Depuis de nombreuses années, les directeurs d'école primaire
font état de leur malaise dans la profession réclamant de nouveaux
moyens en fonction de leurs nouvelles charges de travail. Pour essayer de comprendre
cette réalité, poser un regard sur le contexte institutionnel,
sur les conditions d'exercice ainsi que sur la manière dont un certain
nombre d'entre eux vivent au quotidien la pratique de leur fonction, s'est avéré
nécessaire. Ainsi, les textes officiels et des entretiens avec une soixantaine
de directeurs ont constitué le corpus dont l'analyse a permis de tirer
ces réflexions, rapportées ici sur le point précis de l'animation
d'équipe.
De quelle équipe parle-t-on ?
Parmi les missions confiées aux directeurs d'école primaire, celle
d'animer l'équipe pédagogique apparaît en son article 3
du décret qui définit ses fonctions : "Le directeur d'école
assure la coordination nécessaire entre les maîtres et anime l'équipe
pédagogique". Cette mission est précisée, d'autre
part, dans une série d'instructions officielles parues depuis 1990 où
le directeur apparaît comme personnage central. Animer l'équipe
signifie de principe l'existence d'équipes pédagogiques. L'organisation
de l'école en cycles ou en encore le développement de partenariats
(classes à parcours culturel
) engagent chacun à travailler
avec l'autre. Des mesures ont accompagné cette demande : la création
des conseils de cycle comme instance de réflexion de régulation,
en est une. Malgré cela, le travail d'équipe ne semble pas vivace
et est régulièrement mis en doute (MARTY 1997 , PAIR
).
Les propos des directeurs sur le projet d'école confirment cette suspicion
: le projet est vécu comme un pensum car il est encore souvent le fruit
de leur seul travail.
La raison principale de cette existence virtuelle semble reposer sur la constitution
même de l'équipe. Il existe un malentendu certain sur la genèse
de l'équipe. Les textes officiels instituent l'ensemble des maîtres
d'une même école ou de mêmes cycles (le cycle deux comporte
des maîtres de grande section de maternelle et les maîtres de CP
et CE1, donc souvent d'écoles différentes) comme équipe.
Celle-ci est première. Mais, la lecture attentive des psychosociologues
qui se sont intéressés aux phénomènes de groupes
montre qu'un groupe d'individus (ici, les maîtres nommés dans une
école) pour devenir une équipe doit répondre à un
certain nombre de critères. L'équipe ne précède
pas le groupe, elle en est l'émanation.
LAFON (1962) a défini l'équipe comme un ensemble de personnes
travaillant dans le même sens. Cette première définition,
guère suffisante pour être opérationnelle, a été
retravaillée par MUCCHIELLI (1996) qui propose de définir l'équipe
comme un "groupe primaire" (COOLEY ) incluant la dimension "action".
Ainsi, au-delà de la connaissance de tous par chacun, de la qualité
du lien interpersonnel, de l'engagement personnel, de la cohésion, de
l'intentionnalité commune vers un but collectif consenti et désiré,
de l'acceptation des contraintes et du respect de l'organisation -c'est-à-dire
des caractéristiques censées fonder l'équipe (MUCHIELLI)-,
la synergie de tous ces éléments pour donner naissance à
une équipe ne peut être tangible que si le but que s'est assigné
le groupe est suivi d'actions efficientes. L'équipe n'existe que si sa
communauté s'attelle à une tâche. L'action, telle qu'elle
est définie par MUCCHIELLI, est l'action de l'équipe et exclus
donc la définition d'un travail de groupe ; le travail de groupe étant
déterminé par "une structure à l'intérieur
de laquelle se trouvent réunis des travailleurs de même profession,
et où chacun réalise de la même façon le même
travail" alors qu'un travail d'équipe est défini par "la
multidisciplinarité" (JACOBSON, MONELLO, 1970) . Dans ces conditions,
l'équipe dans l'école peut-elle exister ? Les maîtres du
premier degré sont recrutés sur la base de la polyvalence et non
de la disciplinarité. Cependant, avec le recrutement après la
licence, ce sont des maîtres avec des parcours divers qui entrent dans
le système et il s'agirait aujourd'hui d'en tirer toute la richesse.
Plus indiciblement, le travail en équipe semble voir le jour dans les
situations de partenariats avec l'extérieur où les compétences
recherchées sont celles que ne possèdent pas les membres de l'équipe
d'enseignants.
Pour comprendre la difficulté d'instituer une équipe, un autre
élément de définition est aussi à prendre en compte,
il s'agit des distinctions entre "groupes orientés vers le groupe"
et "groupes orientés vers la tâche" (ARGYRIS , BION ).
En effet, l'équipe telle qu'elle est définie répond à
une double contrainte : celle d'un groupe qui est autant centré sur lui-même
(les conditions de son fonctionnement, les relations internes) que sur la tâche
en opposition aux "groupes centrés sur le groupe" ou aux "groupes
centrés sur la tâche". Dans ces conditions, il s'agit de trouver
un point d'équilibre entre plusieurs positions possibles.
Fonder une équipe : les entraves
Les notions d'équipe et de travail en équipe rapportées
au contexte de l'école laissent entrevoir les difficultés de leur
existence. Le directeur au centre de ce processus doit faire face à des
écueils.
Le principal est que l'équipe n'existe pas en soi. Il doit mettre en
uvre les conditions de son existence, et ensuite celles pour qu'elle vive.
Travailler en équipe, c'est travailler sur la complémentarité,
cela implique pour le directeur de recenser les compétences spécifiques
de chacun de ses collègues pour que tous puissent trouver leur place
au sein de l'équipe.
A la base, les enseignants ne se choisissent pas et choisissent ce métier
plus pour son individualisme que pour son caractère collectif. Il lui
faudra créer le climat qui permettra des affinités, "des
relations interpersonnelles".
Il lui faudra créer le consensus autour d'objectifs communs (à
supposer déjà que tous les enseignants aient intégré
les buts assignés à l'école explicités dans la Loi
d'orientation de 1989 et autres textes officiels).
Il lui faudra aussi mettre en uvre les conditions mobilisatrices pour
que tous soient en condition d'atteindre les objectifs fixés.
Ce sera à lui aussi de trouver le point d'équilibre du groupe
pour que celui-ci fonctionne en équipe et ne soit ni trop centré
sur lui-même, ni trop centré sur la tâche.
Et peut-être aussi à lutter contre les habitudes institutionnelles,
comme les inspections individuelles. A ce jour, peu d'inspecteurs (IEN) pratiquent
les inspections d'équipe et par la même laissent planer le doute,
non pas sur l'existence des équipes mais sur leur bien-fondé 'idéologique'.
MARTY (1997) le souligne, le travail en équipe n'est pas encouragé
et elle voit dans cette réticence une volonté délibérée.
Elle se demande si face à une équipe soudée, l'IEN n'aurait
pas moins de poids que face à des individus isolés. L'équipe
serait vécue comme un danger pour l'inspecteur.
Qui mène l'équipe et comment ?
Tous les travaux menés sur le travail en équipe renvoient à
son organisation et à la place particulière de ses membres. La
nature de la tâche induit un type d'organisation de l'équipe (FAUCHEUX,
MOSCOVICI, 1960 ). Il y a une relation univoque entre la nature de la tâche
et la structure. Un travail commun synchronisé selon des règles,
engendrant et nécessitant une communication entre tous les membres aboutira
à une structure centralisée réclamant à sa tête
un leader. Des tâches originales produites par ses divers membres, allant
dans des directions différentes et dont la mise en commun sera le point
final aboutiront plutôt à une structure non-centralisées
(MUCCHIELLI). L'équipe d'une école s'inscrit dans le schéma
d'une structure centralisée en ce qu'elle répond à des
critères précis et des attentes spécifiques qui au départ
n'émanent pas d'elle. Pour fonctionner l'équipe a donc besoin
d'un leader, d'un chef, quel que soit le nom qu'on lui donne d'une personne
qui représente l'unité du groupe, le symbolise et régule
son action : "le besoin de chef apparaît dès qu'il y a conscience
d'une action commune. Il symbolise l'existence du groupe. Il permet au groupe
d'exister. Son rôle n'est pas discuté" (HUGONNIER). De fait
pour fonctionner, elle ne peut souffrir le bicéphalisme. C'est une figure
charismatique émanant du groupe qui tient ce rôle : "celui
qui sera reconnu comme tel par les membres du groupe" (JARDILLIER, 1971)
. Nouvel écueil à surmonter en ce qui concerne l'équipe
pédagogique, elle ne choisit pas son représentant, l'institution
le nomme. Cela suppose que le directeur devra être assez habile pour qu'au-delà
de sa fonction et grâce à son action, il soit reconnu comme le
leader incontesté de l'équipe. Cela signifie que son autorité
sera reconnue en rapport à sa manière d'habiter son rôle
et non pas à cause de son statut.
Mais qu'attend-on d'un chef d'équipe ? Pour HUGONNIER le chef est celui
qui "représente le groupe à l'intérieur et à
l'extérieur ; il est le gardien des objectifs, assure la convergence
des efforts, assume les risques, lève les obstacles, organise, fait régner
l'ordre et les règles qui assurent la vie du groupe, tranches les différents
qui peuvent surgir". Il évacue l'idée de sanction vis-à-vis
des équipiers (MUCCHIELLI) et la remplace par un pouvoir de décision
permettant de trancher quand un différent surgit. Pour lui, le pouvoir
de sanction n'a pas de sens. Si les membres du groupe adhèrent à
l'esprit de l'équipe, le repérage et l'analyse des erreurs (la
régulation) sont le moyen de les réparer. Ce point semble fondamental
car il révèle l'état d'esprit sur lequel se fonde l'équipe
et sur ce qu'on autorise ou non à son représentant. C'est le signe
aussi que c'est l'équipe elle-même qui a défini son mode
de fonctionnement en dehors de toute autre instance. Cela s'inscrit dans l'idée
d'une structure liée aux objectifs. Concrètement, il s'agit de
variations pratiques qui sont générées suivant le type
de situation.
Pour préciser cette définition de chef d'équipe, MUCCHIELLI
a exposé une série de tâches qui lui incombent et de toute
évidence les missions exposées par le texte sur la fonction de
directeur d'école n'en sont pas éloignées. On y retrouve
l'aspect représentation : "il préside le conseil des maîtres
et le conseil d'école
il représente l'institution
est
l'interlocuteur des autorités locales
il prend part aux actions
destinées à assurer la continuité de la formation des élèves
entre l'école maternelle et l'école élémentaire
et entre l'école et le collège" ; l'aspect convergence et
coordination : "il assume la coordination nécessaire entre les maîtres'
; l'aspect organisateur : 'il répartit les moyens d'enseignement
il arrête le service des instituteurs, fixe les modalités d'utilisation
des locaux scolaires
il organise le travail des personnels communaux
il organise les élections des délégués des parents
d'élèves" ; l'aspect facilitateur : "il aide au bon
déroulement des enseignements" ; l'aspect mobilisateur : "en
suscitant au sein de l'équipe pédagogique toutes initiatives destinées
à améliorer l'efficacité de l'enseignement" ; l'aspect
régulateur et d'autorité : "il prend toute disposition utile
pour que l'école assure sa fonction de service public
il aide au
bon déroulement
dans le cadre de la réglementation"
; l'aspect communicateur : "il veille à la diffusion auprès
des maîtres de l'école des instructions et programmes officiels".
Hormis le pouvoir de sanction qui relève institutionnellement de l'IEN,
voilà en d'autres termes les missions définies d'un chef d'équipe.
Le directeur n'usurperait pas ce titre s'il le revendiquait. A cela, il faut
ajouter une autre mission déjà évoquée, indispensable,
et qui n'apparaît pas dans le texte, c'est fédérer le groupe
d'individus réunis institutionnellement pour que celui-ci devienne une
équipe. Ce n'est pas la moindre des missions pour les raisons déjà
entrevues (indépendance du corps enseignant, culture individualiste
).
Pourquoi pas "chef d'équipe" ?
Grâce aux missions qui lui sont confiées par l'institution, tout
est fait pour que le directeur soit un chef d'équipe. Cependant, ce terme
n'est jamais employé, et on comprend pourquoi. L'idée de chef,
renvoie premièrement plus au monde de l'entreprise qu'à celui
de l'éducation. Il est rejeté par une grande majorité des
enseignants. En second, et en lien avec le point précédent, le
terme chef renvoie souvent à une notion d'autorité institutionnelle
et de hiérarchie (ce qui n'a aucun fondement quand il s'agit d'être
chef d'équipe dans les conditions de constitution classique d'une équipe
; mais nous l'avons aussi démontré, l'équipe pédagogique
n'est pas une équipe classique). Or, à l'école, si chef
il y a, c'est l'inspecteur de la circonscription qui joue ce rôle. Les
directeurs ne le contestent pas : "l'inspecteur, c'est notre chef".
Il est -et est reconnu- comme le supérieur hiérarchique : "le
chef d'établissement de l'école élémentaire, c'est
l'inspecteur". On comprend les réticences à utiliser ce terme
pour le directeur du fait même de la répartition des rôles.
On comprend aussi la difficulté à exister en tant que chef d'équipe
pour le directeur. Tout est fait pour que ce rôle soit rendu flou. Il
dirige l'école, mais n'est pas chef d'établissement. Il anime
une équipe mais l'équipe est à fonder. Et grande subtilité
lexicale, il anime cette équipe pédagogique mais ne la dirige
pas. Malgré cela, comme nous l'avons vu, le directeur a toutes les missions
d'un chef d'équipe ! Quand il est fait mention du directeur, c'est en
tant que responsable de l'école, représentant de l'équipe
et garant de l'application des instructions données. La direction d'école
en France est en ce sens une entité particulière. Poste singulier
où tour à tour, les missions de natures différentes qui
vous sont confiées vous obligent à changer de rôle sans
changer de fonction.
Une formation en devenir
Pour conclure, un autre élément rend difficile ce changement de
posture : la question de la formation. La formation initiale des directeurs
reste à ce jour beaucoup plus centrée sur des questions administratives
que sur l'apprentissage de techniques de management. C'est donc au directeur
d'inventer les moyens de son action, de rechercher les outils ou les personnes
ressources qui lui permettront d'assurer au mieux ces nouvelles missions. Il
s'agit d'actualiser sa posture en fonction des textes législatifs ; la
pratique semble précéder la formation. A ce jeu, ceux qui par
leur investissement syndical, politique ou associatif se sont fourbis des armes
semblent les mieux à mêmes à remplir leur nouveau rôle.
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