Le fonctionnement du service public obéit au principe de continuité.
Ceci impose l'organisation d'un système de suppléances dans les
établissements scolaires. En effet quelle que soit la nature des défaillances
des enseignants et les jugements que l'on porte sur eux, les élèves
ont le droit d'être encadrés et suivis sans interruption dans leurs
apprentissages. Avant 1985, les suppléances étaient assurées
par des enseignants non titulaires. Depuis cette date ce sont les titulaires
remplaçants qui assurent cette fonction.
L'étude porte sur les stratégies et le travail des titulaires
mobiles, remplaçants dans les collèges et lycées. Il s'agit
des résultats d'une enquête plus large menée dans l'académie
de Lille dans le cadre d'une thèse de doctorat portant sur l'exercice
du métier d'enseignant sur les emplois particuliers du système
éducatif. La méthode d'enquête repose sur des entretiens
non directifs et sur quelques observations directes filmées et enregistrées.
Nous avons fait l'hypothèse que les enseignants ayant choisi ces postes
hors norme entretiennent une certaine distance par rapport à la culture
enseignante traditionnelle, ce qui facilite la production de parole, notamment
sur les questions d'autorité.
Nous présentons ici l'évolution des dispositions légales
et les stratégies des enseignants qui font le choix de ces postes où
s'y adaptent. La réflexion porte ensuite sur les relations entre l'instabilité
actuelle des modalités du remplacement et la tâche centrale de
tout enseignant : maintenir, rétablir ou affirmer une relation d'enseignement
satisfaisante dans les contextes les plus divers. Ce faisant, nous cherchons
à comprendre les conséquences de certaines formes de déréglementation
des emplois dans la fonction publique sur l'exercice même du métier
et sur la culture professionnelle des enseignants.
1) Les dispositions légales et leur évolution
Cette évolution reflète une hésitation quant à
la place que l'on peut attribuer aux fonctions de remplacement. En effet selon
les moments, depuis le début des années 1960, les textes prévoient
des statuts spécifiques assortis d'incitations, ou à l'inverse
n'encadrent que de manière très imprécise des fonctions
peu définies.
Dans les décennies 60 et 70, les remplacements ont été
pris en charge par les MA ( maîtres auxiliaires). Ceux-ci représentaient
entre 10 et 19 % du personnel enseignant du secondaire selon les périodes,
entre 1970 et 1990 . Les textes de 1985 sont à l'origine de la création
des statuts de TA ( Titulaires académiques, nommés sur des postes
à l'année) et des TR ( Titulaires remplaçants assurant
les missions de suppléance). L'Académie de Lille se caractérisait
jusqu'à l'abrogation de ces textes par l'existence de " brigades
de remplacement " au sein desquelles se regroupaient l'ensemble des TR,
toutes disciplines confondues. Ces brigades étaient rattachées
à un établissement, dans le cadre d'une gestion par Bassin d'Emploi
et de Formation. Cet établissement était un lieu de socialisation
actuellement regretté des anciens " brigadistes ". Le décret
de 1985 a été abrogé par celui de 1999 qui définit
le statut de TZR ( Titulaires sur Zone de Remplacement ; 908 titulaires en 1999-2000,
dans l'Académie de Lille ).
Depuis cette date, les enseignants ne peuvent plus véritablement choisir
le remplacement de courte et moyenne durée. Ils signalent des préférences
( et non plus des voeux). Les TZR sont affectés en priorité sur
des postes non pourvus à l'année ( notamment des postes à
exigence particulière ) et ceci dans toutes les académies déficitaires.
Ce déficit est relatif aux disciplines, aux territoires violents ou excentrés.
Ce type d'affectation entraîne la suppression des indemnités liées
aux remplacements de courtes et moyennes durée . Ces nouvelles dispositions
traduisent une politique de restriction et d'optimisation des moyens en personnel
fonctionnaire. Le remplacement est à nouveau considéré
comme une tâche résiduelle.
Souvent subie en début de carrière, cette situation constitue
pour une part des enseignants une situation durable acceptée pour ses
avantages ou un choix véritable.
2) Les stratégies des enseignants remplaçants
Pour les jeunes titulaires, la situation actuelle de TZR apparaît comme
une fatalité. Les supports de poste ainsi dénommés correspondent
à plusieurs modalités d'exercice : sur un poste à l'année,
sur plusieurs temps partiels ou sur des remplacements de courte et moyenne durée.
Cette situation donne lieu à des stratégies plus ou moins maîtrisées,
surtout si l'exercice en mobilité se pérennise.
a) Les stratégies d'attente
Les titulaires débutants cherchent à accumuler des points
et des primes. Ils veulent également visiter le territoire avant de se
décider pour une région, un territoire, un établissement.
Les " calculs " sont fait dans l'opacité résultant d'une
information très imparfaite sur des règles de gestion du personnel
qui évoluent.
Les contreparties financières appréciées interviennent
comme un moyen de transformer une situation contrainte en une occasion d'améliorer
les conditions d'installation et un outil stratégique d'attente et de
négociation, face à une administration souvent perçue de
manière conspiratrice.
b) Le retrait instrumental et les stratégies de survie.
Le remplacement peut faire l'objet d'un choix ou d'une adaptation satisfaisante.
Certains enseignants cherchent ainsi à réduire l'écart
entre les satisfactions attendues du travail et les conditions réelles
d'exercice. Il s'agit de simplifier la tâche, en limitant la confrontation
avec les publics difficiles. Les remplacements courts permettent une économie
de préparation, de corrections et de charges annexes, à condition
de se spécialiser dans la régulation normative et la renégociation
permanente de mini-contrats pédagogiques. La mobilité entre les
établissements permet d'écourter les missions impossibles. Les
difficultés liées au territoire s'associent à celles qui
reposent plus directement sur l'identité professionnelle de l'enseignant
(la peur du groupe par exemple).
Il s'agit également d'augmenter de façon substantielle un traitement
généralement considéré comme modeste grâce
aux primes. Celles-ci sont progressivement considérée comme partie
intégrante du revenu et autorise des engagements financiers parfois risqués.
Dans le cadre de l'ancien système de brigade, les périodes sans
remplacement, parfois très longues, ont pu être mises à
profit pour préparer la suite de la carrière ( passer des concours,
entrer à l'université).
c) Une tentative pour transformer la précarité professionnelle
en mobilité qualifiante
Certains débutants tentent de mettre à profit leur situation,
subie au départ, pour développer des contacts avec les collègues
et les supérieurs hiérarchiques. Dans le cadre d'une socialisation
anticipatrice, ils s'engagent parfois dans des tâches d'organisation et
de coordination pédagogique.
Cette stratégie s'accompagne souvent de formes d'engagement, syndicales
ou associatives, destinées à faire reconnaître de nouvelles
compétences par les représentants de l'institution.
conclusion 2) :
En dehors de l'attente des débutants qui souhaitent obtenir un poste
fixe, les expériences du remplacement dans le secondaire et les stratégies
de ceux qui remplissent durablement ces fonctions, se traduisent soit par un
repli instrumental ou de survie, soit par une expérience professionnelle
intéressante.
3) Relation entre instabilité professionnelle et relation d'enseignement
a) Reconnaissance statutaire et relation d'enseignement : une relation ambivalente.
La reconnaissance statutaire, fondement de l'autorité du même
nom est présentée dans les entretiens comme un élément
central qui fait défaut ou au contraire qui autorise une redéfinition
de la relation d'enseignement.
Dans le premier cas, l'enseignant est en attente d'une reconnaissance qui lui
permettra de s'appuyer sur autre chose que ses ressources personnelles. A l'inverse,
certains remplaçants parviennent à affirmer leur position devant
les élèves et ceci de deux manières : soit ils mettent
en oeuvre un difficile travail de conquête de la classe, soit ils semblent
le faire " naturellement " en s'appuyant exclusivement sur leur qualité
personnelle et sur le décalage propre à une situation d'intervention
temporaire.
b) Autorité charismatique et déviance scolaire
Dans un univers complexe de justification ( Derouet 1992), le charisme apparaît
souvent comme l'unique recours pour exercer une autorité didactique.
Cette ressource est délicate à analyser, à objectiver.
La situation du " remplacement au pied levé " peut être
considérée comme une sorte de laboratoire où l'on observe
cette capacité à jouer sur les registres d'une identité
professionnelle multiple ou flexible. (Lahire 1998 ; Demailly 1994). La mobilité
volontaire semble faciliter la construction de cette identité multiple.
De plus, la position de remplaçant amène souvent à relativiser
la dimension normative de l'institution. Elle oblige, encore davantage à
se situer par rapport à la loi ou aux règles. Elle peut se traduire
par la négociation de normes provisoires. Elle est une occasion de s'interroger
sur les formes de narcissisme compatibles avec les pratiques démocratiques.
Les trois séquences exploitées ont été filmées,
analysées et comparées. Elles ont permis de confirmer les résultats
d'études antérieures ( Durand 1996). Face à l'instabilité
de l'ordre scolaire, deux qualités sont généralement requises
: la capacité à diviser son attention dans le cadre d'un temps
partagé entre la transmission de connaissance et la régulation
normative ( overlapping) ; la capacité à être au centre
de la tâche des élèves ( withitness ou " avoir des
yeux dans le dos ") ce qui ne signifie pas nécessairement être
au centre de l'activité.
Trois types de configurations, schématisant les échanges en classe
ont alors pu être distingués. Elles correspondent à trois
styles différents confrontés à trois situations spécifiques
et révèlent des qualités ou des difficultés dans
la gestion de la relation d'enseignement : un cours magistral déguisé
à l'aide d'une routine (celle de la " sollicitation des élèves
jusqu'à l'obtention d'une réponse en écho du discours de
l'enseignant "); un exemple de perturbation qui dévore l'activité
pédagogique proposée ; une illustration de l'attention partagée
avec maintien de l'enseignant au centre de l'activité et négociation
de mini-contrats pédagogiques avec la classe ou les individus qui la
composent.
c) Mobilité intégration professionnelle et territoire
Telle qu'elle fonctionne actuellement, la mobilité des TZR se traduit
plutôt par une difficulté d'intégration professionnelle
dans un espace de qualification segmenté. L'intégration est incertaine,
disqualifiante ou laborieuse . L'entrée dans le métier est très
aléatoire. La constitution des équipes pédagogiques est
compromise par le " turn over " qui caractérise certains territoires.
Une certaine mobilité peut être qualifiante et permet de réconcilier
le développement des compétences individuelles et l'efficacité
globale de l'organisation du système éducatif. Elle suppose une
expérience préalable ( toute situation de mobilité ne convient
pas à tout enseignant débutant), elle suppose une réflexion
préalable sur la cartographie des fonctions successives que l'on veut
confier aux enseignants selon le stade de développement de leurs qualités
pédagogiques.
Conclusion :
Après avoir fait l'objet d'une mise en forme professionnelle analogue
à celle qui existe dans les écoles, le remplacement dans les lycées
et collèges est à nouveau considéré comme un tâche
résiduelle. Ce sont aujourd'hui des débutants qui assurent le
plus souvent cette fonction.
Certains remplaçants développent cependant des qualités
en exerçant cette fonction. A côté de l'instrumentalisation
pure et simple d'une situation avantageuse, on observe de grandes capacités
à travailler les relations en classe, à tirer parti des investissements
affectifs des élèves et des siens propres.
La situation du remplacement présente un intérêt pour le
développement des qualités professionnelles des enseignants.
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DEROUET J L., 1992, Ecole et justice, Paris, Métailié,.
DURAND M., 1996, L'enseignement en milieu scolaire. PUF.
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Le regard sociologique 1997, Paris, MSH..
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TARDIF M., LESSARD C., 1999, Le travail enseignant au quotidien, Bruxelles,
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