La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment analyser et comprendre, les situations pédagogiques et didactiques ?


Titre : Créer pour comprendre : l'exemple de l'écriture musicale est-il transposable ?
Auteurs : BOUGERET, Gérard, maître de conférences à l'université de Tours

Texte :
Introduction

Dans l'enseignement musical spécialisé - mais cela vaut plus généralement pour tout l'enseignement musical - la part des activités créatives reste des plus modestes. Quelle que soit l'institution à laquelle on songe, on est amené à constater que les parcours curriculaires se nourrissent essentiellement de la reproduction de modèles anciens ou d'archétypes à propos desquels on a depuis bien longtemps renoncé à juger de la pertinence. Observons cela d'un peu plus près en nous focalisant sur quelques exemples clefs.


I - Place de la créativité dans la formation des musiciens

Dans les conservatoires et écoles de musique, l'improvisation n'a que peu de place (le jazz et les musiques traditionnelles ne sont que peu représentées), et les trop rares classes d'écriture (harmonie, contrepoint, fugue) et de composition sont réservées à un petit nombre d'élèves ayant déjà fait montre de capacités techniques affirmées. L'analyse musicale est associée aux classes dites d'érudition, où, comme leur nom l'indique, la connaissance l'emporte sur la sensibilité et la créativité.

Dans la formation des professeurs de lycées et collèges, la part d'activités liées à la créativité est devenue très faible, alors que, situation paradoxale, l'on recommande aux futurs professeurs de solliciter la créativité de leurs élèves. Il semble que l'on s'oriente plus vers l'acquisition de techniques et la manipulation d'outils aidant à l'arrangement (grâce au standard MIDI des ordinateurs) qu'on ne favorise réellement l'invention (voir les nouveaux programmes du CAPES).

Curieusement, les intervenants en musique formés dans les CFMI (Centre de Formation des Musiciens Intervenants) et s'adressant à de jeunes enfants hors de toute formalisation prégnante de la grammaire musicale, élaborent avec ces derniers des projets où l'imagination des enfants, sollicitée par une thématique dont les conditions de l'émergence sont variables (projets de classes, situation particulière du groupe...) est - si l'on ose dire - mise en forme par l'intervenant : la créativité du groupe nourrit ce travail collectif. Peut-être l'absence de blocage psychologique lié à la non contrainte grammaticale explique-t-elle la pérennité de la formule ? Le maître mot est ici "FAIRE", alors que la grammaire est souvent interprétée de façon erronée comme outil du "NE PAS FAIRE". Nous allons abandonner cet exemple car notre présent objet se trouve ailleurs, mais notre remarque sur le sens de la grammaire peut rester à l'arrière-plan en permanence.

II - Grammaire et créativité

À l'exception du cas remarquable précédent et du jazz, dans presque toutes les situations de formation des musiciens et de formation de formateurs en musique, la créativité passe par les activités dites d'écriture. Malheureusement, les dites activités d'écriture (harmonie, contrepoint) ne touchent, comme nous l'avons déjà signalé, que peu des musiciens en formation et sont verrouillées par un standard grammatical dont on peut s'interroger sur la légitimité.

Le propre d'une grammaire est de décrire l'ordonnancement des combinaisons permettant la production de tous les énoncés d'une langue. Or, les règles de grammaire musicale rencontrées dans les divers traités ne permettent en aucun cas de décrire les musiques qui leur sont contemporaines et que l'histoire a validées comme éléments patrimoniaux. L'on pourrait simplement penser que les créateurs ont toujours été en avance sur les grammairiens, mais, en réalité, pour ce qui concerne la musique, le problème est beaucoup plus complexe et même insidieux.

Le langage tonal, qui fait référence à la musique composée entre 1670-1680 et 1910-1920 selon les lieux et les compositeurs, n'est en aucune façon formalisé de façon opérante quant à la réécriture par la plupart des traités d'harmonie tonale. Plus précisément, les traités décrivant essentiellement les structures du langage (Rameau, Schönberg), aussi rigoureux et puissants soient-ils du point de vue analytique, ne sont pas opérants en tant que vecteurs de réécriture. Schönberg déclare même clairement renoncer à la typologie traditionnelle des exercices. A l'opposé, les traités d'écriture normatifs (Reber, Koechlin, Gallon-Bitsch pour ce qui concerne les ouvrages français parmi les plus connus) semblent paralysés par la crainte de dire moins que le précédent, ce qui a progressivement conduit à une pure fiction dans laquelle la combinatoire grammaticale crée des réponses artificielles et interdit les solutions historiques des compositeurs. La musique que les dits traités d'harmonie normatifs permet d'écrire est bien tonale au sens de la hiérarchisation de l'emploi des accords (Deliège), mais en aucun cas les grammaires proposées ne permettent la réécriture de l'ensemble des énoncés. Elles en excluent clairement de larges pans idiomatiques. Quant aux conduites contrapuntiques engendrées par le contrepoint dit rigoureux, leur artifice n'a d'égal que leur indigence musicale au regard des pratiques historiques du contrepoint.
Ce problème dépasse notablement celui de la capacité à se promouvoir "locuteur génial" ! Je ne suis pas Balzac, mais la grammaire standard du français me permettrait, très hypothétiquement certes, mais me permettrait de l'être par la production d'énoncés grammaticalement corrects. Autrement dit, en dehors de la production géniale de sens, la grammaire standard du français me permet de lire et d'adhérer à la langue de Balzac. Au contraire, la grammaire musicale standard invalide ou semble invalider sans cesse les énoncés musicaux de Bach, Mozart, Haydn, Beethoven, Schumann, Brahms… et des autres ! Rétrospectivement, cette phrase n'a pas de sens : ce ne sont pas les énoncés des compositeurs cités qui n'ont pas de sens, mais la grammaire musicale standard qui se contente d'offrir des occurrences rédactionnelles tellement réduites qu'elle en perd sa légitimité et parfois sa prétention en tant que grammaire.

De façon formelle, on peut dire que l'intersection des règles de la grammaire musicale standard correspond à une pure fiction, à une langue jamais parlée.

III - Un autre choix

Dans nos Leçons d'écriture d'après la pratique des compositeurs (Bougeret, 1995, 1996, 1998), nous avons pris le parti de déjouer les pièges d'une intersection artificielle au profit des tournures réellement utilisées par les compositeurs : cela conduit progressivement à concentrer son attention et son oreille sur les structures du langage plutôt que sur la grammaire de surface. Toutes orientations confondues, la grammaire de surface n'a de sens que lorsqu'elle est établie sur une structure pertinente. Sous cette orientation, l'écriture musicale devient en même temps plus ouverte en ce sens qu'elle ne se contente plus d'autoriser des tournures figées, mais un précieux outil d'analyse dans la mesure où, laissant le champ créatif plus ouvert, elle obligera rapidement "l'écrivant" à discriminer : autrement dit, "l'écrivant" devra compléter sa panoplie de formules standard par une référence permanente à la musique composée et acceptée comme élément patrimonial.

Sous cet angle, l'écriture, c'est-à-dire l'harmonie et le contrepoint auxquels on a rendu la totalité de leur potentialité structurelle et énonciative, devient un très puissant outil d'analyse. Une situation de créativité développe donc des moteurs cognitifs d'analyse, une dynamique des représentations telle que l'entend Sallaberry, ce qui permet d'affirmer que "Créer, c'est comprendre". Le raccourci est peut-être un peu trop violent, mais, en précisant les inférences de sa formulation, nous en cernerons mieux le champ de validité et/ou la pertinence.

IV - Transfert de la démarche

Créer au sens où nous l'entendons, c'est recréer. Écrire, c'est réécrire. Notre souci de formateur est donc de produire un cadre contenant une structure implicite et de lui associer un ensemble de règles grammaticales limité et cohérent "susceptible de" ; donc éventuellement susceptible de devenir une page de Balzac si Balzac prend la plume ou de rester une page de lambda si lambda tient la plume. Quand lambda frottera sa page à celle de Balzac, éclairé s'il en est besoin par le concepteur de l'exercice de réécriture, lambda aura travaillé non seulement sa grammaire, mais aura aussi approché la structure du texte initial, pourra contextualiser sa pratique de la langue, et, finalement peut-être toucher du doigt de façon embryonnaire ce qui fait le génie de Balzac. La comparaison du sens des énoncés réellement produits par lambda et de ceux de l'écrivain génial produira du sens non seulement pour la nouvelle lecture qu'aura lambda de Balzac, mais aussi par la mise en perspective par lambda de ses propres énoncés.

Cette démarche est formatrice et gratifiante en musique, en littérature et, me semble-t-il, dans toutes les activités ou une réécriture est possible. Pourquoi ne pas aller au-delà, et ne pas essayer de faire reconstituer aux apprenants les démarches qui ont conduit à la création, à l'invention, à la démonstration ?

Ateliers d'écriture, construction d'objets technologiquement élaborés, reconstitution de séquences expérimentales, tout geste créatif conduisant un apprenant à devenir l'acteur essentiel de son propre apprentissage aura très certainement le mérite d'inscrire ledit apprentissage dans une modélisation profonde plutôt que de le laisser dans une zone plus ou moins passive ; dans cette zone passive de construction des savoirs et des compétences, l'acceptation initiale du contenu s'effacera dès qu'une nouvelle proposition sensée - dont l'apprenant ne pourra dire si elle est plus ou moins estimable que la précédente - s'offrira.

Conclusion

En guise de conclusion provisoire à cette contribution, nous pouvons dire que la réécriture au sens où nous l'envisageons offre une combinaison de créativité et d'induction d'une telle richesse potentielle qu'elle ne peut pas ne pas être sollicitée à chaque fois que sa pertinence est avérée : arts et lettres sont convoqués en première ligne, mais les sciences expérimentales et les mathématiques doivent aussi pouvoir trouver des voies de réécriture permettant à l'apprenant une meilleure appropriation des concepts.

Eléments bibliographiques

· Bougeret, Gérard, Leçons d'écriture d'après la pratique des compositeurs, Ed. G. Billaudot, Paris, Volume 1, 1995, Volume 2, 1996, Volume 3, 1998.
· Deliège, Célestin, Les fondements de la musique tonale, Ed. Lattès, Paris, 1984.
· Gallon, Noël et Bitsch, Marcel, Traité de contrepoint, Durand et Cie, Paris, 1964.
· Kœchlin, Charles, Traité de l'Harmonie, Ed. Max Eschig, Paris, 1928.
· Rameau, Jean-Philippe, Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, Ballard, Paris, 1722.
· Reber, Napoléon, Traité d'Harmonie, Editions Colombier, Paris, 1862.
· Sallaberry, Jean-Claude, Dynamique des représentations dans la formation, L'Harmattan, Paris, 1996.
· Schönberg, Arnold, Traité d'Harmonie, 1911. Edition française : J.C. Lattès, Paris, 1983.


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