est la découverte-l'exploration, je vais privilégier des itinéraires à l'écart de toute habitation et sur la longue durée : je ne vais pouvoir compter que sur mes propres provisions pour fonctionner, mon ratio sera de l'ordre de 1. Enfin troisième finalité, l'exploit sportif, je dois être vigilant à mon alimentation car j'ai besoin de développer un certain niveau de performance pour aboutir à mon objectif, mon ratio sera de l'ordre de 1, 2. Ce ratio est déjà un compromis entre une logique de poids et une logique nutritionniste. Le problème du volume reste secondaire grâce à la pulka dont il faudra simplement adapter la taille à la durée de l'expédition. Le problème peut se poser avec l'usage du sac à dos, on réduira alors la durée du raid ou on s'obligera à utiliser les refuges et les cabanes, les points de ravitaillement.
Cette logique de poids est incompatible avec la logique nutritionniste. Si l'on respecte l'équilibre des quantités et des qualités, le ratio de 1 ne tient pas. Si je prends comme base la valeur moyenne proposée par Patrick Ritz pour respecter le maintien de la composante corporelle soit 80 Calories/kg et que l'on l'applique à une personne de 75 kg. Sa ration quotidienne est donc de 6000 Calories. Si nous respectons l'équilibre des qualités : je dois intégrer dans ma ration quotidienne : 55 % de glucides, 30 % de lipides et 15 % de protides. Les glucides doivent apporter 3300 calories ce qui représentent : 825 g Les lipides doivent apporter 2000 calories ce qui représentent : 222 g Et enfin les protides doivent apporter : 1000 calories ce qui représentent : 250 g. Au total le poids des aliments pour une journée est de : 825gr + 222gr + 250gr = 1297gr auquel il faut ajouter le conditionnement soit 100gr : 1397 grammes. Sur vingt jours d'expédition, ce surplus par rapport au ratio d'un kilo représente : 7940gr ce qui est significatif quant chaque gramme est comptabilisé. Pour respecter le ratio d'un kilo pour 6000 Calories, il faut augmenter le niveau des lipides. Après avoir bricolé entre les lipides, les glucides et les protides, pour parvenir à une ration de 6000 Calories pour un kilo de nourriture par personne et par jour, la question secondaire reste : vais-je pouvoir les absorber ?


2.3. La logique de l'appétit et du goût

En ce domaine l'expérience des praticiens est incontournable. Des travaux scientifiques ont été réalisés sur l'appétit dans ce genre d'expédition, mais ils sont pour l'instant à un stade exploratoire. Si pour une personne de 75 kg, on respecte l'équilibre des quantités on va tabler sur 6000 Calories et pour respecter le ratio de 1kg par personne et par jour en matière alimentaire, on est obligé d'augmenter le pourcentage des lipides par rapport à l'ensemble des macronutriments ce qui est une distorsion à l'équilibre des qualités. Nous avons tenté ce genre de raisonnement pour l'expédition que nous avons conduit au Groenland en 1999. Nous avions donc augmenté la part de beurre et de margarine au quotidien, mais au bout de quelques jours nous avons du convenir que nous n'étions pas capables de manger ce surplus de lipides. La monotonie de l'alimentation, des aliments trop sucrés ou trop gras sont des freins à l'appétit et donc à notre possibilité de manger la ration visant à satisfaire la permanence de la structure corporelle. Le goût est une notion très subjective, c'est à dire intiment lié à chaque individu. La construction des menus doit intégrer le goût de chacun, c'est pourquoi il est préférable que les menus soient totalement individualisés. Dans ce type d'expédition, tous les repas sont préparés à l'avance dans des sachets plastiques. Il y a trois sachets par jour : un pour le petit déjeuner, un pour les vivres de courses qui seront absorbés régulièrement à toutes les pauses pendant la journée et un, enfin, pour le repas du soir. Dans ce genre de cuisine, il n'y a pas de cuisson. Les aliments sont en général déshydratés ou lyophilisés et ils sont mélangés à de l'eau bouillante pour être reconstitués.


Conclusion

La stratégie nutritionniste d'un individu pour une expédition polaire peut s'appuyer sur ce modèle d'aide à la conception. Il s'agit d'arbitrer entre trois logiques divergentes : la logique du maintien de la composition corporelle de l'expéditeur, la logique de poids et de volume des aliments emmenés, la logique de l'appétit et du goût de chaque expéditeur. La première logique s'appuie sur des bases scientifiques et empiriques, les deux autres s'appuient plutôt sur l'expérience personnelle des expéditeurs - les savoir-faire -. Ce modèle doit constituer une aide à l'élaboration d'une stratégie nutritionniste pour une personne désirant réaliser une expédition polaire. Ainsi, ce modèle constitue un savoir d'action en sciences de gestion. La rigueur de ce modèle tient dans sa capacité à expliciter sa construction et à sa capacité en matière de projection, c'est à dire la possibilité effective qu'il a d'aider à la construction des stratégies nutritionnistes pour un expéditeur.

Nous proposons de définir le savoir d'action en sciences de gestion comme une combinaison explicite d'un savoir-objet délibérément scientifique (sous l'angle science classique) et d'un savoir-sujet qui renvoie délibérément à l'activité expérientielle du sujet.


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