La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Dispositifs et instrumentalisation des apprentissages. Quels bénéfices et quelles limites ?


Titre : LA GESTION DU TEMPS DANS L'INTEGRATION DE CABRI-GEOMETRE A ECOLE PRIMAIRE
Auteurs : ASSUDE Teresa , équipe DIDIREM (Université Paris 7)

Texte :

L'intégration de nouvelles technologies d'information et de communication éducatives (TICE) dans l'enseignement obligatoire et notamment dans l'enseignement primaire n'est plus un projet lointain destiné à quelques enseignants passionnés par le sujet. De plus en plus, l'institution scolaire demandera aux enseignants d'intégrer ces TICE dans leur pratique quotidienne. Or cette intégration ne va pas de soi, car comme il est dit dans la Charte du XXIème siècle : " l'émergence de nouvelles technologies de la communication pose d'une manière nouvelle le problème de l'apprentissage des savoirs fondamentaux, l'Ecole de la République doit faire face à de nouveaux défis. "
C'est pour étudier ce problème et notamment celui de l'intégration d'un logiciel de géométrie dynamique - Cabri-géomètre - dans l'enseignement des mathématiques à l'école primaire que nous avons travaillé depuis deux ans avec des classes de CM2 (élèves de 10 ans) où nous avons mis en place un projet de recherche autour des questions suivantes :
- quelles sont les conditions et les contraintes qui permettent d'intégrer le logiciel Cabri dans les classes de manière à concilier la tradition et l'innovation ?
- quels sont les changements dans les apprentissages géométriques des élèves ?
- quels sont les changements dans les pratiques des enseignants ?
Ici nous allons nous intéresser plus particulièrement au problème de la gestion temporelle dans cette intégration. D'abord nous presénterons le cadre et la problématique de la recherche, ensuite quelques résultats du travail déjà effectué et finalement nous poserons un certain nombre d'hypothèses en ce qui concerne la gestion temporelle.

1 - Problématique de la recherche

Nous nous situons dans la lignée de travaux sur l'intégration des TICE dans l'enseignement des mathématiques (Artigue 1998, Artigue 2001, Artigue & Lagrange 1999, Lagrange 2001, Trouche 2000) et dans la lignée des travaux intégrant Cabri dans l'enseignement de la géométrie à plusieurs niveaux (Laborde et Capponi 1994, Argaud 1998, Gomes 1999, Assude et alii 1996, etc.) L'approche multidimensionnelle qui est le fondement d'un certain nombre de ces travaux prend en compte la complexité de l'intégration des TICE dans l'enseignement en l'abordant à partir de plusieurs dimensions, notamment la dimension instrumentale et conceptuelle en utilisant les outils de l'ergonomie cognitive (Rabardel 1999), et la dimension institutionnelle en utilisant les outils de l'approche anthropologique (Chevallard 1997, 1999) notamment les notions de praxéologie et d'ostensifs. Cette perspective multidimensionnelle nous permet de prendre comme unité d'analyse le système didactique comme un tout " émergent " de plusiers facteurs ainsi que de leurs interrelations et non comme la somme de plusieurs facteurs sans liens entre eux. Deux résultats de ces travaux nous serviront de fondement. D'une part l'intégration d'un instrument n'est pas facile à mettre en oeuvre et beaucoup moins à reproduire lorsqu'on s'intéresse au quotidien de la classe et à l'articulation des dimensions instrumentales et conceptuelles : la genèse instrumentale est essentielle car l'usage de l'instrument n'est pas transparent. D'autre part, l'un des facteurs d'intégration est de penser l'imbrication des tâches papier-crayon et des tâches avec l'instrument de manière à ce que ces dernières soient insérées dans les processus d'enseignement au quotidien.
Beaucoup de travaux ont été faits sur l'utilisation de Cabri dans l'enseignement de la géométrie à tous les niveaux de l'enseignement. Quelques résultats de ces travaux vont servir de fondement au notre, notamment :
- la distinction dessin et figure (qui n'est pas exclusive à l'utilisation d'un logiciel, Parzysz 1988, Laborde 1994 et 1998, Fischbein 1993 avec " concept figural "), la figure étant la classe de dessins ayant les mêmes invariants géométriques,
- le rôle du déplacement dans Cabri à la fois pour invalider certaines procédures et pour conjecturer certaines propriétés,
- le rôle de Cabri dans une pratique expérimentale de la géométrie, pratique qui peut permettre aux élèves de passer d'une géométrie de l'observation, du constat et du dessin à une géométrie de la figure.
En outre, nous poursuivons un travail fait auparavant au collège sur l'économie et l'écologie du travail avec Cabri (Assude et alii 1996). L'économie du travail avec Cabri s'appuie sur la quantité de dessins engendrés par la même figure, leur rapidité d'exécution, sur la possibilité d'observation d'une grande quantité de dessins et d'une grande variabilité de positions, sur la possibilité de faire des expériences graphiques, et cette économie est l'une des conditions pour l'existence de nouveaux types de problèmes. Toutefois cette économie n'est possible que si la genèse instrumentale est prise en compte et que l'usage de l'instrument ne pose plus de problème aux élèves.
Dans ce sens, il nous semble que la dialectique ancien-nouveau est un moyen d'analyse qui permet de montrer le rapport complexe entre ce qui est déjà là (en termes de connaissances des élèves mais aussi de l'organisation de l'enseignement) et ce qui est visé. Par exemple, Douady (1992) montre qu'il existe plusieurs phases dans le choix d'un problème par le professeur : le problème choisi doit permettre aux élèves de mobiliser des connaissances anciennes mais celles-ci ne doivent pas être suffisantes pour le résoudre pour que les connaissances nouvelles puissent être les moyens nécessaires à cette résolution. Ainsi, la dialectique ancien-nouveau apparaît comme un élément important de l'intégration, comme le dit Lagrange (2001, p.27) : " La prise en compte des techniques habituelles et nouvelles permet ainsi de bien mesurer l'intérêt de l'intégration à l'enseignement d'instruments technologiques. "
Dans ce contexte, nos questions sont les suivantes :
- le temps d'initiation au logiciel est nécessaire et fondamental : comment gérér cette initiation pour qu'on ne dépense trop de temps d'horloge et que le maniement de l'instrument devienne vraiment " économique " ?
- comment gérer le temps destiné aux activités avec le logiciel Cabri et le temps destiné aux activités papier-crayon ? En alternance ? En entrelacement ?

2 - Cadre de la recherche

Notre groupe est constitué par deux chercheurs , deux institutrices-maîtres formateurs (IMF) et un directeur d'école d'application (DEA) et il est subventionné par l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) de Versailles. Notre but est d'intégrer le logiciel Cabri dans le travail ordinaire de deux classes de CM2 (élèves de 10 ans) et, pour cela, nous avons travaillé avec des collègues qui n'avaient jamais utilisé l'informatique et qui ne connaissaient pas le logiciel. Un contrat de recherche entre les enseignantes et les chercheurs a été établi autour des modalités de travail, du choix des thèmes, des données à recueillir, du travail d'analyse où les responsabilités ont été partagées. Ce contrat de recherche visait essentiellement un point qui pour nous était essentiel : le choix des activités, la mise en œuvre des séances sont de la responsabilité des enseignantes. Ce partage des responsabilités a permis de mieux situer le travail de chacun : l'enseignant ne fait pas ce que le chercheur lui demande de faire mais fait ce qu'il a l'habitude de faire (en ajoutant bien-sûr quelque chose de nouveau). Or ce point s'avère important pour mettre en évidence les contraintes du fonctionnement habituel de la classe ainsi que les adaptations nécessaires par l'introduction du logiciel Cabri.
Les différentes étapes de travail ont été les suivantes :
- brève initiation des collègues au logiciel ;
- travail commun sur nos hypothèses de départ pour l'intégration du logiciel ;
- initiation des élèves au logiciel par les chercheurs ;
- choix du thème des quadrilatères pour le travail avec les élèves ;
- proposition par les chercheurs d'un ensemble de tâches sur les quadrilatères (" boîte à tâches ") ;
- discussion en groupe de ces activités ;
- choix des tâches par les enseignants ;
- mise en œuvre dans les classes et observation par l'un des chercheurs (certaines séances sont filmées) ;
- analyse conjointe des situations de classe et perspectives pour la séance suivante ;
- choix des tâches par les enseignants, mise en œuvre et observations
- discussion et ainsi de suite…
Au début de l'année, certaines décisions ont été prises ensemble en ce qui concerne l'organisation du travail en géométrie. Par exemple, les élèves devraient avoir chacun deux cahiers : le cahier habituel (dans ces classes) de géométrie avec toutes leurs activités qui permet de garder une trace du travail de chacun et de donner une continuité au travail (papier-crayon et Cabri) et le cahier des souvenirs qui est un cahier libre où les élèves peuvent écrire ce qu'ils veulent en rapport aux activités mathématiques de la classe.

3 - Chronologie du travail des élèves

Les deux classes de CM2 ont d'abord travaillé la reproduction de figures en papier-crayon pendant une semaine en octobre, et fin novembre nous avons commencé le travail avec Cabri par trois séances d'initiation, une séance de synthèse sur ce travail et ensuite huit séances entre fin décembre 2000 et début février 2001 sur les quadrilatères. Voici la chronologie détaillée de ce travail :

28 novembre 2000 initiation à Cabri (collective + individuelle)
30 novembre 2000 initiation à Cabri (individuelle)
11 décembre 2000 initiation à Cabri (individuelle)
19 décembre 2000 1) analyse collective d'un exercice du travail d'initiationmise en évidence du rôle des remarques écrites et de leur pertinence : lien avec l'énoncé et les manipulations2) Synthèse des découvertes : au niveau géométrique ; au niveau des caractéristiques du logiciel
21 décembre 2000 (S1) Les quadrilatères : travail en 2 groupes (individuel)utiliser le logiciel Cabri et les outils usuels pour construire des quadrilatères particuliers :- dégager la notion de propriété- aborder le critère de permanence de la figure- aborder l'observation de liens entre les différents types de quadrilatères
11 janvier 2001 (S2) construire des quadrilatères particuliers à partir de leurs diagonalesanalyser les propriétés liées aux côtés, aux angles, aux diagonalesutiliser ces propriétés pour la construction (Cabri ou papier-crayon)
16 janvier 2001 (S3) identifier les quadrilatèresfaire un inventaire et comparer leurs propriétésanalyser un tableau de synthèse
18 janvier 2001 (S4) faire un exercice avec Cabriobserver des " déformations " de quadrilatères : dégager des propriétés
22 janvier 2001 (S5) corriger des exercices avec Cabri sur les quadrilatèresvisionner collectivement des " déformations " : analyser des propriétés et faire des vérificationsdégager la notion de figurecompléter individuellement une fiche d'exercices conclure sur les liens entre les différents quadrilatères
25 janvier 2001 (S6) analyser l'historique de la construction d'un carréélaborer un programme de construction à partir de l'historiquedégager la notion de figure et les liens entre construction et propriétés
1er février 2001 (S7) évaluation individuelleconstruire un carré (figure "stable ") avec Cabri à partir de ses diagonalesfaire des exercices sur une fiche : repérer des propriétés des quadrilatères et travailler sur le vocabulaire lié aux quadrilatères
8 février 2001 (S8) faire une synthèse du travail sur les quadrilatèresconstruire un carré à partir d'un côté (Cabri et papier-crayon)faire une synthèse sur ce qu'on a appris en géométrie et sur la complémentarité Cabri et outils usuels ; spécificité de Cabri
Tableau 1 - Chronologie du travail des élèves

Comme nous l'avons déjà dit, la responsabilité du choix de la chronologie, des tâches proposées aux élèves est du côté des enseignantes. Ce choix tient compte à la fois des propositions des chercheurs, des analyses des séances précédentes et surtout des contraintes du travail en classe : dialectique ouverture/fermeture des activités, travail conceptuel et instrumental, besoin de synthèses, d'exercices et de l'évaluation des élèves, et même des contraintes matérielles liées au matériel informatique utilisé (par exemple, il n'était pas possible d'imprimer).
Plusieurs observations peuvent être faites. Les chercheurs étaient des accompagnateurs des choix essentiellement en tant que personnes-ressources par le biais de la "boîte à tâches " et dans les co-analyses des séances mais ils n'ont jamais dit ce qu'il fallait choisir ou faire. Par exemple, les enseignantes ont choisi un seul type de tâches de la boîte, ce que peut être un indice que les choix faits tiennent compte d'autres facteurs outre les connaissances visées par les activités, notamment des contraintes d'organisation du travail des élèves dans le long terme et dans le quotidien, et des contraintes liéés à l'imbrication du travail papier-crayon et Cabri. Une deuxième observation est relative au fait que les enseignantes aient décidé de rajouter des séances qui n'avaient pas été prévues au départ. Par exemple la séance du 19 décembre a été introduite à cause du besoin ressenti par les enseignantes de revenir sur les séances d'initiation qui avaient été animées par les chercheurs : nous en dirons plus un peu plus loin.

4 - Maîtrise du temps didactique

Le temps didactique qui est une temporalité spécifique des systèmes didactiques est défini comme le découpage d'un savoir dans une durée (Chevallard et Mercier 1987). La gestion de ce temps didactique apparaît comme l'une des difficultés dans le travail de l'enseignant autant pour les débutants que pour les experts qui sont confrontés à enseigner des thèmes nouveaux ou à travailler avec des nouvelles technologies lorsqu'eux-mêmes ne savent pas encore quoi faire, ou ce qui est essentiel à faire et comment faire. Comparons deux progressions des enseignantes, l'une en utilisant Cabri et l'autre l'année d'avant, pour essayer de voir si globalement il existe ou non de différences essentielles.
Dans l'année 1999/2000, la progression des classes de CM2 (élèves de 10 ans) était la suivante :

1) Reproduction de figures planes
- reproduction de figures complexes
- utilisation des outils géométriques (règle, compas, équerre,…)
- emploi d'un langage géométrique précis (segment, demi-droite, droite, arc de cercle,
centre, rayon, angle droit,…)
- reconnaissance de quelques figures
- reproduction de polygones
- classement des divers polygones : quelconques, croisés, réguliers reproduire
- identifier les propriétés géométriques des figures


2) Construction de figures géométriques à partir d'un programme de construction,
d'un énoncé
- construction d'un parallélogramme
- notion de parallèles
- construction d'un carré
- notion de symétrie
- construction d'un rectangle
- notion de cercle, de diamètre
- construction d'un losange
- distance entre deux points
- construction d'un tangram
- reconnaissance des différents polygones
- récapitulation des propriétés des différents parallélogrammes
construire - connaître les propriétés géométriques des figures

3) Description, représentation et construction
- écriture du programme de construction d'une figure
- élaboration d'un langage géométrique
- description de solides
- acquisition d'un vocabulaire (cube, cylindre, cône, sphère, pyramide, parallélépipède, rectangle, face, sommet, arête,…)
- représentation plane de solides
- classification de solides : les polyèdres - les non polyèdres
- recherche des patrons différents d'un même polyèdre
- construction de solides
- étude des propriétés du cube, du pavé
Décrire - utiliser un vocabulaire approprié

4) Construction et transformation
- agrandissement
- réduction
- symétrie axiale
transformer - mette au point des techniques, utiliser les différents instruments
de reproduction, de tracé

5) Repérage dans le plan

La progression de l'année 2000/2001 a conservé le premier point tel quel et des changements ont été opérés par la suite, notamment en ce qui concerne le point 2 et une partie du point 3, qui nous intéressent plus particulièrement. Voilà les points 1,2 et 3 de cette progression :

1 - Reproduction de figures planes
2 - Initiation au logiciel Cabri
3 - Construction de figures géométriques, notamment des quadrilatères
- construction de quadrilatères quelconques en utilisant cabri et les instruments usuels
- construction de quadrilatères particuliers à partir de leurs diagonales
- inventaire et comparaison des propriétés des quadrilatères
- liens entre les différents quadrilatères
- notion de figure
- élaboration d'un programme de construction
- construction d'un carré à partir d'un programme de construction
- tracé de perpendiculaires et de parallèles

L'intégration de Cabri dans les deux classes de CM2 n'a pas provoqué de ruptures globales en ce qui concerne le genre de tâches et d'activités prévues : des activités de construction, de description et d'identification de propriétés. Par contre, il existe de changement locaux en ce qui concerne les types de tâches et les types de techniques utilisées (pour plus de détails voir Assude & Gélis 2002).
Une observation peut être faite à partir de la dialectique ancien/nouveau : l'intégration ne veut pas dire des bouleversements complets par rapport à des pratiques anciennes. Nous trouvons des pratiques qui se maintiennent, par exemple celle de l'élaboration d'un programme de construction (décrire) ou celle de la construction d'un carré à partir d'un programme de construction, et des nouvelles pratiques, par exemple celle de construire des quadrilatères à partir de leurs diagonales. Un facteur d'intégration nous paraît être celui de la " juste distance " entre l'ancien et le nouveau en ce qui concerne les types de tâches proposés (pour plus d'arguments autour de cette " juste distance " entre l'ancien et le nouveau voir l'article cité). Cette condition d'intégration n'a pas été identifiée en tant que telle par les enseignantes qui ont dit plusieurs fois l'inconfort de travailler dans l'urgence, sans savoir ce qui venait après, la prise de risques, le changement radical de leurs manières de faire et de concevoir les séances, et, pourtant, une cohérence s'est construite par l'entrelacement de l'ancien et du nouveau (au niveau des principes, des tâches et des techniques). Finalement pourquoi les enseignantes ont-elles cette impression d'inconfort ?
Les enseignantes ont reconstruit un temps didactique au fur et à mesure que le temps avançait dans l'année en utilisant la progression de l'année d'avant et en l'adaptant en vue de tenir compte du travail avec Cabri. Mais cette adaptation ne fournit pas forcément, la première année d'intégration de Cabri, les moyens aux enseignantes d'avoir une vision globale du temps didactique et il a fallu qu'elles acceptent cette instabilité temporelle pour se lancer dans cette " aventure " où elles ont pris beaucoup de risques (comme elle l'affirment). Le passage d'une gestion " au jour à jour " à une maîtrise du temps didactique nous apparaît comme une condition essentielle d'intégration. La maîtrise du temps didactique passe par la définition d'un découpage temporel du savoir (un ordre) qui est linéaire et a une logique dans l'ensemble du travail de la classe. Cette maîtrise permet aux enseignantes d'avoir une vision globale du déroulement du savoir dans le temps (même si on peut changer des choses ensuite) et permet d'anticiper sur des difficultés des élèves dans cette progression.
En comparant ensuite la première et la deuxième années de notre recherche, cette condition nous apparaît plus nettement : pendant l'année 2001/2002, les enseignantes ont repris la même progression en changeant certains points qui ont posé problème. Par exemple, un travail systématique a été fait sur le cercle et sur les diagonales d'un polygone avant les séances Cabri car ces deux points ont fait perdre trop de temps lors de ces séances pendant l'année 2000/2001. En outre, cette deuxième année a été vécue comme une année plus facile : " on sait où on va ", " nous n'avons pas besoin d'être dans l'urgence ", " on peut prévoir les choses en avance ". Ce qui fait la différence entre la première et la deuxième année est la plus grande maîtrise du logiciel et la maîtrise du temps didactique qui produit une possibilité d'anticipation de ce qui vient après : un ordre temporel s'est établi (même s'il peut changer par la suite) et les irrégularités ou les " trous dans le temps " ont été absorbés dans cet ordre.

5 - Paradoxes temporels et capital-temps

L'un des paradoxes temporels dans l'intégration des nouvelles technologies est le suivant : on doit passer du temps (parfois trop) pour initier les élèves aux logiciels avant qu'on gagne du temps dans les apprentissages. Comment gagner du temps d'initiation mais faire en sorte que les élèves aient une maîtrise suffisante du logiciel (que celui-ci ne pose plus de problèmes) pour que celui-ci devienne " économique " ?
Un autre paradoxe temporel lors des activités (dans notre cas particulier sur les quadrilatères) est le suivant : on a passé trop de temps sur les quadrilatères et les élèves n'ont pas eu assez de temps.
Voyons comment nous pouvons penser ces paradoxes en essayant de mettre en évidence les différentes temporalités présentes dans un système didactique (et donc dans un système didactique où des nouvelles technologies sont intégrées).
Plusieurs temporalités sont présentes dans les dispositifs d'enseignement :
- les temps personnels des élèves et du professeur ;
- le temps didactique ;
- le temps d'enseignement qui comprend le temps collectif où le professeur est le personnage principal mais aussi le temps collectif des synthèses ou des bilans;
- le temps de travail de l'élève qui comprend le temps de travail individuel où chaque élève travaille seul et le temps de travail collectif en petits groupes sans l'intervention principale de l'enseignant ;
- le temps de l'outil qui comprend le temps d'initiation à l'outil, le temps de genèse instrumentale et le temps de manipulation de l'outil.
Comment le professeur gère ces différentes temporalités dans la classe ?
Le professeur détient un capital-temps disponible qu'il peut gérer de manière diverse. Ce capital-temps est d'abord quadrillé par le temps didactique qui devient la " norme de progression du savoir " par rapport auquel les autres temporalités vont se placer. La gestion temporelle est faite par l'enseignant de manière à estimer le coût des différents rapports:
- rapport entre le temps de l'outil et le temps didactique
- rapport entre le temps de travail et le temps didactique
- rapport entre le temps de travail et le temps de l'outil
pour économiser le maximum du capital-temps.
Ainsi lorsque l'une des enseignantes dit que : "on a passé trop de temps et les élèves n'ont pas eu assez de temps", cela veut dire qu'on a dépensé trop de capital-temps sans que le temps didactique avance et sans que le temps de manipulation (temps de l'outil) soit important car elle estimait que les élèves n'avaient pas eu assez de temps de manipulation globalement. Or comment faire avancer plus rapidement le temps didactique tout en augmentant le temps de manipulation. Plusieurs stratégies ont été mises en œuvre pendant la deuxième année d'expérimentation, par exemple une stratégie permettant d'aller à l'essentiel et de ne pas se perdre dans des détails contingents. Nous allons donner ici un seul exemple qui concerne une stratégie utilisant le rapport individuel/collectif.

6 - Economie temporelle et rapport individuel/collectif

L'une des séances sur les quadrilatères utilisant Cabri reposait sur une série d'exercices constitués de figures Cabri préalablement construites et de questions qui s'y rapportaient. La figure 1 propose un exemple représentatif de cette famille d'exercice. Dans cet exemple, le fichier Cabri s'ouvrait sur un carré qu'il s'agissait de déformer. Les dessins obtenus à partir de cette figure Cabri étaient tous des losanges, du fait des propriétés géométriques qui avaient présidé à sa construction. Les objectifs de la tâche proposée était à la fois de nature instrumentale et mathématique. Sur le plan instrumental, il s'agissait de travailler sur la distinction figure/dessin (une même figure Cabri engendre des dessins dont les propriétés géométriques peuvent être différentes), ainsi que d'affirmer la permanence de propriétés par déformation d'une figure. Sur le plan mathématique, cette tâche était l'occasion de revoir les propriétés des différents quadrilatères (on montre qu'un quadrilatère est un losange en mesurant à l'aide de Cabri les longueurs de ses côtés). Cette activité permettait aussi de travailler sur les inclusions entre classes de quadrilatères particuliers (tout carré est un losange, mais il existe des losanges qui ne sont pas des carrés). Les autres exercices étaient similaires et concernaient d'autres couples de quadrilatères particuliers (tels que les rectangles et les carrés, ou les parallélogrammes et les rectangles).

figure 1 : exemple du type de tâche proposé

Il y avait cinq exercices du même type sauf que les couples de quadrilatères changeaient. Pendant l'année 2000/2001, tous les élèves avaient à faire les cinq exercices et les enseignantes n'ont pas eu le temps de faire un bilan à la fin de la séance. Elles ont été obligés d'ajouter une séance où les élèves ont fini les exercices et où un bilan a été fait ainsi qu'une institutionnalisation des connaissances mathématiques et des connaissances instrumentales en jeu dans ces activités. Dans ce cas, beaucoup de capital-temps a été depensé sans que le temps de manipulation soit vraiment important et sans que le temps didactique avance.
Dans la deuxième année de la recherche, un autre choix a été fait par rapport aux mêmes activités. Chaque élève, qui travaillait en binôme, rencontrait seulement trois des activités mais la classe entière rencontrait toutes les activités. Ainsi, les enseignantes ajoutaient du temps de manipulation et, par le biais du bilan, tous les élèves rencontraient toutes les activités soit en première personne soit par le compte-rendu qui était fait par les autres élèves. Les enseignantes ont gagné du capital-temps et le temps d'attention des élèves n'a pas fléchi, comme la première année, parce que les élèves devaient faire un compte-rendu et ils se rendaient compte qu'ils avaient le même dessin et pas la même figure (par exemple deux binômes avaient un carré au départ mais ils n'avaient pas été construits de la même manière : l'un était construit comme rectangle et l'autre comme losange). Il y a eu là aussi un gain du capital-temps (au lieu de deux séances, une séance et demi a suffi), du temps de manipulation et du temps de travail de l'élève : les élèves étaient plus attentifs aux enjeux mathématiques des activités, en partie dû à l'étonnement d'avoir le même dessin et pas la même figure.

7 - En guise de conclusion

Plusieurs conditions nous apparaissent importantes lorsqu'on s'attaque au problème de l'intégration de Cabri-géomètre dans les pratiques ordinaires de classe. Comment concilier la tradition (ou ce qui fait l'ordinaire d'une classe) avec les innovations (ce qui permet d'ajouter du nouveau) et notamment les innovations concernant les nouvelles technologies ?
L'une des conditions que nous avons développée dans un autre article (Assude & Gélis 2002) est celle de trouver la " juste distance " entre l'ancien et le nouveau au niveau des principes de fonctionnement de la classe mais aussi au niveau des types de tâches et des types de techniques disponibles. Une autre condition d'intégration est celle de la maîtrise du temps didactique qui permet à l'enseignant d'avoir une vision globale d'un déroulement du savoir et une vision de ce qui vient après une activité : cette condition permet aux enseignants de savoir où ils sont et où ils vont. Une autre condition d'intégration est celle de l'économie temporelle : économiser le maximum de capital-temps en jouant avec les rapports entre les différentes temporalités présentes à partir de stratégies multiples comme celle associant de manière fine le rapport individuel/collectif ou encore celle de savoir aller à l'essentiel ce qui n'est pas sans rapport avec la maîtrise du temps didactique.

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