La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : LA PRISE DE DECISION, OBJECTIF OU PROCESSUS DE FORMATION ?
Auteurs : DURAT Laurence, Doctorante LSE ULP Strasbourg, laurence.durat@wanadoo.fr ; SONNTAG Michel, professeur ULP/ ENSAIS Strasbourg : Michel. Sonntag@ensais.u-strasbg.fr

Texte :

Lorsqu'on enseigne dans un IUT, un IUP, une Ecole d'ingénieurs ou une Ecole de commerce, on est confronté non seulement à la formation à une fonction, celle de futur cadre, amené à prendre des décisions engageant leurs responsabilités et bien souvent le destin des personnes et des entreprises. A ce titre, la question de la formation à la prise de décision constitue un objet de recherche particulièrement important dans ces formations. Mais en sciences de l'éducation, la question posée n'est pas simplement celle de moyens à mettre en œuvre pour former des décideurs plus efficaces, mais de d'explorer l'articulation entre prise de décision, sujet décidant et formation. Il nous semble que la prise de décision n'est pas un acte comme un autre qui relèverait d'un savoir-faire à apprendre. La prise de décision est aussi un acte qui ouvre sur des horizons nouveaux et à ce titre génère de l'apprentissage, construit de l'identité, révèle le sujet à lui-même. La présente communication rend compte d'une partie de ce travail, fondée sur l'exploitation d'entretiens menés auprès de divers décideurs dans des entreprises. Ont-ils été formés à la prise de décision, les prises de décision les ont-elles formés ?

1. Cadrage de la recherche

La question habituelle est celle de savoir si l'on peut-on former à la prise de décision ? Cette question traverse de nombreuses réflexions sur la formation professionnelle initiale ou continue des dirigeants particulièrement, pour lesquels la capacité à décider est présentée comme une compétence centrale de leur fonction. Le champ d'étude qui s'est constitué autour de la prise de décision regroupe une vaste collection d'explications, nourries de l'éclairage disciplinaire dont elles sont issues. Particulièrement absente du débat, la question de la finalité de la décision pour le dirigeant nous semble pourtant une voie d'accès éclairante. En effet, nous souhaitons aborder la décision sous un nouvel angle : au lieu de considérer la capacité à prendre des décisions comme un objectif de formation nous partons de l'hypothèse que pour les décideurs et notamment les dirigeants, la décision peut être considérée et vécue comme une opportunité d'apprentissage, voire comme une stratégie d'apprentissage insérée elle-même dans une perspective plus large de construction identitaire.
Un déplacement du questionnement devient alors possible. Qu'est-ce que le manager fait de la décision et qu'est-ce que la décision fait de lui ? Pour explorer la pertinence de cette interrogation, nous avons choisi d'effectuer des entretiens compréhensifs auprès de dirigeants. Nous explorons la représentation et l'évolution de la représentation qu'entretiennent les décideurs de : leur fonction managériale, leurs pratiques décisionnelles, leurs modes d'apprentissage, leurs systèmes de valeurs. Notre communication rend compte des pistes se dégageant des 10 premiers entretiens réalisés auprès de dirigeants dans des entreprises industrielles, dans les secteurs des télécommunications, du textile, de l'ingénierie électrique et de la mécanique.

2. Manager, une identité à conquérir

Il y a aujourd'hui une communauté de vues pour supposer des identités au pluriel, . L'identité est ici considérée comme produit d'un processus qui intègre les expériences individuelles tout au long de la vie, impliquant une dynamique de l'identité à travers les interactions entre le sujet et le monde et une intégration des identités dans un tout structuré, garant de l'unité et de la continuité de la personne.

A. Dirigeant-dirigé, une identification respective
Les travaux sur la visibilité sociale mettent en lumière que la finalité essentielle poursuivie par l'acteur est la reconnaissance de son existence dans le système social, reconnaissance possible par un double mouvement : d'appartenance (c'est-à-dire être reconnu comme semblable aux autres membres du groupe) et de singularité (exister en tant que personne distincte, singulière). Toute identité requiert l'existence d'un autre, se définit dans le rapport à une autre identité. Il en va de même pour l'identité de dirigeant qui implique la reconnaissance et la légitimation par le suiveur de la figure d'un leader. Dans le cas des managers interviewés, la "réalité psychologique des comportements identitaires individuels" évoquée par Kastersztein, semblait être celle d'un désir simultané d'intégration et de différenciation auprès de leurs collaborateurs. Nous retrouvons cet enjeu majeur clairement identifié par les managers de notre enquête qui mettent en œuvre différentes actions visant à l'acceptation de leur rôle par leurs collaborateurs : " j'attends que l'autre puisse se faire une idée, je lui montre que je ne vais pas regarder sa façon de faire, pour, je ne sais pas, le critiquer, non. Je suis là pour l'aider. Sinon, à quoi je sers ? quelle est la valeur ajoutée que j'amène ? mon chef, mon chef, s'il ne m'aide pas, il ne m'est pas utile !! ".
Il est dans une logique de légitimation, parce que la nécessité de sa présence ne va pas toujours de soi : " Si on se préoccupe de mettre un manager avec des équipes, c'est que doit y avoir quelque chose, là. Donc, c'est vrai que le responsable de l'atteinte des objectifs, c'est le manager. Mais comme on lui met une équipe, alors, euh, qui rend service à qui, quoi ? ".
La reconnaissance passe donc par la justification de l'utilité, la recherche de l'adhésion, une demande implicite de gratitude pour l'aide, la promotion ; ou plus simplement la réciprocité de l'acceptation. Un des dirigeants interviewés illustre également très directement la conscience qu'il a de cette interdépendance : " Donc euh, le manager existe au travers des équipes qu'il a autour de lui, et c'est tout. Lui tout seul, il est rien, il vaut rien, hein. "
Néanmoins, la finalité de singularisation surgit avec une intensité forte et constamment renouvelée dans les propos tenus par ces décideurs. Il s'agit, tout en conservant la reconnaissance des proches indispensable au maintien dans la fonction, de se montrer différent pour légitimer la position de chef : " les gens ont besoin d'être poussés, tu, plus que ne le penses là, les gens ont besoin d'être poussés, alors poussés où, on appelle ça comme on veut, ils ont besoin d'un truc là, qui les, qui les stimule ".
En ce qu'elle octroie en termes de visibilité aux yeux de l'entreprise et de correspondance entre l'image de soi idéale et l'identité construite, la position dirigeante est un but à atteindre et les efforts dans ce sens ne sont pas ménagés. " Euh, mais après, on veut toujours plus, quoi ! on veut toujours plus, on veut toujours avancer, mais, bon, c'était euh, c'était d'arriver à un niveau de responsabilités, à un niveau de reconnaissance, euh (…) "
Plus encore, être leader est une nécessité quasi existentielle pour certains " Le, le, là où j'ai été le plus malheureux, pas pendant longtemps, mais j'ai été très malheureux, puisque ça a pas duré, c'est quand j'ai basculé d'une fonction chef de projet, où j'avais euh, au minimum 15 personnes à manager, à la fonction commerciale où je me suis retrouvé seul, du jour au lendemain ; ça a pas duré parce que je me suis tout de suite affilié des gens pour euh être manager de la troupe, si tu veux, pour, mais j'ai, j'ai, j'ai dit, c'est pas possible que tu te retrouves seul comme un con, t'as personne… " Cette finalité de visibilité forte s'accompagne soit d'une conviction de sa propre valeur dans les compétences attendues "J'avais pas besoin de grand-chose, hein, j'étais déjà bon à l'époque ! ", s'affiche très conquérante dans des jeux de pouvoir face à sa propre hiérarchie ou dans la manière d'accéder aux responsabilités ; soit de manière plus indirecte, par un positionnement d'expert ou de formateur, permettant de maintenir la distinction, de rester la référence.

B. La décision comme stratégie identitaire
L'approche de l'identité en termes de stratégie identitaire postule une certaine capacité d'action des acteurs, donc de choix sur une part de définition de soi. Cependant, les stratégies identitaires sont principalement étudiées comme des conduites individuelles ou collectives de défense et de survie visant à résoudre des conflits d'identité . Nous proposons dans cette recherche d'explorer la prise de décision insérée dans ce que nous considérons comme une stratégie active de reconnaissance sociale.
Au cœur du management, la prise de décision, domaine réservé du dirigeant, est un moyen très investi pour asseoir l'identité managériale. Identifié comme une tâche délicate, le fait décisionnel doit être lisible et visible, pour servir son dessein de promoteur de l'identité en construction. La situation décisionnelle, c'est le nœud gordien pour les uns, à trancher à la manière d'Alexandre. Décider est identifié comme un savoir-faire et une nécessité d'action pour le manager, salvatrice pour ses collaborateurs : " Euh, c'est, si, a un moment donné, il faut savoir trancher, et, et, aller dans un sens ou dans un autre. C'est, y a rien de pire, surtout en termes de management, que de laisser un entourage dans l'indécision ". On le voit, le manager a le devoir de décider, acte solennisé par le contexte et les collaborateurs " le pire, c'est de ne pas avoir de décision, la non-décision, alors ça, c'est l'horreur ! ". Avec ces contraintes fortes d'une décision qui engage le secteur de la société qu'il dirige, qui est très fortement attendue, qu'il doit prendre vite, et qui met en jeu sa crédibilité, la marge de manoeuvre semble étroite pour le manager et risquée à emprunter " Ben, t'es en permanence dans le flou, quoi, quand tu, tu prends tout le temps des décisions dans le flou, (…) tu prends une décision, tu n'as jamais tous les éléments pour prendre une décision. " mais il est risqué également de ne pas la prendre, il ne peut donc se défausser sans ternir son image.
Si accéder à, se maintenir voire progresser dans la fonction managériale est la finalité visée, la décision dans ses différents aspects, sera la voie royale (la seule ?). Mais comment faire pour apprendre à décider ? Compte tenu de l'enjeu de la décision pour la confirmation de l'identité de dirigeant, la représentation qu'ils se font de la décision vient donc logiquement soutenir leurs efforts constants de singularité : "L'aspect décision ? oh je l'ai pas copié, je crois pas, je l'ai pas copié, j'ai toujours décidé " ou encore : "comme disent les africains, un tronc d'arbre, quand on le laisse dans l'eau pendant 25 ans, ça devient pas un crocodile " le dirigeant affirme fortement la part de qualités personnelles dans sa réussite.
Dans leurs propos transparaissent les éléments étayant une construction progressive de l'apprentissage, à travers la diversité des expériences. " C'est vrai que, tout s'apprend, quoi, finalement. Y a, y a des choses que j'aurais jamais osé faire, euh, mettre quelqu'un dehors, euh à la fin d'une période d'essai, euh, ça, maintenant, ça me, bon. ", " ah la vache, y a dix ans, euh, clatsch, je, je, je taillais au couteau, ça c'est sûr… Et, euh, si tu veux, l'âge aidant, parce que je pense que c'est aussi une question de maturité dans l'âge, euh, c'est que, je prends beaucoup plus de recul. P'têtre moins, moins euh, je trouve pas le mot-là, moins impulsif dans la décision, c'est ça. ".
L'apprentissage le plus significatif concerne d'ailleurs les interactions avec les autres individus : " le plus dur c'est dans toutes ces fonctions, à partir du moment où on arrive à un certain niveau, c'est de gérer les personnes, c'est la gestion humaine. Tout le reste, c'est professionnel, c'est de la rigolade, à côté ". C'est un avis très largement partagé : " Je crois que c'est le management des hommes qui apporte le plus de surprises. A ça, personne n'est formé, aucun des managers n'a appris comment faire. ". On repère à cet égard dans leur discours des situations ou la capacité à prendre une décision extrêmement pénible peut être analysée comme une voie d'accession au rang de manager : " Bon, les décisions les plus difficiles, c'est toujours de se séparer de quelqu'un, hein. " situation relativement paradoxale, puisque le dirigeant agit dans cette finalité de reconnaissance vis à vis de ses propres collaborateurs " mais il faut le faire, j'veux dire ça fait partie des tâches, il faut, il faut savoir justement prendre des décisions sur, euh, bon, ben, ça va pas, ça va pas, donc il faut, il faut clore " ; " on commence à comprendre, et on commence à changer quand on est face à des situations que j'ai dû vivre, c'est-à-dire devoir virer quelqu'un sans avoir véritablement de motif pour virer la personne ". Pourtant, l'enjeu de ces batailles (intérieures mais aussi dans leur rivalité avec leurs pairs ou leurs supérieurs, dans la démarcation de leurs périmètres d'action, dans la défense de leurs prérogatives, dans la réaffirmation de leur autorité face aux collaborateurs) est énorme.
Il est question de pouvoir et d'autonomie " Donc c'est effectivement le management qui a le pouvoir total ; au moins à l'échelle d'un an, parce que personnellement aujourd'hui, j'peux faire ce que je veux " ; " dans la boîte dans laquelle je suis, au niveau des produits, je fais c'que je veux, c'que je veux ! ", de plaisir " Ouais, dans le management, c'est vraiment un job dans lequel je m'éclate ! Parce que je prends le plaisir, si tu veux. ".
En clair les finalités individuelles évoquées plus haut, reconnaissance par l'appartenance et la singularité et visibilité trouvent dans la fonction managériale une cible extrêmement attractive.

Conclusion

Former à la prise de décision peut prendre un tout autre sens si on considère le fait décisionnel comme un marqueur de la fonction managériale, et qu'on l'envisage dans une perspective stratégique de construction identitaire. La prise de décision n'est plus considérée comme un acte technique dont on apprendrait préalablement les savoirs-faire. Elle émerge d'une situation problème dont la résolution constitue en soi une véritable situation d'apprentissage au sens où il ne s'agit d'une simple application d'un savoir-faire appris.
Comprendre les déterminations agissantes et cerner mieux les finalités qui mettent en mouvement ne rend-il pas plus libre d'agir ? Pour cette raison, les connaissances des règles du système dans lequel vit le manager aussi bien que la prise de conscience des enjeux qu'il poursuit deviennent déterminantes. Au contenu de savoir s'ajoute ainsi l'intérêt des formations par l'analyse des pratiques, qui pour le moment sont difficiles à mettre en œuvre dans le système éducatif, où prédomine essentiellement le modèle didactique de la transmission des savoirs.

Références bibliographiques

BLANCHARD-LAVILLE C. et FABLET D. (1996) : L'analyse des pratiques
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BARBIER J-M. et GALATANU O. (Dir), (1999) : La singularité des actions : qualques outils d'analyse. Paris, PUF.
CAMILLERI, C., KASTERSZTEIN J., LIPIANSKY E.-M., MALEWSKA-PEYRE H., TABOADA-LEONETTI I. , VASQUEZ A., (1990), " Stratégies identitaires " Paris, PUF.
CROZIER M. et FRIEDBERG E. (1977) " L'acteur et le système ", Paris, Ed. du Seuil.
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