La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Dispositifs et instrumentalisation des apprentissages. Quels bénéfices et quelles limites ?


Titre : L'agir, entre "géré" et "vécu", sur une liste de discussion professionnelle d'enseignants
Auteurs : Jacques AUDRAN : Maître de Conférences CUFEF-SERFA, Université de Haute-Alsace

Texte :
La recherche présentée ici s'appuie sur l'analyse de fils de discussion (de threads dans le langage des réseaux) sélectionnés autour d'un thème au sein de messages capturés sur Internet sur la liste « listecolfr » entre avril et décembre 2001. La liste « listecolfr » est une des listes du sites www.cartables.net proposée aux enseignants francophones de l'école primaire parmi d'autres listes comme « direcole » (liste de discussion propre aux directeurs d'écoles) ou « sambar-fr » (liste spécialisée sur les partages de connexions effectués à l'aide de ce logiciel). Cette liste assez généraliste est assez connue dans les écoles et les IUFM. Le site www.cartables.net, qui a acquis une reconnaissance certaine dans les salles des maîtres, y est sans doute pour beaucoup. Le Centre National de Documentation Pédagogique la répertorie dans sa banque de données « éducasource ». Les messages concernent prioritairement la demande ou la délivrance d'informations (un peu plus des deux tiers des messages relevés en 2001). Les propos portent en général sur la pratique scolaire au quotidien, mais il n'est pas rare de voir ci et là des sujets de la vie quotidienne.
  
Parmi les différentes façons par lesquelles les enseignants s'approprient Internet (Audran, 2002a), l'abonnement à des listes de discussion disciplinaires (Drot-Delange, 2001), thématiques, ou témoignant de pratiques professionnelles partagées (Wenger, 1998), devient de plus en plus fréquent. Pour le chercheur, ces listes ont pour avantage d'être facilement observables et on peut postuler, sans pour autant confondre ce qui relève des pratiques procédurales avec les éléments déclaratifs, que ces formes discursives présentent quelque relation avec les pratiques sociales communicationnelles des acteurs dans la mesure où on assimile ces interventions à des actes de langage. Plus spécifiquement, les listes de discussion constituent des espaces discursifs, des zones de coopération communicationnelles, qui permettent de distinguer au sein des contributions d'une minorité de membres, des phénomènes d'identification qu'il est parfois délicat d'observer sous l'angle de la construction individuelle ou de l'analyse systémique d'organisation. Ce qui apparaît donc essentiel dans l'observation des pratiques discursives sur ces listes tient d'abord aux actes de communication des membres qui, dans cette mise en mots, racontent partiellement ce qu'ils font, mais aussi les raisons qui les ont poussés à faire ce qu'ils font (Audran et Mahlaoui, 2002). Il semble que les communautés en ligne soient, en quelque sorte, des dispositifs sémio-pragmatiques (Peraya, 1999) qui créent des situations propices à des pratiques communicationnelles particulières qui permettent tout à la fois d'observer et de favoriser l'extension et la consolidation de systèmes symboliques de partage de significations.

  Le fonctionnement de la liste de discussion en question rappelle fortement celui décrit par Wenger (1998) dans ce qu'il nomme « community of pratice », entité virtuelle où se négocient et s'échangent les significations entre les participants. En conséquence, cet espace est un « lieu » où des rôles se forment (Audran, 2002b) par immersion dans un univers discursif polyphonique. Dans une situation courante de formation, les systèmes symboliques que les personnes construisent pour établir des significations partagées apparaissent presque toujours comme préexistants à ces situations et, d'une certaine manière, sont tellement prégnants qu'ils passent quasiment inaperçus. Dans les discussions sur Internet au contraire, ces phénomènes se racontent en quelque sorte d'eux-mêmes. Il semble possible d'en distinguer deux aspects : d'une part, à travers la diversité des orientations thématiques des listes elles-mêmes, des appartenances, des pratiques, des valeurs partagées, et d'autre part, en leur sein, l'élaboration progressive de systèmes symboliques signifiants qui caractérisent une acquisition culturelle (Bruner, 1997, pp. 26-27) en perpétuelle évolution. D'une façon proche, Wenger (1998, pp. 23-24) note l'importance du double aspect participation-réification dans le processus de construction identitaire qui résulte de la négociation des significations au cours de l'action des communautés de pratiques.
  
A travers les signes que véhiculent les messages, on peut distinguer des formes d'usages qui toutes participent d'une construction culturelle, mais sur des registres différents occupant des fonctions socio-discursives diverses. La distinction classique opérée par Peirce (1903/1978, p.140) entre indice, icône et symbole permet notamment de distinguer trois modalités différentes qui apparaissent dans l'usage des listes. La première pratique des listes consiste à se servir de ce moyen comme vecteur d'information propice à la collection d'indices. Ces échanges permettent aux membres de recueillir ou de diffuser des « news » fondées sur l'hypothèse que cela pourra toujours servir au collectif. Une seconde pratique consiste à jouer un rôle dans une sorte de simulation-simulacre d'action. Enfin, la liste est, plus rarement le théâtre d'échanges vifs ou les acteurs, au-delà du personnage qu'ils jouent, défendent des valeurs inscrites dans des rapports symboliques. Il faut souligner que ces trois modalités s'actualisent dans une dépendance étroite avec la représentation que chaque membre communicant se fait du collectif destinataire. Les messages témoignent donc indirectement du système de représentations de l'émetteur, forcé d'« anticiper » son destinataire comme lecteur modèle, selon la stratégie textuelle soulignée par Eco (1979).  

La collecte d'indices

Sur la liste étudiée ici les contributions en forme d'échange conduisent à une sorte de réification de connaissances que les membres peuvent compiler et réorganiser grâce aux moyens informatiques et cette formalisation peut être elle-même à l'origine de pratiques de nouveaux partages. Face au déluge informationnel, la maîtrise des moyens logiciels permettant de trier, de filtrer et donc de tirer parti de ces informations est fondamentale. L'habileté de l'émetteur à disposer ses indices, à choisir des mots-clés, sera également déterminante. La relation établie sera ainsi de l'ordre de la propriété du groupe dans la mesure où chaque membre pourra formaliser, faire appel et retrouver telle information, telle ressource ou telle adresse ou pointeur sans trop de difficulté. Cette forme est ainsi la plus fréquente sans doute parce qu'elle est aussi la plus normalisée dans sa forme et la plus simple à mettre en oeuvre. Les signes indiciels sont ici réputés objectifs, et leur appropriation tiendra surtout au respect des règles et des lois établies par la communauté de manière implicite ou explicite. Le système de base sur lequel se fonde l'existence et l'identité de la communauté est donc ici un système gestionnaire pouvant faire appel à des formes cybernétiques d'aide apportée par les logiciels de messagerie. Les liens qui importent sont ceux qu'il est possible de faire entre les messages, les notions et informations traitées selon la structure informatique du message (auteur/objet/date/texte du message/indicateurs de suivi/attributs cachés etc.). Ici l'important est de gérer une forme indicielle des signes pour laquelle les aspects rhétoriques sont de première importance.

La représentation iconique

Il apparaît néanmoins que les systèmes de signification des communautés s'appuient également, d'un point de vue culturel, sur la représentativité de certains de leurs membres. Dans chaque groupe, on peut ainsi identifier des spécialistes de telle ou telle question, des personnages prompts à répondre aux sollicitations ou à les devancer, des auditeurs attentifs, des questionneurs ou des discutants. Il existe également une majorité de membres silencieux, donc « invisibles », mais peut-être attentifs. La liste est ainsi une sorte de scène micro-théâtrale où interviennent des acteurs dans des rôles assez divers (qui dans quelques cas extrêmes endossent même discrètement plusieurs identités et pseudonymes) et qui a sans doute son public privilégié.

Dans les signes, ce sont donc des rapports iconiques à la liste qui se dessinent, rapports dans lesquels les membres peuvent représenter un courant d'opinion ou de pensée, défendre des valeurs, mais aussi servir la communauté en endossant un rôle institutionnalisant qui donne forme à l'esprit du collectif. Le passage de l'individuel au collectif s'amorce ainsi dans un système de représentations qui témoigne des conceptions des membres. L'évolution de ces conceptions (Charlier, 1998) donne ainsi une épaisseur historique aux règles négociées, à la pensée du groupe qui, à bien des égards, se met à exister dans un « genre de pratique » au-delà des actions de ses membres.

Relations symboliques et registres quasi-affectifs

Mais ces règles, qui définissent le genre, n'existent que par la manière dont chaque membre les vit. Les protestations véhémentes, les polémiques enflammées, les désabonnements brutaux, rappellent que le groupe n'existe que parce que certains adhérent à des valeurs et d'autres les abandonnent au fil de leur évolution (Audran, 2001, p. 299). Ceux qui déclarent « je ne me reconnais plus dans les propos tenus » rappellent que le groupe ne peut exister comme tel que dans la mesure où ses membres sont pris dans une relation symbolique qui ne les laisse pas indifférents. Même si l'abonnement à une liste peut se caractériser au départ par une certaine forme de détachement fonctionnel, la consultation régulière des messages, leur prise en compte dans l'action et la mutualisation des contributions demandent une forme d'engagement dans l'activité.

  Une culture de groupe se développe au-delà de la règle des relations qui relèvent de registres d'identification puissants qui ne sont pas sans rapport avec la dimension socio-historique de la liste. Ainsi l'évolution de l'identité dépend-elle de la « régulation de l'affect » nous rappelle Bruner (1997, p. 69). Les histoires emblématiques de la liste, les choix discutés et les règles qui en sont nées sont tous des éléments qui font que le groupe existe dans les esprits entre public et privé comme entité communautaire, virtuelle mais distincte, narrée et réelle, à la fois étrangère et familière.
  
Conclusion : Un bricolage entre « gestion » et « vécu » ?

Ce triple étagement des usages contredit la croyance en une communication linéaire idéale dépourvue de tensions. Les processus en œuvre, au sein d'une communauté en ligne, même lorsqu'on les considère comme constituants d'une culture de groupe, semblent générer un certain nombre d'oppositions et de contradictions dans les pratiques telles qu'elles apparaissent à l'analyse. La liste relève donc moins d'un « jeu de masques », comme cela aurait pu être le cas dans un lieu virtuel propice aux jeux de rôles, que d'un dispositif où chaque membre met au centre de son discours un point qui lui semble d'importance, et du même coup met en scène la présence ou l'absence de ses savoirs et savoir-faire un peu à la manière du bricoleur de Lévi-Strauss « sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi » (1962, p. 37). La liste est donc aussi un lieu de compromis et de tâtonnement où semblent se construire des pratiques encore assez expérimentales qui constituent un jeu associant la gestion d'une mémoire collective professionnelle et des implications plus fortes, bien qu'atténuées par les aspects virtuels mais vécus, de la narration et du discours sur les réseaux.

Les listes semblent autoriser des formes de pratiques discursives qui, si elles permettent le développement de systèmes symboliques culturels, ne vont pas sans une polyphonie interne qui n'est pas nécessairement génératrice d'harmonie. Du même coup, le caractère polyphonique peut entraîner des formes d'évolution et d'extension ou de dérèglement de ces systèmes, régies par des tensions internes. La liste ne peut être vue alors comme une simple compilation d'informations relevant d'un traitement logique, mais constitue un ensemble hétérogène de données mêlant informations et régulations symboliques de ces informations qui, au-delà de leur formalisation, semblent prises dans des réseaux quasi-vivants générateurs de significations culturelles. Même si ces propos relèvent d'une construction quasi-fictionnelle, ils témoignent au fond de l'évolution identitaire des membres sous l'influence du système de significations ainsi construit dans l'espace dialectique qui abrite l'agir discursif entre « géré » et « vécu ».
Bibliographie

Audran, J. (2001). Influences réciproques relatives à l'usage des NTIC par les acteurs de l'école. Le cas des sites Web des écoles primaires françaises. Thèse pour le Doctorat, Département des Sciences de l'éducation, Université de Provence Aix-Marseille I.
Audran J. (2002 a). « Comment les enseignants s'approprient Internet ». Le café pédagogique. Article du Café n°16. (<http://www.cafepedagogique.net>).
Audran J. (2002b). « La liste de diffusion, un instrument de formation professionnelle ? ». Recherche et formation n°39. Paris : INRP
Audran, J. et Mahlaoui, S. (2002). Mettre en mots sa pratique, de l'analyse de l'activité à l'identification des compétences. Actes du colloque Formations initiales et continues au regard des recherches et de la philosophie de l'éducation. Pau : AFIRSE.
Bruner, J. (1997). Car la culture donne la forme à l'esprit. Paris : Eshel.
Charlier, B. (1998). Apprendre et changer sa pratique d'enseignement. Expériences d'enseignants. Bruxelles : De Boeck Université.
  Drot-Delange B. (2001). Outils de communication électronique et disciplines scolaires : quelle(s) rationalité(s) d'usage ? Thèse pour le doctorat, ENS de Cachan.
Eco U. (1979/1985). Lector in fabula, le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris : Grasset.
  Lévi-Strauss, C. (1962). La pensée sauvage. Paris : Plon.
Peirce, C.S (1903/1978).  Nomenclature and Divisions of Triadic Relations, as far as they are determined ». Écrits sur le signe. Paris : Seuil.
Peraya, D. (1999). Vers les campus virtuels. Principes et fondements techno-sémio-pragmatiques des dispositifs de formation virtuels. In Jacquinot G. et Montoyer L. (Eds.). Le dispositif entre usage et concept. Hermès n°25. Paris : CNRS, pp.153-168.
Wenger, E. (1998). Communities of practice. Learning, meaning and identity. Cambridge, UK: Cambridge University Press.


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