La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Dispositifs d'action et d'évaluation : des problèmes de gouvernance ?


Titre : L'HEGEMONIE D'UN MODELE D'ACTION : LE RECOURS A LA DEMARCHE DE PROJET DANS LES ACTIONS DEVELOPPEMENT ET DANS LA FORMATION DES PROFESSIONNELS DE L'ANIMATION ET DU DEVELOPPEMENT SOCIAL
Auteurs : ODIN COULON Annette

Texte :
Au moment où de nombreux groupes réfléchissent sur les compétences à développer chez les professionnels de l'animation et du développement social, notre propos s'efforcera d'interroger la modélisation de l'action qui s'est imposée dans les pratiques d'animation de développement et corrélativement dans les formations des personnels d'encadrement par le biais du recours à la démarche de projet.

L'hégémonie du projet

Notre réflexion part du constat banal de la difficulté d'identifier des compétences nécessaires pour intervenir dans un secteur professionnel aux facettes multiples. Qu'y a-il de commun entre les professionnels responsables de la coordination d'un contrat éducatif local, de la gestion d'une base de loisirs, de la direction d'un centre social, du pilotage d'un contrat ville, de l'animation d'un projet de développement en milieu rural ?
Face à la diversité de ces secteurs d'activité, s'est développée l'hypothèse que les personnels d'encadrement, de ces différents champs d'intervention, avaient en commun une compétence transversale : celle du " management de projets ".
Un consensus s'est insensiblement imposé sur le modèle d'action à développer sur le terrain. La démarche de projet remplit massivement ce rôle dans les années 80, jusqu'à devenir le passage obligé de toutes les formations ; de sorte qu'aujourd'hui, quelque soit le niveau de qualification, il n'est plus de formation qui ne comporte son module de méthodologie de projet ; employeurs, professionnels et formateurs semblent communier dans la nécessité de former les cadres de l'animation et du développement à la méthode de projet.

Le DE DPAD (diplôme de niveau II de Directeurs de Projet d'Animation et de Développement) n'échappe pas à la règle. Une lecture attentive du référentiel de formation permet de montrer que l'ensemble des compétences énoncées renvoie à une conception particulière de l'action, à une école stratégique parmi d'autres. Nous nous efforcerons de montrer à partir de notre expérience de mise en œuvre de ce diplôme comment les modalités de l'alternance de leur côté et les procédures d'évaluation des diplômes, accentuent encore cette orientation avec la réalisation d'un projet en situation professionnelle.

Mais avant d'interroger l'unanimité qui a conduit à faire de la référence au projet un dogme, encore faut-il comprendre cette évolution, et se rappeler le tournant décisif qu'a représenté le recours à la démarche de projet. Jusqu'aux années 70 en effet, l'action sociale, assez dévaluée, se résumait à la planification et à l'administration de mesures élaborées de manière centralisée, et dont les professionnels étaient globalement les exécutants. Les paradigmes déterministes dominaient les sciences sociales, avec la prégnance de conceptions plaçant le changement social sous la coupe de déterminants économiques et historiques inaccessibles à l'action sociale. La seule perspective laissée aux professionnels du travail social était alors d'ériger une résignation professionnelle au statut de lucidité politique.

Le tournant des années 70, qui est aussi celui de la fin de la croissance économique, voit l'émergence des politiques territoriales et, dans un autre domaine, des sociologies de l'action. Crozier et l'analyse stratégique en particulier, contribuent à faire passer les travailleurs sociaux du statut d'agent à celui d'acteur. La reconnaissance de " zones d'incertitude " et d'espaces d'indétermination dans l'action, l'identification de contraintes et de ressources locales, l'utilisation de méthodes plus rigoureuses de programmation pilotées par la définition d'objectifs, enfin une régulation de l'action par l'évaluation des écarts, autant de principes qui donnent alors une légitimité nouvelle aux démarches de projet. De leur côté, les financeurs adoptent le mode de financement par projet et contribuent à diffuser (avec des variations sensibles) le modèle stratégique du changement social.

Les postulats d'un modèle trop prégnant

Il semble temps aujourd'hui de revenir sur un modèle d'action qu'on a cessé d'interroger depuis belle lurette dans le travail social, et qui repose comme tout modèle sur des postulats, que les travaux ultérieurs de Mintzberg en particulier, mais aussi les recherches de J-M Barbier, L. Quéré, sur l'analyse de l'action, et de Michel Récopé sur l'apprentissage, nous permettent de mieux discerner.

Certes, la démarche de projet, en intégrant les apports de la sociologie des organisations de Crozier, a introduit une part essentielle de négociation dans l'élaboration des objectifs de l'action. De la conception de l'action, élaborée à partir d'un diagnostic, on a évolué vers une prise en compte des jeux d'acteurs. La négociation entre les points de vue, la prise en compte des intérêts et des enjeux de pouvoir, la reconnaissance des identités et des cultures, sont devenues dans nombre de pratiques des éléments essentiels de la définition stratégique. Dans cette perspective gérer ne signifie pas seulement concevoir des stratégies en amont de l'action, mais reconnaître les dynamiques pouvant contribuer à sa définition. Sur le terrain les modalités d'action s'avèrent souvent moins glorieuses : à l'arrivée d'une nouvelle caste d'experts qui tendent à confisquer la démarche s'ajoutent les pratiques presque manipulatrices qui confondent volontiers négociation et marchandage, stratégie et stratagème. Pourtant certains ont tenté d'infléchir la démarche de projet vers une perspective participative avec la volonté d'associer institutionnels, professionnels et publics à l'élaboration du projet avec l'intention de faire de la conception de la stratégie un processus collectif.

Si les effets de ces différentes variantes de l'école du projet sont à analyser cas par cas, on peut cependant relever qu'elles présentent un certain nombre de points communs. D'abord la phase de pensée est préalable à celle de mise en œuvre : pour commencer à agir, il faut avoir une représentation préalable et claire d'un état futur possible et souhaitable. La formulation de cette vision, déclinée en buts et objectifs, devient le guide d'une mise en action qui n'est plus ensuite qu'une question de mobilisation des moyens humains et matériels. Cette approche suppose que la situation soit relativement prévisible et stable, et le scénario devient un outil essentiel de l'arsenal du stratège. Ensuite la définition et la déclinaison des objectifs assurent la possibilité et la fiabilité d'une régulation par contrôle et réduction des écarts entre les résultats obtenus et les objectifs formulés. C'est ainsi que le respect de la procédure structure et garantit la pertinence et la qualité de l'action. Enfin et par voie de conséquence les " outils " prennent une importance démesurée : foisonnement de guides méthodologiques, de tableaux de bords, de fiches d'action, de grilles de mesure d'impact… Les auteurs et les utilisateurs potentiels semblent grisés par cet appareillage, et les professionnels en formation séduits par une formalisation qui leur laisse espérer que le respect de la procédure vaut maîtrise de la réalité à transformer. Les professionnels du travail social ont ainsi appris dans leur formation à parler un jargon techniciste qui coupe du sens commun et esquive la rencontre, l'échange et la confrontation avec les destinataires du changement. En fait cette approche focalisée sur les procédures et sur la réalisation des objectifs s'avère sur le terrain inopérante pour redonner parole et vie à des groupes et pour recréer un tissu social.

La standardisation des méthodologies a contribué à rendre largement inopérante la participation des habitants. Même s'ils sont consultés par entretiens ou questionnaires, ils doivent s'inscrire dans une procédure qui prend peu en compte leur propre dynamisme : ils sont interrogés, rarement mobilisés. De plus, ces méthodologies renforcent souvent la coupure avec les agents intermédiaires, ceux qui sont au contact direct du public. Le développement des méthodes d'ingénierie sociale a ,en effet, contribué à creuser l'écart entre les personnels d'encadrement et les personnels de terrain. En même temps que les cadres, chefs de service éducatif, responsables d'équipement, chefs de projet ville renforçaient leur compétence stratégique, s'imposait l'idée qu'un processus d'action bien conçu, aux objectifs clairement formulés, ne nécessitait que des personnels susceptibles d'exécuter des tâches bien identifiées et contrôlables, comme dans le processus de taylorisation de la production industrielle. On a donc vu apparaître et se développer dans les quartiers et les établissements scolaires une catégorie d'OS de l'action sociale et du développement urbain : interchangeables, il leur suffit parfois d'être jeunes, au chômage et immigrés pour être reconnus aptes à exécuter des tâches variées de médiation, d'animation des groupes d'enfants et d'adolescents.

Dépasser le paradigme du projet

Il semble donc nécessaire de revenir sur un paradigme qui est devenu un dogme de l'action, de dépasser sa technicité rassurante pour penser ce qu'exige la dynamisation d'un territoire ou d'un quartier. La méthodologie de projet reste sans doute utile pour formaliser une conduite d'action, mais il faut cesser de la confondre avec une action de dynamisation d'une situation dans une perspective de transformation. Dans le secteur de l'animation et du développement social, seul un nombre limité de problèmes peut en effet être placé sous le contrôle direct de professionnels agissant comme des " pilotes " d'action, la plupart des problématiques de développement ne pouvant se réduire à une rationalisation de l'action. Même s'il n'est pas né dans l'entreprise, le projet s'y est développé et garde sa marque de fabrique, c'est là que sa rationalité a trouvé ses lettres de noblesse. On peut cependant douter de la pertinence de sa transposition dans le secteur du développement social, d'autant plus qu'on a oublié d'y observer que pendant que l'on s'ingéniait à y vulgariser et formaliser une méthode stratégique, l'entreprise de son côté s'efforçait de diversifier les approches, d'observer les stratégies émergeantes pour modéliser d'autres systèmes de conduite de l'action. Le travail de H. Mintzberg est significatif de cette diversification puisque l'auteur n'identifie pas moins de dix écoles différentes présentes dans les entreprises.

Nous nous bornerons à faire porter notre attention sur une seule d'entre elles. À l'opposé de " l'école cognitive " qui postule, comme dans les démarches de projet, que la conduite de l'action dépend de la représentation claire et préalable de sa visée, " l'école de l'apprentissage " insiste sur la capacité de l'action à faire émerger, par expérimentation et apprentissage, des objectifs ne pouvant être pensés avant que le processus d'action soit engagé. Dans cette perspective, le préalable d'une vision stratégique globale est bien retenu, mais les objectifs et le chemin à suivre ne sont plus déterminés à l'avance. Cette approche remet en cause l'articulation entre la pensée et l'action qui structure les démarches de projet ou peut les renouveler profondément. Elle déstabilise l'idée d'une conception préalable et centralisée de l'action. Le pôle unique de conception de la stratégie disparaît au profit de plusieurs pôles de gestation de dynamiques d'action pouvant contribuer au développement de l'orientation générale.

Le rôle du dirigeant ne consiste plus à concevoir l'action à l'avance mais à mettre en place la procédure, à mobiliser des groupes et des partenaires sur une grande orientation, à faire que la mise en action révèle des pôles de ressources. Conduire l'action revient alors à reconnaître et à favoriser des expérimentations, des essais, à faire circuler des savoirs, des expériences, afin de définir ou redéfinir des objectifs d'action. Il s'agit aussi d'accompagner par de l'échange, de la mise en parole, ce qui se fait au regard d'un grand axe de mobilisation. Evaluer n'est plus contrôler, gérer des écarts, mais être garant du sens de l'action.


Un modèle d'action relayé par les référentiels de formation : l'exemple du DE DPAD

Construit en 7 unités de compétences capitalisables, ce diplôme du Ministère de la Jeunesse et de Sports s'appuie sur un référentiel d'activités construit à partir d'emplois cibles. En fait, la déclinaison des compétences s'opère dans le cadre de conceptualisation d'un courant de pensée stratégique : que H. Mintzberg identifie autour de l'école du " positionnement ". C'est ainsi que la première unité s'intitule " être capable d'analyse diagnostique et de positionnement stratégique en vue de conduire des politiques d'animation et de développement ", la deuxième " être capable de concevoir, mettre en œuvre et évaluer des projets action ", la septième enfin : " situer dans leur contexte, comprendre des pratiques professionnelles pour concevoir, mettre en œuvre un projet d'animation et de développement, en rendre compte et en évaluer l'impact ".
Le référentiel de formation dessine ainsi une des modélisations possibles de l'action et une posture professionnelle. Séparant distinctement analyse et action, il situe le chef de projet dans une position de puissance, lui permettant de définir des scénarios, puis de piloter l'action. La mise en œuvre est ensuite affaire de calcul, prise en compte des logiques de pouvoir, mesure des écarts entre objectifs visés et réalisés, mesure d'impact. La démarche d'action est confondue avec une des démarches possibles, celle du projet. Les modalités de l'alternance de leur côté et les procédures d'évaluation accentuent encore cette orientation avec la réalisation d'un projet en situation professionnelle dont les étapes de réalisation doivent au mieux coïncider avec les exigences de la formation. S'impose donc l'idée qu'un projet a un début et une fin, sa pertinence tient à la rigueur méthodologique de la démarche. C'est bien l'apprentissage des procédures qui, de fait, prend le dessus.

Il y a bien sûr une part de simplification dans l'analyse trop rapide de cet exemple. Mais on veut attirer l'attention sur la confusion admise entre démarche de projet et dynamique de développement. L'existence de ce point aveugle empêche de faire porter le regard sur des stratégies émergentes et sur la nécessité de former les professionnels du développement social et de l'animation à des modes diversifiés d'intervention.

Ø Il faudrait ici pour appuyer mon propos avoir le temps d'analyser deux exemples de stratégies émergentes :
Ø 1) celle impulsée par Hibat Tabib à Pierrefitte et relatée dans " La Cité des Poètes ou comment créer une dynamique collective de lutte contre la violence " aux éditions le Temps des Cerises
Ø 2) celle conduite sur l'Ile de Santomé par José Hippolito dos Santos pour le B.I.T dans le cadre d'un programme de lutte contre la pauvreté


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