Cadrage de la contribution
Les classes à P.A.C (projet d'action culturelle) initiées sous
le ministère de Jack Lang réaffirment, de façon opérationnelle,
la place de toute importance que tiennent notamment les disciplines artistiques
à l'Ecole. Cette contribution, à resituer dans un cadre plus large
de recherche , s'intéresse plus particulièrement à la chorégraphie
en milieu scolaire. Elle veut montrer l'intérêt que peut présenter
de considérer la chorégraphie à l'Ecole comme un système,
tant sur le plan de la relation pédagogique que sur celui de la didactique.
Le point de vue est à préciser : il n'est pas celui d'un spécialiste
de la danse. A partir des écrits de deux chorégraphes - Serge
Lifar et Merce Cunningham - je me réfère à leur questionnement
sur l'évolution de la forme chorégraphique, questionnement qui
concerne les rapports hiérarchiques entre les langages (musique, danse,
argument narratif), l'articulation individuel/collectif, la multiplication des
"centres" de l'action, le jeu avec le spectateur - ce dernier pouvant
être considéré comme un Tiers-inclus de la relation chorégraphe/danseur.
Si Cunningham mène plus avant le questionnement de Lifar, la logique
de la dynamique explorée semble trouver son apogée dans la forme
artistique "Happening" : dans la dissolution même de la notion
d'auteur. En considérant la chorégraphie comme un système,
la recherche des deux chorégraphes est pour une part la tentative de
mettre en tension fermeture et fermeté du système. Dit autrement
(et bien évidemment de façon réductrice), leur recherche
artistique sur la forme explore les frontières entre le "compliqué"
et "le complexe". Quand cette recherche formelle envisage l'articulation
individuel-collectif, un enjeu éthique surgit.
De façon pratique dans le cadre de cette contribution, après avoir
considéré la chorégraphie sous un angle systémique,
je présente un extrait de scénario chorégraphique qui tente
d'intégrer, à l'école élémentaire, les principes
d'une démarche en danse contemporaine, démarche lue en référence
aux modèles de la seconde cybernétique. La réflexion ouvre
sur des perspectives qui envisagent les potentialités du site esthétique
chorégraphique à l'école comme "ouvroir" d'écriture
potentielle de l'articulation individuel/collectif dans la "socialité"
(le "Etre ensemble") à l'Ecole.
I/ La chorégraphie considérée comme un système
En reprise de la définition de Le Moigne (1984, 1993), nous avançons
qu'une chorégraphie est un système : quelque chose (un principe
chorégraphique) qui fait quelque chose (des séquences gestuelles
produites par des danseurs) qui est doté d'une structure (les rôles
entre danseurs sont distribués, l'espace scénique est découpé..),
évolue dans le temps dans quelque chose (une chorégraphie a une
durée et développe une narration gestuelle dans un espace scénique)
pour quelque chose (une oeuvre qui sera appréciée par des spectateurs).
Il y a bien présence d'un enchevêtrement intelligible (le spectateur
perçoit les récurrences, des formes de régularité
dans les mouvements et les compositions spatiales) et finalisé (la rencontre
de l'uvre et du témoin/spectateur), d'actions interdépendantes
(les interactions entre danseurs). Il y a effectivement conjonction de deux
perceptions antagonistes à savoir un phénomène perçu
dans son unité (la totalité du moment dansé) et des interactions
internes entre composants actifs (danseurs, musique, éclairage, costumes,
décor..) dont le phénomène-évènement constitue
la composition résultante.
Le système chorégraphique "agit" dans un environnement,
celui d'un "lieu culturel", d'un théâtre, d'un cadre
en pleine nature..., dans un complexe de processus extérieurs au système
chorégraphique. Entre environnement et système chorégraphique
se situe le "milieu" . C'est l'interface entre Système et Environnement,
"lieu" de l'intégration par le Système d'éléments
de l'Environnement tels que réactions de spectateurs, aléas divers.
L'ampleur de l'étendue de l'Entre-deux ira de pair avec l'augmentation
de la fermeture et/ou de la fermeté du système, la dépendance
avec l'Environnement diminuant ou augmentant.
Le chorégraphe construit l'organisation du système chorégraphique,
sa structure, la programmation des informations qui alimenteront le système.
Il peut intégrer, par dévolution , la dimension aléatoire
(cf Cunningham 1980/1988). Dans ce cas, le concept d'autopoïèse
peut être référencé. Les initiatives des danseurs/processeurs
alimentent le réseau de processus de production de composants qui régénèrent
continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau
chorégraphique qui les a produits.
Nous employons l'expression de danseur/processeur. Le danseur dispose d'un espace
de libre mouvement dans lequel il peut prendre des initiatives non programmées,
bien qu'envisagées. Prendre en compte que le danseur/processeur, en inter-action
avec d'autres danseurs/processeurs, est responsable de l'effectuation d'un processus
c'est "considérer que les relations entre les processeurs sont aussi
importantes que les processeurs eux-mêmes pour la réalisation des
processus comme pour la réalisation globale du système" .
La potentialité des rencontres aléatoires entre danseurs définira
la variété et la fermeté . La forme du système chorégraphique
est en lien structurel avec sa dynamique. Le chorégraphe a deux pôles
à gérer en tension. D'une part le pôle de la complexité,
"lieu" de l'enrichissement du système où s'accroissent
les possibilités de régulation, d'autre part celui de la complication,
"lieu" où le nombre de fonctions se rapproche de celui des
processeurs. Dans ce dernier cas, le système fonctionne sur un principe
qui peut être figuré par une arborescence. C'est le pôle
qui tend vers un but unique, qui favorise les procédures susceptibles
de pré-programmation, d'où le renforcement d'un seul état
de plus en plus rigide (uniformisation) tourné vers un seul but (monofinalisation).
La conjugaison des deux pôles garantit l'entre-deux d'efficacité
au système, la rigidité jouant le rôle de défense
du système. Dans ce type d'écriture chorégraphique, c'est
la mise en tension entre l' "indictum" , ce qui est fixé, et
"ce qui peut advenir", le "Happening".
Ainsi modélisé, le système chorégraphique se présente
comme une hiérarchie des sous-ensembles de processus, de systèmes
(un sous-système opérant : les actions perçues c'est-à-dire
les mouvements. Un sous-système de stockage : les modules gestuels disponibles.
Un sous-système de pilotage : la conception du système qui conjugue
"règle" de fonctionnement et "principe" de fonctionnement.
Dans la prise d'information, la notion de "feed-back" est essentielle
: c'est une régulation, un bouclage informationnel, l'alimentation d'un
système en retour. Le feed-back positif est la caractérisation
d'un système alimenté en retour dans le même sens que le
flux d'entrée. Le système s'enrichit sans fin. Mais le flux allant
décroissant, c'est l'épuisement. Dans le système chorégraphique,
le flux entrant est alimenté par le scénario écrit. Le
flux étant décroissant, le scénario arrivant à son
terme, le système n'est plus alimenté en informations, c'est la
fin.
Si ce flux provient des initiatives non régulées des danseurs,
le système, sans cesse alimenté, peut "exploser" (c'est
la forme extrême du happening, dans la dissolution de la notion d'acteur,
d'auteur, de spectateur). Dans la caractérisation d'un feed-back négatif,
la régulation va dans le sens contraire du flux des entrées. Le
système est alimenté par des règles qui maintiennent le
système. Cette régulation assure l'homéostasie du système.
Seule, elle empêche le changement. Elle maintient une part de la finalisation
envisagée par le chorégraphe en contre point des initiatives des
danseurs.
II/ Un exemple de chorégraphie scolaire
L'exemple présenté est un scénario, un principe chorégraphique
(dans un cadre scolaire) qui tente de prendre en compte la démarche artistique
contemporaine en danse telle que l'aborde Cunningham (1980/1988). Le principe
chorégraphique met en place des processeurs qui ont pour fonction de
perturber le "déjà institué" (ici un module gestuel
construit au cours de plusieurs séances ; ce "déjà
là" peut-être considéré comme le moment de l'affirmation
soumis à déconstruction.) Ces processeurs sont en fait les équivalents
des "contraintes" dans les écritures littéraires expérimentales
telles celles développées par le mouvement littéraire OU.LI.PO.
Ces contraintes en fait sont, elles aussi, des instances instituées.
Quel que soit le dispositif didactique mis en place, le travail de négativité
opérera. Au cur de la relation chorégraphique.
L'entrée dans le projet s'est faite à partir de la réécriture
de "La belle au bois dormant" (1982) par Warja Lavater, peintre contemporain.
Le travail de recherche dans l'atelier de pratique artistique "Danse"
a été de transposer la narration et le langage plastique dans
le langage gestuel. Le descriptif qui suit tente de rendre compte du stade auquel
le travail est arrivé après un an de travail en classe.
II.1/Tableau 1
Sens : figurer les escaliers qui permettent l'accès à la
pièce de la tour où la sorcière file la laine. Traitement
: se déplacer en marchant et former des escaliers à cinq danseurs
en occupant des niveaux bas, moyens, hauts et en affichant sur le corps des
angles droits au niveau des articulations. Contrainte d'écriture
: Les quatre "escaliers" formés par quatre groupes de danseurs
sont pilotés par un danseur qui prend l'initiative de positionner, par
son orientation corporelle et par l'endroit qu'il choisit sur scène,
la structure de l'escalier qu'il pilote. Les danseurs de son groupe se positionnent
d'après les orientations données. La règle de fonctionnement
laisse le libre choix au danseur pilote de l'emplacement. Le principe étant
le même pour les autres "escaliers", la fonction aléatoire
de l'occupation de l'espace crée des problèmes à chaque
fois nouveaux car les escaliers sont amenés à se croiser sur scène,
ce qui implique une prise de décision de positionnement, pour chaque
danseur, sans cesse renouvelée.
Les danseurs doivent résoudre le problème en direct devant
les spectateurs sans que ceux-là se doutent de rien.
II.2/ Tableau 2
Sens : le sommeil qui dure 100 ans, les cauchemars de "La Belle-au-
Bois-Dormant " pendant son sommeil. Traitement : dix danseurs (filles
et garçons) sont "La Belle au Bois Dormant " (à noter
que l'appartenance à un sexe ne détermine pas le rôle ;
ici bien entendu il ne s'agit pas de déguiser un garçon en fille
; à noter de même le processus de "clonage" du héros
qui fait éclater la notion de "danseur étoile", de centre
unique dramatique). Position statique debout ou couchée - voix parlée.
Chaque élève incarnant "La Belle au Bois dormant" choisit
un rêve ou cauchemar qui revient souvent dans sa vie privée et
le met en scène sous forme de module gestuel ou vocal bref qui est répété
par intermittence. C'est ici le recours à la singularité, à
l'autoréférence de l'interprète. Contrainte d'écriture
: des danseurs, qui sont en coulisses, ont pour rôle de venir perturber
les modules gestuels ou vocaux réglés par les danseurs sur scène.
Ces perturbations consistent par exemple à bloquer physiquement un danseur
en l'étreignant, à se mettre à ses côtés et
l'imiter, à le saisir et le déplacer, à se poser devant
lui en obstacle. Ceci de façon imprévisible pour les danseurs
sur scène. Les spectateurs ne doivent pas percevoir la perturbation
ce qui implique de la part des danseurs d'accepter l'évènement,
d'abandonner un temps leur projet, d'intégrer à leur gestuelle
la gestuelle de l'autre voire de dialoguer avec le "perturbateur"
et de reprendre le cours de son projet.
La gestion de la durée est à la charge d'un "danseur rêveur"
qui donne le signal du tableau suivant, en tenant plus longtemps (et à
son initiative) que les fois précédentes son cri cauchemardesque.
Alors tous les danseurs, sauf un, sont déménagés physiquement
par les danseurs/pertubateurs (à leur initiative). Il reste sur le devant
de la scène un seul danseur, dos tourné aux autres, les yeux clos.
C'est lui qui donne le signal de changement de scène. Pour cela, il
doit percevoir, uniquement par l'ouïe, que la scène est vide. Cette
certitude, essentielle pour l'effet à produire, lui demande un temps
jamais constant. Ainsi, la durée totale de la chorégraphie, en
faisant la somme des aléas, peut aller de 10 à 20 minutes.
III/ Commentaires et pistes de réflexions
Paul Valéry (1968) avance que l'esthétique est un système
de négation. Un repérage thématique dans les écrits
des chorégraphes Lifar et Cunningham nous renseigne sur leur recherche:
interroger la fermeture du système chorégraphique, la topologie,
le centre scénique, le centre dramatique, le centre corporel, pour faire
circuler de nouvelles énergies, de nouveaux rapports, de nouvelles géométries
dynamiques, dans l'autonomie des "langages" (musique, argument narratif..)
en résonance, pour la construction d'une oeuvre instauratrice de sens
en perpétuelle émergence dans sa fluidité polysémique.
Par dévolution (notamment chez Cunningham), le chorégraphe associe
le danseur/processeur à l'écriture de l'articulation individuel/collectif.
Mais cette ouverture n'est pas si facile à être investie par les
danseurs. Ce conflit même fait oeuvre et devient un processus chorégraphique.
Au risque, dans cette possibilité d'altération, négative
au sens hégélien, de mettre la finalisation de l'oeuvre en danger
d'incohérence artistique. Dans une métaphore nourrie de physique,
le gain en entropie du système fait se "déconstruire"
les frontières qui hiérarchisaient les notions de chorégraphes,
d'acteurs, de spectateur, de durée, de lieu... L'indifférenciation
définit alors le quotidien comme une oeuvre, le spectacle, dans la "cancérisation"
du processus, élargissant sans cesse le milieu systémique, intégrant
inexorablement les éléments de l'environnement. L'homme-artiste
nietzschéen danseur n'est pas loin.
Le concept de système permet de conjecturer des dynamiques, des pôles
en tension de ces problématiques artistiques. Une étude que nous
avons menée sur quelques spectacles scolaires montre (sur une grille
construite à partir des problématiques construites par les travaux
de Lifar, Cunningham) un regroupement de ces chorégraphies autour du
pôle "fermeture". En termes empruntés à la géométrie,
la forme chorégraphique donnée à voir alors renforce une
géométrie de type euclidien. L'exploration d'autres géométries
de type fractal - comme par exemple dans la forme artistique du "happening"-
soulève la question de la dévolution, de la saisie de la dévolution
par les élèves, de la mise en tension entre fermeture et fermeté
du système, de la lisibilité, de la reconnaissance d'une forme
connue et sécurisante pour le spectateur-parent.
Le propos esthétique finalisé croise la question éthique.
Les représentations des enseignants interrogés dans le cadre de
ma recherche montrent que la forme du "donné à voir"(produit
et processus) au Tiers présent fait "image" et entre en résonance
avec les produits et processus du temps de classe (l'articulation individuel/collectif,
les savoirs, la relation au savoir).
L'intention, dans l'extrait de la chorégraphie scolaire rapporté,
est de produire une forme en perpétuelle mouvance. Cela peut induire
que les danseurs-élèves, pour plus de sécurité,
sont amenés à fermer le système en réitérant
un même type d'initiative, ce qui permet l'anticipation et enlève
la résolution en direct devant les spectateurs d'un réel problème
inédit. Des répétitions qui fixent le "produit",
le réifiant en un algorithme tendent à restreindre le degré
de variabilité du système chorégraphique. La limite à
explorer est celle de retarder jusqu'au dernier moment les réglages définitifs
tout en continuant à travailler la qualité "d'écoute"
des danseurs/élèves ; en concevant que ce qui est montré
est amené à continuer à vivre, à évoluer,
même après le départ du dernier spectateur. En reprenant
les propos de Cunningham, nous retrouvons dans cette transposition une difficulté
qu'il a rencontrée : un principe intellectuellement et éthiquement
acceptable (-celui de l'ouverture du système chorégraphique qui
offre au système un bouclage négatif dans la mesure où
il alimente en retour le système dans le sens contraire des entrées
qui sont écrites -celui de la participation des danseurs à l'orientation
de l'objet chorégraphique), se confronte à un refus de dévolution
offerte aux danseurs, ce qui procure un feed-back positif qui va dans le même
sens que les entrées algorithmiques : le système s'enrichit d'anticipation
prévisible, l'évolution allant à l'encontre du but recherché
par le chorégraphe/enseignant. Nous sommes alors dans le cas du changement
"correspondant au plus de la même chose" .
Le système chorégraphique instaure alors un jeu : une oscillation
entre d'une part une ironie tragique qui oppose le couple chorégraphe-enseignant/élève-héros-danseur
(qui croit savoir quelque chose) à un auditoire qui sait que ce couple
ne sait pas, et d'autre part une ironie socratique dans laquelle le couple chorégraphe-enseignant/élève-héros-danseur
sait qu'il ne sait pas et cherche face à un public qui croit savoir quelque
chose . Ce "jeu" de mise à distance, ce "jeu des masques"
serait une dimension centrale du "vivre ensemble" à l'Ecole.
L'espace-temps de la chorégraphie -ouvroir d'écriture potentielle
de l'articulation individuel/collectif- pourrait se présenter, dans la
discussion, comme un moment de régulation/distanciation (Charlot 1997)
de la relation pédagogique.
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