La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : Démocratie d'apprentissage et enseignement des valeurs : étude comparative sur les valeurs transmises dans trois écoles coopératives du Val-d'Oise
Auteurs : CELLIER Hervé

Texte :
De manière récurrente la transmission des valeurs par l'école est un sujet qui interroge les enseignants. Dans sa thèse de doctorat soutenue à l'université de Paris X Nanterre le 14 octobre 1997, Jacques LAGARRIGUE se demande si des valeurs humanistes circulent toujours au sein de l'école. L'analyse des discours produits par une quarantaine d'instituteurs est sans équivoque…on peut affirmer que des valeurs humanistes traversent toujours le champ scolaire et parmi elles le respect de la personne humaine, l'autonomie, l'égalité et la solidarité ( LAGARRIGUE, 2001, p. 182 ). Mais il s'agit de valeurs énoncées par des adultes.
Le travail qui suit propose d'identifier les valeurs exprimées et pratiquées pas des élèves dans des écoles dont les apprentissages reposent sur une pédagogie coopérative. L'arrière plan théorique est celui proposé par Shalom SCHWARTZ . Pour lui les valeurs répondent à la définition suivante. Ce sont des concepts ou des croyances qui se rapportent à des fins ou des comportements désirables. Elles transcendent des situations spécifiques et sont l'expression de motivations destinées à atteindre des objectifs particuliers comme la sécurité, l'accomplissement, l'autonomie…. Elles guident le choix et permettent l'évaluation de comportements envers des personnes ou des événements. Elles sont ordonnées selon leur importance relative en tant que principes qui guident la vie.
Les valeurs traduisent trois nécessités universelles :
satisfaire les besoins biologiques des individus,
permettre l'interaction sociale
assurer le bon fonctionnement et la survie des groupes.
L'auteur postule qu'elles forment un ensemble et correspondent à dix grands types de motivations : autonomie, stimulation, hédonisme, accomplissement, pouvoir, sécurité, conformisme, tradition, universalisme et bienveillance. Il définit 10 types de valeurs.

Types de valeurs
1- Le Pouvoir correspond à la recherche d'un statut social prestigieux ainsi qu'au contrôle et à la domination des personnes et des moyens ; les valeurs qui composent ce type sont l'autorité ( le droit de diriger ou de commander ), la richesse ( biens matériels, argent ), le pouvoir social ( avoir du pouvoir sur autrui, dominance ), la préservation de son image publique ( soucieux de ne pas perdre la face ) et la reconnaissance sociale ( respect, approbation émanant des autres ).
2- L'Accomplissement est caractérisé par la réussite personnelle, liée à une compétence en accord avec les normes sociales. Les valeurs qui composent ce type sont : l'ambition ( travaillant dur, volontaire ), l'orientation vers le succès ( objectif : réussir ), la compétence ( capable et efficace ), l'influence ( exercer un impact sur les gens et les événements ) et le respect de soi ( croyance en sa propre valeur ).
3- L'Hédonisme, c'est le besoin de plaisir et sa satisfaction. Les valeurs qui composent ce type sont le plaisir ( satisfaction des désirs ), l'amour de la vie ( aimant la nourriture, le sexe, les loisirs ), se faire plaisir ( faire des choses agréables ).
4- La Stimulation correspond au besoin de variété qui permet de maintenir un niveau optimum d'activité. Les valeurs qui composent ce type sont une vie excitante ( expériences stimulantes ), une vie variée ( remplie de défis, de nouveautés, de changements ) et l'audace ( cherchant l'aventure, le risque ).
5- La Centration sur soi pour laquelle le terme Autonomie est préféré dans l'étude de 1998 représente l'indépendance de pensée et d'action : choisir, créer, explorer. Les valeurs qui composent ce type sont la créativité ( originalité, imagination ), la liberté ( liberté de pensée et d'action ), choisissant ses propres buts ( sélectionnant ses propres objectifs ), la curiosité ( intéressé en toute chose, explorateur ) l'indépendance ( ne compter que sur soi, autosuffisant ) et le droit à une vie privée ( non exposée aux regards indiscrets ).
6- L'Universalisme est la compréhension, la tolérance et la protection du bien-être de tout le monde et de la nature. Les valeurs composant ce type sont l'égalité ( chances égales pour tous ), un monde en paix ( libéré des guerres et des conflits ), l'unité avec la nature ( adéquation à la nature ), la sagesse ( compréhension adulte de la vie ), un monde de beauté ( beauté de la nature et des arts ) la justice sociale ( corriger les injustices, secourir les faibles ), large d'esprit ( tolérant les croyances et les idées différentes ) et la protection de l'environnement ( préserver la nature ).
7- La Bienveillance est la préservation et l'amélioration du bien-être des personnes avec lesquelles on est en contact personnel. Les valeurs composant ce type sont secourable ( travaillant en vue du bien-être d'autrui ), la loyauté ( fidèle à ses amis, au groupe des proches ), l'indulgence ( désireux de pardonner aux autres ), l'honnêteté ( authentique, sincère ), la responsabilité ( sur qui l'on peut compter ), l'amitié vraie ( des amis proches et sur qui l'on peut compter ) et l'amour adulte ( intimité profonde, émotionnelle et spirituelle ).
8- La Tradition correspond au respect, à l'engagement et à l'acceptation des coutumes et des idées préconisées par la culture traditionnelle ou la religion. Les valeurs qui constituent ce type sont : le respect de la tradition ( préserver les coutumes consacrées par le temps ), l'humilité ( modeste, effacé ), religieux ( attaché aux croyances et à la foi religieuse ), acceptant sa part dans la vie ( se soumettre aux circonstances de la vie ) et la modération ( évitant les extrêmes dans les sentiments et les actions ).
9- Le Conformisme modère les actions, les tendances et les envies qui contrarient, blessent les autres ou transgressent les normes sociales. L'accent est mis ici sur le contrôle de soi dans les interactions de la vie quotidienne avec des proches. Les valeurs qui composent ce type sont : l'obéissance ( remplissant ses obligations, ayant le sens du devoir ), la politesse ( courtoisie, bonnes manières ), l'autodiscipline ( résistance aux tentations ), honorant ses parents et les anciens ( montrant du respect ).
10- La Sécurité est caractérisée par l'harmonie et la stabilité de la société, des relations et de soi. Le modèle postule l'existence de valeurs de sécurité individuelle et de groupe. Certaines valeurs de ce type servent essentiellement des intérêts individuels (comme le fait d'être en bonne santé) et d'autres des intérêts collectifs (comme la sécurité nationale), d'autres enfin se trouvent sur un prolongement entre l'individuel et le collectif. Les valeurs composant ce type sont : l'ordre social (stabilité de la société), la sécurité familiale (sécurité pour ceux que l'on aime), la sécurité nationale ( protection de mon pays contre ses ennemis ), la réciprocité des services rendus ( éviter d'être débiteur des autres ), la propreté ( net, soigné ) le sentiment de ne pas être isolé ( sentiment que les autres se soucient de moi ) et être en bonne santé ( ne pas être malade physiquement ou mentalement ).
11- Monique WALCH et Béatrice HAMMER, traductrices des travaux de SCHWARTZ proposent dans une enquête française de janvier 1998, l'insertion d'un onzième type, nommé Quête du Savoir. Il correspond, dans la tradition des Lumières et de la laïcité, à la recherche de la connaissance et de la rationalité; par hypothèse, il devrait se situer entre l'Universalisme ( puisqu'une telle recherche de la connaissance s'inscrit dans une logique universaliste ) et l'Autonomie ( puisque ce type va de pair avec une pensée indépendante ). Trois valeurs de base supplémentaires constituant ce type, ont donc été insérées dans la liste des valeurs de Schwartz : la recherche de la vérité ( faire la lumière sur les choses ), la connaissance ( essayer de comprendre le monde ) et la raison (trouver des explications rationnelles, logiques ). Ce type Quête du Savoir s'appuie sur deux dimensions, le Dépassement de Soi et le Changement.
La structure des types de valeurs est présentée au moyen d'un schéma circulaire. Les rapports de compatibilité et d'antagonisme entre valeurs sont définis ainsi: deux types adjacents sur le schéma correspondent à des valeurs compatibles, tandis que deux types diamétralement opposés correspondent à des valeurs antagonistes. La spécificité de ce modèle est de proposer une structure précise qui affine les deux grandes oppositions habituelles : la première opposant le Changement ( Openess to Change ) à la Continuité ( Conservation ), la seconde le Dépassement de Soi ( Self-Transcendance ) à l'Affirmation de Soi ( Self-Enhancement ). Comme l'indique le graphique, les correspondances des dix types avec les quatre dimensions sont les suivantes :
la dimension Dépassement de Soi comprend les types Universalisme et Bienveillance. La Continuité comporte les types Tradition, Conformisme et Sécurité. L'Affirmation de Soi inclut les types Pouvoir, Accomplissement et partiellement Hédonisme. Enfin, le Changement intègre les types Stimulation, Autonomie et partiellement Hédonisme.


Structure idéal-typique des valeurs selon Shalom H. Schwartz
Graphique d'après WALCH 1998

IV- VALIDITE DE LA THEORIE


La théorie de SCHWARTZ laisse ouvertes toutes les possibilités de comparaison, comme ce fut fait avec une étude sur la population finnoise en 1995 puis une autre en 1997. Mais c'est une recherche effectuée par SMITH et SCHWARTZ en 1997 dans 54 pays sur 44 000 individus enseignants ou étudiants qui a confirmé l'universalité des valeurs entraînant toutefois une modification de leur nombre: celui-ci sont passées de 56 à 43. Elles ont été jugées comme suffisamment équivalentes à travers les pays pour pouvoir servir d'indicateurs de types de valeurs dans des recherches interculturelles. La force théorique et empirique du modèle est incontestable mais il faut cependant définir les limites de ce travail. Si le modèle peut décrire l'individualisation des valeurs dans une perpective historique, en revanche il ne décrit pas la sécularisation, c'est-à-dire le fait que les valeurs ne sont plus aussi sacrées qu'avant et encore, que les gens adhèrent à leurs valeurs d'une manière plus relativiste.
La théorie définit les valeurs comme des buts individuels et psychologiques de nature très générale. On peut lui reprocher l'absence d'une dimension psychosociale des valeurs comme forme de représentation de soi, de positionnement symbolique ou encore comme l'expression d'une identité sociale. On peut effectivement poser ces critiques conceptuelles. La théorie dispose cependant d'un pouvoir explicatif certain.
Dans la recherche qui suit, ce sont les aspects suivants qui retiennent notre intérêt :
1- L'universalité des valeurs.
2- La construction théorique d'un modèle de types de valeurs qui permet des proximités en même temps que des oppositions.
3- Une méthode qui dispose d'un questionnaire adapté aux enfants, public principal de notre recherche.
4- Une procédure méthodologique où chaque répondant évalue la valeur comme principe directeur de sa vie sur une échelle.
5- La transversalité du questionnaire qui permet de s'adresser à des populations diverses et donc d'effectuer des comparaisons entre différentes populations ou différentes catégories de population.
Portraits et observations
L'ensemble des types de valeurs est traduit en portraits ou questionnaires qui constituent le mode de recueil de données principal. Béatrice HAMMER et Monique WALCH ont créé en 1999 une version simplifiée adaptée aux enfants à partir de 10 ans. Nous l'avons nous- même testée et adaptée. Le choix du public s'est porté sur une classe de CM2 par école coopérative. A celles-ci, au nombre de trois, s'est ajoutée une série de questionnaires destinés à des écoles non coopératives. Ces trois autres établissements composent des groupes témoins. Afin d'éviter le biais de l'origine socio culturelle des élèves, les écoles coopératives et non coopératives ont été choisie pour quatre d'entre elles en R.E.P. contre deux hors R.E.P.
Pour les écoles coopératives les répondants furent observés dans les cours de récréation afin de confirmer ou d'infirmer la mise en actes des valeurs. Ce furent 30 observations d'écoliers réalisées durant l'année scolaire 1999/2000.

Résultats des questionnaires
1- Le type de valeurs commun à tous les enfants est bienveillance. Quelques valeurs isolées sont, elles aussi, communes : sécurité familiale, ambitieux, curieux.
2- Le questionnaire de Schwartz permet de constater une cohérence entre les valeurs enseignées et celles exprimées par les enfants des écoles coopératives.
3- Les élèves des écoles coopératives s'approprient les valeurs de l'enseignement qui leur est dispensé; celles du type universalisme.
4- Mais les élèves des écoles coopératives se déterminent avec précision sur l'ensemble des valeurs.
5- Leurs choix sont plus éclairés que ceux des autres écoles. Ils sont aussi plus radicaux. Ils restent en phase avec les valeurs de la pédagogie coopérative pratiquée dans leur école.
6- Les valeurs de l'universalisme se retrouvent dans les trois écoles étudiées en REP et hors REP. Elles constituent une fonds commun de culture par delà la zone géographique d'implantation de l'école.
7- Les réponses des écoles coopératives montrent une volonté d'être en conformité avec les valeurs des établissements.
8- Les valeurs de l'hédonisme touchent toutes les écoles en REP alors que ce sont les valeurs de stimulation qui unissent les écoles hors REP.
9- Il y a une réelle rupture, accentuée en R.E.P., au regard des connaissances. Quelle que soit la pédagogie pratiquée, celles-ci sont liées aux modes de transmission. Ce qui est appris par la pratique en éducation civique ne dispose pas du même statut de connaissance que ce qui relève de l'enseignement traditionnel, y compris pour les enfants des écoles coopératives.
10- Il y a un rejet unanime des valeurs de pouvoir et particulièrement de la valeur autorité. Mais les élèves des écoles coopératives se retrouvent dans des valeurs de conformité. On peut donc penser que ce qui est rejeté par ces enfants est bien une forme d'autorité, un exercice du pouvoir extérieur à ce qu'ils connaissent dans leurs écoles.

Observations
Elles ont eu lieu durant les récréations du matin, de l'après-midi , en début et en fin de semaine. Elles furent étalées sur deux mois. Ce sont quelques extraits de situations qui sont décrites ici.
Ecole 1
Un groupe de filles installe sa danse au beau milieu d'un jeu de tirs au but. Les joueurs de foot des deux équipes déplacent leur jeu sans, pour autant, qu'il y ait des paroles échangées entre les deux groupes. Aucun arrêt de jeu, aucune négociation. Il a été fait, tout simplement, une place aux nouvelles arrivantes. Des enfants intégrés aux jeux, une volonté de trouver des terrains d'entente, des excuses en cas de maladresse comme ce garçon qui tire le ballon dans les jambes d'une fille. Il arrête de jouer, se déplace, va la voir, lui touche l'épaule, s'excuse. Chacun retourne à son activité ( OBSERVATION du 15/06/99 ).
Ecole 2
Un conflit est déclenché par C… à propos d'une zone de jeux ( OBSERVATION du 01/06/00 ). Celle-ci semble avoir été délimitée depuis longtemps et C…la remet en cause. Pour lui, elle n'est pas assez grande. Plusieurs enfants tentent de le convaincre. Les arguments invoqués sont de deux natures : l'usage et la décision du conseil. L'usage ; certains élèves rappellent qu'il en a toujours été ainsi de cette zone qui laisse à d'autres jeux une place suffisante. Des enfants rappellent que ce sujet a été tranché en conseil d'enfants, que ce n'est pas le lieu de revenir sur la décision votée par la majorité de la classe. C… s'obstine pourtant. C'est un élève issu d'une classe d'adaptation qui est prompt à se mettre en colère devant les arguments invoqués, il ne participe pas au jeu. Il reviendra sur le sujet lorsqu'il rejoindra le rang, prenant à parti l'un de ses amis. Le professeur interviendra pour lui demander de se calmer.

Ecole 3
Un jeu de billes se met en œuvre mobilisant trois élèves parmi les interviewés. Chacun à leur tour, ils vont être joueur et arbitre. L'autorité de l'arbitre ne sera, à aucun moment, contestée. A chaque fois l'arbitre du moment pose les règles. Elles différeront d'un jeu à l'autre. Il demandera parfois de rejouer des coups, de s'écarter, de se déplacer, les joueurs s'exécuteront. L'un des protagonistes M…acceptera d'être arbitre mais confronté à la tâche, il semble ne pas savoir comment s'y prendre. C'est D… et S… les deux autres joueurs qui le conseilleront tout en acceptant son autorité arbitre ( OBSERVATION du 23/05/00 ). Simultanément, ces deux élèves vont endosser plusieurs rôles : celui de conseil, celui de joueur. A chaque fois leurs attitudes resteront en cohérence avec le rôle joué. Ils n'utiliseront à aucun moment leur ascendant sur M… pour faire tourner le jeu à leur avantage.

Les données collectées montrent que les écoles coopératives transmettent des valeurs du type Universaliste. Les observations confirment celles obtenues par le questionnaire de SCHWARTZ. Certes il s'agit de constats ponctuels. Aucune certitude quant à leur pérennisation. Néanmoins les pratiques coopératives semblent bien révéler qu'il y a là une réelle éducation aux valeurs dont les effets sont observables à des moments de relative liberté. Les observations menées attestent de plusieurs démarches constitutives d'une sociabilité avérée. Des stratégies de résolution des conflits semblent intégrées et pratiquées par les élèves. Le développement d'arguments d'autorité reposent sur des décisions collectives prises en conseil. Ils fondent des médiations entre écoliers. Un groupe résiste à un belligérant particulièrement agressif sans pour autant l'exclure. La capacité d'être en position réflexive par rapport à une situation vécue et son corollaire l'aptitude à passer d'un rôle à l'autre, de se décentrer de l'intérêt individuel et de la situation.
Il y a là des compétences transversales d'une vie collective dont l'apprentissage s'inscrit dans la coopération des élèves avec leurs enseignants. Mais l'étude des projets d'école, les entretiens menés auprès des professeurs et des directeurs de ces trois établissements montrent que le dispositif repose sur des équipes actives. Le processus de coopération entre les adultes détermine conséquemment la coopération entre les élèves.


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