La 6ème Biennale |
Titre : | TECHNOLOGIE, ILLETTRISME et APPRENTISSAGE |
Auteurs : | LENOIR Hugues (CEP-CRIEP, Paris X) |
Texte : |
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Introduction
La fracture numérique est souvent évoquée et la presse
en fait un large écho. Notre hypothèse, élaborée
à partir de ce discours dominant postulait qu'en toute vraisemblance,
cette fracture touchait davantage les milieux populaires et en particulier les
individus les moins dotés en capital scolaire. Cette recherche, conduite
à partir d'entretiens semi-directifs, enregistrés, décryptés
puis soumis à une analyse de contenu systématique auprès
d'un échantillon vingt et un adultes (dix femmes et onze hommes), dont
vingt agents hospitaliers, engagés dans une action de formation, visait
à faire exprimer des adultes en situations d'illettrisme sur leurs représentations
et leurs usages éventuels de "technologies", plus précisément,
de l'ordinateur et d'Internet tant dans la sphère domestique que professionnelle. Cette communication a donc pour objectif de faire apparaître le lien et les usages - réels ou potentiels, compte tenu du niveau d'équipement de notre échantillon et des lieux de formation - de l'ordinateur et d'internet avec l'apprentissage ou le réapprentissage. Elle visera dans un premier temps à faire émerger les souhaits d'utilisation des N.T.I.C. pour se former et elle s'interrogera sur la possibilité de modifier ou non le rapport au savoir des adultes en situations d'illettrisme par et à travers l'utilisation de l'ordinateur et d'internet. Elle évoquera aussi les usages pédagogiques de ces "machines" et ce qu'elles peuvent servir à apprendre. Dans un deuxième temps, elle abordera les effets de l'ordinateur dans la relation pédagogique et sur la place du formateur.
A la question d'un éventuel usage de l'ordinateur et d'internet pour
apprendre, nous n'avons récolté aucun refus. Certes, il s'agissait
d'un public déjà engagé dans une formation mais aucun blocage
"primaire" n'a été formulé. Cette hypothèse
a toujours été perçue comme positive même dans les
cas où elle ne renvoyait à aucune expérience tangible.
Elle semble même, dans un certain nombre de cas, favorable à la
relance des apprentissages, comme une manière de les appréhender
autrement voire de les faciliter. Les plus enthousiastes déclarent :"Oui,
j'aimerais bien" , "c'est vrai que ça m'intéresserait
(
), c'est vrai que ça me plairait". Les plus circonspects
quant à eux disent : "Moi, je dis que c'est à essayer",
"Oui, oui, c'est vrai que ça me tente bien l'ordinateur (
). Les propos recueillis sur l'intérêt d'un éventuel usage
de l'ordinateur en formation sont multiples. Plusieurs types d'usages, souvent
complémentaires et non exclusifs, ont été évoqués.
Ce qui apparaît en première analyse, c'est le fait que l'ordinateur
soit "spontanément" considéré comme une ressource,
un outil ou comme une facilitation supplémentaire. En aucun cas dans
les entretiens, il ne se substitue à d'autres moyens, il s'y ajoute.
Soit, il est doté (ou rêvé) a priori de pouvoir de remotivation
et de redynamisation pour l'acte d'apprendre : "Parce que c'est vrai que
peut-être qu'une fois que je serai parti dessus, peut-être je vais
être constamment dessus tellement ça va me plaire". Ce pouvoir quasi magique de la machine est une représentation que partage dans ce domaine aussi une large part de la population qui bien souvent surdimensionne les capacités réelles de l'ordinateur, même s'il convient de se former auparavant afin de savoir "à quoi sert une souris, un clavier et tout ça". Mythe libérateur encore renforcé auprès de notre échantillon par le pouvoir de correction automatique et de surlignement dont sont dotés les traitements de textes modernes. L'ordinateur apparaît alors comme réparateur du traumatisme orthographique dont on connaît les effets dévastateurs sur le passage à l'écrit, tout comme l'imprimante, nous l'avons montré ailleurs restaure de son côté les capacités à produire de l'écrit si ce n'est la capacité graphique : "C'est vrai, l'ordinateur, ça dispose les phrases bien comme il faut, ça corrige les fautes, tout ( ). Si l'ordinateur corrige mes fautes, c'est sûr que j'apprends plus". L'ordinateur et internet quelquefois sont dotés d'un pouvoir réparateur
mais ils sont aussi sujets à créer une illusion pédagogique.
Il est attendu de ces outils une facilité et une rapidité d'apprentissage
accrue, des progrès moins laborieux. En bref, on escompte qu'ils rendront
le travail intellectuel plus accessible et moins fastidieux. Rien de bien différent
d'ailleurs dans ces propos d'adultes en situations d'illettrisme au discours
commun sur l'apprentissage et les technologies de la communication. Elles permettent
: "D'apprendre plus facilement", " c'est la rapidité,
avant c'était long, c'était des jours et des jours et là
en quelques minutes c'est fait". Ce qui apparaît aussi très intéressant dans les discours que nous avons collectés, ce sont deux ou trois occurrences rares qui nécessiteraient des investigations spécifiques et des recherches ultérieures. Citons-les pour mémoire et hypothèse. Dans le processus d'apprentissage, l'ordinateur ne remet pas spontanément l'apprenant au centre. Il préserve et maintient la règle de la décentration. Il ne met pas l'adulte au centre de son apprentissage mais il prend la place du formateur qui enseigne : "qu'il m'apprenne le plus de chose possible" ou encore pour le même interviewé, il désincarne la fonction enseignante : "ça apprend beaucoup plus vite". Pour un autre au contraire, il se voit doter d'une quasi personnalité tout en conservant la centralité enseignante : "il m'aide, où que ce soit il me donne des réponses". Certes, ses occurrences ne sont pas significatives en elles-mêmes. Toutefois, elles ne sont pas sans nous interroger sur la place à laquelle s'autorise l'apprenant adulte même en "présence" d'une machine qui ne suffit pas à elle seule à renverser des habitus culturels profondément ancrés. Au demeurant, c'est bien ce renversement dont il s'agit et qu'il nous faut réussir pour, à la fois, démythifier ces technologies et réussir à rendre les apprenants eux-mêmes, pour le moins, co-producteurs de leurs apprentissages. Ce qui s'apprend ou peut s'apprendre parmi les savoirs de base avec un ordinateur est d'un grand classicisme. Il reflète sans doute la situation de notre échantillon engagé dans sa totalité dans des cursus de formation. Ainsi, il permet ou permettrait "d'acquérir des bases", d'"approfondir vos connaissances", d'"apprendre les maths, le français", voire d'aller "sur Encarta". D'autres stagiaires sont plus réservés et ne pensent pas que
l'ordinateur permette d'apprendre plus facilement. Ils le considèrent
comme un appoint dont il faut avant savoir se servir. Demande d'apprentissage
de "l'ordinateur" assez récurrente d'ailleurs qui traduit -
en dehors du discours mythique - une conscience certaine des limites de la machine
qui nécessite à son tour des apprentissages pour apprendre : "Oui
pourquoi pas, mais on ne peut pas faire de remise à niveau si on ne connaît
pas toutes les ficelles de l'ordinateur". II. N.T.I.C. et Relations pédagogiques L'apparition et l'usage de l'ordinateur dans l'espace et le temps pédagogique n'est pas sans effet réel ou possible sur le système de relations qui se tissent dans un groupe d'apprenants. Aux questions s'intéressant au rôle et à la place du formateur dans le cas d'utilisation d'ordinateur en situation d'apprentissage, sont apparus - encore une fois spontanément - des propos sur la dynamique du groupe. En substance, ces propos portés par une petite, mais non négligeable, minorité faisaient état de deux types d'évolutions. La première est exprimée sous forme d'une crainte. Elle apparaît comme un effet plutôt négatif et renvoie à une critique souvent faite aux expériences de formation ouverte à distance. L'ordinateur et internet modifieraient la situation pédagogique et toucheraient, atteindraient à l'importance et aux fonctions du collectif pour apprendre. Ils ne permettraient plus (ou moins) la naissance d'une ambiance et d'un climat de confiance facilitateur d'apprentissage : "La différence, c'est qu'on discute pas, on rigole pas ( ) avec internet, on est dessus ( ). On serait tous bloqué sur nos machines". La seconde, plus positive permettrait - peut-être - du fait de cet isolement
relatif, de d'avantage se centrer sur la tâche et sur le travail à
produire et d'éviter certains effets perturbateurs du groupe : "Oui,
parce que déjà, ça serait plus personnel, je pense, ça
les amènerait plus à suivre (
). On serait plus concentré,
je pense et ne pas être dérangé par les autres ce serait
une bonne chose".
De plus, souligne un stagiaire - et c'est une vraie question qui dépasse notre population - rien ne garantit, même si d'autres pensent le contraire dans l'échantillon, que ça "rentrera mieux avec l'informatique que si c'est le professeur qui nous le dit ( ). Je sais pas, ouais. Mais je pense qu'il faudra toujours des profs". Question de génération, peut-être, ou question de niveau et de capacité à travailler de manière autonome ? La réponse reste à construire et pour tous les publics. L'absence du formateur est d'autant moins souhaitée que le risque ou
la crainte de rester coincé face à sa machine est bien réelle.
Crainte bien concrète et semble-t-il partagée par beaucoup d'apprenants
utilisateurs de machine pour apprendre : "Personnellement, il faut toujours
un contact humain (
). Parce que là, l'ordinateur, il va vous afficher
quelque chose, c'est tout, point. Donc si vous avez une question à poser
". Enfin, dernière raison incontournable à cette présence humaine, même si elle n'est pas rationnelle, elle est sans doute nécessaire et bien souvent déclencheur des apprentissages et essentielle à l'alchimie pédagogique c'est que "moi, j'aime bien mon professeur" et que le renforcement positif à visage humain est irremplaçable : "Si vous travaillez avec une personne qui a le sourire, ça entraîne aussi, même, comment dire des compliments, si le professeur vous donne des compliments, on est content. C'est pas pareil que par rapport à un ordinateur ". De manière massive, autant ceux qui pourraient envisager d'apprendre sans formateur que ceux qui considèrent que sa présence est indispensable, les interviewés pensent que les deux approches peuvent se cumuler et qu'il y a complémentarité entre le formateur et la machine. Néanmoins, certains souhaitent fermement ne pas se retrouver seuls et accepteraient d'apprendre avec une machine "On a toujours besoin des profs. Pour nous donner un coup de pouce". Ainsi, les adultes en situation de re-apprentissages ne souhaitent voir ni
le groupe de pairs, ni le formateur disparaître. Le groupe reste un élément
convivial nécessaire au travail intellectuel et le formateur une ressource
pédagogique irremplaçable tant du fait de sa capacité à
expliquer, qu'à "donner un coup de pouce". La figure du maître
(sic), du professeur (sic) , du formateur - souvent appelé aussi par
son prénom - reste centrale et incontournable surtout si celui-ci sait
se muer en facilitateur au sens où l'entendait Carl Rogers . Conclusion Sans vouloir reprendre l'ensemble des données et des représentations que les propos ré-organisés des adultes en situations d'illettrisme font apparaître, nous aimerions revenir sur quelques points saillants dans la mesure où ils peuvent éclairer notre compréhension et nos propres représentations sur les rapports qu'entretient cet échantillon et les N.T.I.C. dans leurs usages pédagogiques. Comme nous l'avions aussi constaté dans la première partie de cette recherche consacrée aux représentations générales concernant les technologies dites nouvelles, le discours et les usages des adultes en situations d'illettrisme ne sont guère différents de ceux que nous livre la parole commune. En matière d'apprentissage, le même constat, nous semble-t-il, peut être avancé. Notre population est plutôt encline à utiliser l'ordinateur et internet pour se former. Peu ou pas de résistance ou de refus frontaux, quelques expressions de fatalisme et d'inéluctabilité, des marques réelles d'intérêt, parfois même de l'enthousiasme. En bref, un panel de réponses à la fois attendues et sans spécificité. Notre population, comme d'autres, voit dans l'ordinateur un gain de temps et de place et lui confère quelquefois un pouvoir mythique et démultiplicateur du savoir et une facilité accrue d'apprentissage. Rien, de bien caractéristique dans ce discours de café pédagogique. Seuls deux éléments démarquent les propos recueillis et les recentrent sur les adultes en situations d'illettrisme, à savoir le nécessaire et difficile recours à la lecture pour un usage performant de l'ordinateur et d'internet et le pouvoir libérateur du correcteur orthographique. Quant à la relation pédagogique, quelques-uns craignent que le travail collectif et convivial pâtisse de l'utilisation des technologies et qu'elles entraînent des formes d'isolement pour apprendre. Quelques autres, voire les mêmes, par habitude, par souci d'efficacité ou par nécessité estiment que la machine ne peut ou ne pourra jamais remplacer le formateur et la dimension humaine des apprentissages. Ici, encore émerge un discours général en rien spécifique à notre population. |