Avant de rappeler les caractéristiques et étapes essentielles
de la recherche-action proprement dite à laquelle nous nous référons
et d'analyser ses effets en termes de pratiques d'enseignement innovantes, nous
commencerons par faire le point sur les relations qu'entretient l'enseignement
des langues avec les artefacts depuis longtemps.
1) Enseignement des langues et instruments technologiques
Vues dans une perspective diachronique, les langues vivantes constituent une
discipline instrumentée depuis les années cinquante. Les méthodes
qui se sont succédées dans l'enseignement institutionnel, jusqu'au
milieu des années quatre-vingt, méthodes audio-orales puis méthodes
audiovisuelles (déjà multi-médias), se sont appuyées
fortement sur une technologie quasi indispensable à leur mise en oeuvre.
Dans le cas du laboratoire de langues, il s'agissait même d'une technologie
inventée pour cet usage spécifique d'apprentissage, allant de
pair avec une innovation pédagogique qui s'appuyait sur une théorie
linguistique (structuralisme) et psychologique (comportementalisme). Ces méthodes
successives fournissaient d'ailleurs l'illusion d'une parfaite cohérence
scientifique entre les théories de référence, les technologies
et les matériaux linguistiques.
Les ordinateurs sont apparus au début des années quatre-vingt
dans ce contexte, sans qu'il y ait de convergence directe avec une théorie
et en décalage avec le courant communicatif qui se développait
alors rapidement. Ce vide théorique a été compensé
par un retour du béhaviorisme à travers des programmes proposant,
à quelques exceptions près, des activités mécaniques
répétitives sans contextualisation (dont il reste des traces dans
les logiciels du marché) confirmant ainsi la remarque selon laquelle
" souvent les nouveaux dispositifs technologiques se sont accompagnés
d'une réactualisation de modèles pédagogiques dépassés
". (Jacquinot, 1996)
L'approche communicative qui a fait florès depuis et l'approche actionnelle
(orientation prônée par le Conseil de l'Europe dans laquelle "
les activités langagières s'inscrivent à l'intérieur
d'actions en contexte social qui, seules, leur donnent leur pleine signification
") qui est en vogue actuellement ne s'appuient plus sur une technologie
précise mais utilisent tous les instruments accessibles pour enrichir
les situations pédagogiques.
2) Les étapes essentielles de la recherche-action prise en compte
Nous tenterons de mettre en relation la définition de l'innovation donnée
par le Conseil National de l'Innovation pour la Réussite Scolaire (CNIRS)
et les aspects correspondants de la recherche-action dont nous rendons compte.
" L'innovation résulte d'une intention et met en uvre une
ou des actions visant à changer ou modifier " quelque chose "
(un état, une situation, une pratique, des méthodes, un fonctionnement),
à partir d'un diagnostic d'insuffisance, d'inadaptation ou d'insatisfaction
par rapport aux objectifs à atteindre, aux résultats, aux relations
de travail ". L'innovation est de l'ordre de la créativité,
de l'inventivité, de l'initiative par le renouvellement des méthodes,
de l'organisation ou des contenus. Elle se situe explicitement dans une visée
de changement pour améliorer fa réussite scolaire, perfectionner
ou rendre plus efficace l'existant : elle est un travail quotidien d'adaptation
à l'évolution et ne se satisfait pas des résultats de l'organisation
existants, de la routine, de l'imitation ".
La recherche-action avait pour but l'amélioration de l'enseignement des
langues au niveau d'une académie. Elle reposait sur le volontariat des
enseignants qui ont répondu à un appel d'offres académique
les engageant, sur une année minimum, à définir un projet
local pour leur établissement. Ce dispositif qui dura le temps d'un contrat
de plan Etat-région proposait équipement, formation et accompagnement
dans la mise en uvre de pratiques pédagogiques nouvelles.
Dans un premier temps les formations répondant aux besoins et aux demandes
des enseignants furent partagées par l'ensemble des enseignants qui se
créèrent ainsi une culture commune dans les domaines de l'acquisition
des langues secondes, de l'innovation, des technologies.
A partir de l'analyse de leurs problèmes professionnels au quotidien,
les enseignants sont parvenus peu à peu à passer à des
problématiques, évolution du particulier au général,
du concret à l'abstrait, du pratique au conceptuel, du simple au complexe
par le biais de la réflexion didactique, de la conceptualisation des
pratiques et de la formation. (Galisson & Puren, 1999)
Rapidement aussi la création de matériaux pédagogiques
s'avéra nécessaire pour disposer des ressources nécessaires
au travail individualisé de " re-médiation ". Organisée
sous la forme d'un travail collaboratif en groupe cette élaboration de
tâches permit aussi d'opérationnaliser, d'ajuster ou d'affiner
les acquis de la formation théorique.
La recherche-action nécessita également l'élaboration d'outils
de suivi des projets d'établissements et de fiches d'évaluation
des tâches créées qui étaient immédiatement
testés par des collègues d'autres établissements.
3) L'innovation organisationnelle
Beaucoup des projets définis par les établissements reposaient
sur l'utilisation des TIC dans les pratiques quotidiennes. Une question se posa
rapidement suite à l'installation des équipements fournis à
la demande :
· Comment favoriser l'intégration réelle des TIC dans les
pratiques quotidiennes en gérant au mieux les contraintes institutionnelles
de l'enseignement et les contraintes de l'apprentissage d'une langue (de la
compréhension à l'expression, à l'oral comme à l'écrit)
en tenant compte des dimensions cognitives (individualisation, différences
individuelles etc.) mais aussi affectives et sociocognitives de cet apprentissage.
?
Les dispositifs, d'abord appelés " espaces-langues " puis centres
de ressources qui ont constitué un premier élément de réponse
à cette question, apparaissent comme une innovation organisationnelle
qui correspond à un premier niveau de définition de l'innovation
scolaire :
" L'innovation scolaire comporte du nouveau tout à fait relatif
(parfois une recombinaison de choses ancIennes) ; elle est un changement intentionnel,
volontaire et délibéré ; son déroulement relève
d'un processus et elle poursuit des valeurs hautement défendues en décalage
par rapport à celles existantes. " (Cros, 2001)
Tous les équipements aboutirent à des configurations personnelles
de salles hétérogènes mais toujours dédiées
à l'enseignement des langues et donc accessibles chaque fois que nécessaire,
regroupées dans une zone de l'établissement. Ces salles multimédias
permettent de faire usage de tous les instruments disponibles et utilisables
en langues : ceux, déjà anciens, pour lesquels les enseignants
disposent de schèmes d'usage éprouvés (télévision
et magnétoscope notamment qui permettent d'exploiter des documents télévisuels
et filmiques, souvent dans des situations d'activités collectives instrumentées)
et les technologies numériques dont les schèmes d'utilisation
ne sont pas stabilisés ou restent encore à inventer.
On peut faire l'hypothèse que tous les aspects de cet enseignement peuvent
être " assistés " par les technologies qui permettent
la prise en compte de l'aspect individuel de l'apprentissage autant que le développement
de sa dimension sociale d'échanges entre pairs et avec des natifs, selon
les principes de "l'integrative CALL " (Warschauer & Kern, 1999).
Cette hypothèse se vérifiera en questionnant la diversité
des pratiques.
4) Quelles pratiques innovantes ?
La seconde question que nous aborderons concerne les changements perceptibles
dans les pratiques :
· Dans quelle mesure ces dispositifs ont-ils permis le développement
de pratiques nouvelles (plus ou moins innovantes) ?
Peut-on vérifier l'hypothèse selon laquelle l'enseignement actuel
des langues atteste d'un passage du structuralisme au cognitivisme-constructionnisme,
puis au sociocognitivisme, qui se traduirait notamment par le fait que l'accent
a d'abord été mis sur le produit, résultat de l'activité
langagière des apprenants, puis s'est déplacé sur les processus
cognitifs et sociaux, mis en uvre dans cette activité ? (Warschauer
& Kern, 1999)
Notre réflexion s'appuie sur le postulat de la nécessaire prépondérance
du modèle pédagogique sur l'utilisation de la technologie : ce
qui fait l'intérêt pédagogique d'une technologie, c'est
avant tout la pertinence des modèles d'apprentissage qu'elle permet de
mettre en uvre, modèles qui eux-mêmes supposent une certaine
conception de la connaissance.
" Le choix ne se situe pas dans le fait d'opter pour telle technologie
mais bien dans la décision de concevoir une séquence ou un environnement
d'apprentissage selon un modèle pédagogique conforme aux effets
attendus sur l'apprenant [
] C'est par le biais de ces modèles et
de leur évolution que nous saisirons le mieux la dynamique qui conduira,
à travers l'usage des technologies, au renouvellement des pratiques éducatives.
" (Depover, 2000)
Un modèle d'apprentissage des langues suppose aussi une conception du
sujet, de la langue et de la culture (consubstantielle).
Nous proposons des modèles de conceptualisation des pratiques observées
et/ou décrites par les enseignants, qu'il convient de questionner sur
leur caractère innovant au regard des principales théories de
l'apprentissage citées et des modèles de référence
que fournissent les théories de l'activité située et de
l'apprentissage contextualisé et socialement distribués. (Linard,
Engeström)
5) Les données empiriques
Nous avons étudié six établissements représentatifs
des filières proposées aux lycéens de cette Académie.
A partir d'une réflexion sur les pratiques professionnelles observées
et de l'analyse des discours produits au cours d'une vingtaine d'entretiens
nous avons répertorié six catégories de pratiques et proposons
des modèles d'action centrés sur le rôle des TIC dans la
situation pédagogique à laquelle on se réfère (du
modèle des TIC-satellites au modèle de la classe collaborative
virtuelle).
· De quelle nature est l'innovation introduite dans l'enseignement /
apprentissage institutionnel des langues à travers ces pratiques?
Du point de vue de l'apprentissage, les usages répertoriés prennent
en compte (mais à des degrés divers) la nécessité
de l'individualisation, le besoin de création d'automatismes langagiers
indispensables à la production langagière par le biais des tâches
proposées (modèle ACT), l'intérêt des interactions
sociales avec les pairs dans la classe mais de plus en plus avec des natifs,
à distance grâce aux possibilités nouvelles de communication
en réseau (production partagée de journal ou de site).
L'interactivité permise par les machines ne suffit pas, l' " intercommunicativité
" que permettent les ordinateurs en réseau est désormais
indispensable à l'enseignement des langues : à l'époque
du labo dominait l'idée qu'on pouvait apprendre une langue sans s'en
servir en contexte réel ou plutôt avant de s'en servir avec des
natifs. Le concept d'un apprentissage préalable à la pratique,
dans des situations simulées et donc hors situation réelle, est
de plus en plus rejeté pour privilégier celui d'apprentissage
par la pratique, comme dans le monde professionnel. (Gauthier). Les dispositifs
contribuent résolument à l'évolution de l'enseignement
d'une forme transmissive à une forme appropriative dans des situations
réelles mais surtout en induisant des comportements authentiques (types
de lecture différentes, par exemple)
Les nouveaux dispositifs d'apprentissage des langues mis en place sont au-delà
de l'environnement " technique ", des lieu(x) et des espaces sociaux
d'interactions (humaines), d'échanges (CMO ) et d'interactivité
(artefacts) avec des tâches, axés sur la construction de connaissances
En conclusion on peut dire que, dans les langues, les technologies se combinent
pour créer des situations d'apprentissage plus riches qui nécessitent
l'adoption de nouveaux dispositifs, conçus comme des agencements d'éléments
matériels et humains, réalisés en fonction du but à
atteindre. L'innovation technologique nécessite et entraîne des
modifications organisationnelles qui induisent à leur tour des changements
dans les pratiques qui tendent à modifier les croyances épistémiques
des enseignants quant à l'apprentissage.
La création ou l'aménagement d'environnements d'apprentissage
favorisant le travail collaboratif et la communication, l'apprentissage actif,
la prise en compte des connaissances antérieures, la contextualisation
de l'apprentissage, le développement de l'autonomie, la mise à
disposition d'environnements langagiers et de dispositifs riches et variés,
les tâches et documents à caractère " authentique ",
l'implication dans des situations et des tâches d'apprentissage diversifiées,
la compréhension interculturelle qui sont des paramètres des théories
constructivistes (Martel, 2000) tendent à devenir (à des degrés
divers certes) autant de préoccupations constantes des enseignants interviewés.
La formation en didactique mettant en perspective pratiques professionnelles
et connaissances sur les théories de l'apprentissage puis la création
de tâches immédiatement utilisables en classe et la mise en réseau
(intranet) semblent faciliter une intégration réelle des instruments
technologiques dans les pratiques des établissements.
Si les termes d'usage et de pratique sont souvent utilisés indifféremment,
la pratique intègre l'usage comme simple utilisation et " les comportements,
les attitudes et les représentations, voire les mythologies, suscités
par l'emploi des techniques ". (Jacquinot-Delaunay G. & Monnoyer L.,
1999 : 12)
Une question demeure posée :
· Dans quelle mesure l'innovation est-elle devenue chez les enseignants
au-delà du Projet académique, " un état d'esprit,
une démarche d'action recherche permanente sur le lieu de travail "
? (Rapport du CNIRS du 15 juin 2001 )
Bibliographie
Cros F. (2001) L'innovation scolaire, Enseignants et Chercheurs - Synthèse
et mise en débat - INRP
Depover C. (2000) Un dispositif d'apprentissage basé sur le partage des
connaissances in Alava S. (dir.) Cyberespace et formations, De Boeck Université
: 147-164
Galisson R. & Puren C. (1999) La formation en questions, Clé international
Gauthier M. (1998) L' " e.mail " est-il l'avenir du " labo-langues
", Revue de l'EPI, n°91 : 139-146
Jacquinot G. (1996) " les NTIC : écrans du savoir ou écrans
au savoir ", in Cahiers de la maison de recherche, Outils multimédia
et stratégies d'apprentissage en FLE, Tome 1, Univ. Lille 3, 13-22
Jacquinot-Delaunay G. & Monnoyer L. (1999) Le dispositif : entre usage et
concept, Hermès 25, CNRS Editions
Lahire B. (1998) Logiques pratiques, le " faire " et le " dire
sur le faire ", Recherche et Formation, n° 27, INRP : 15-28
Martel A. (2000) L'apprentissage des langues par Internet. Transition par les
technologies de communication, Intercompreensão-Revista de Didáctica
das Linguas n°8, Santarém : Escola Superior de Educação
Warschauer, M. & Kern M (Eds) (2000) Networked-based Language Teaching :
Concepts and Practice, Cambridge Applied Linguistics
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