Lorsqu'on enseigne dans un IUT, un IUP, une Ecole d'ingénieurs ou une
Ecole de commerce, on est confronté non seulement à la formation
à une fonction, celle de futur cadre, amené à prendre des
décisions engageant leurs responsabilités et bien souvent le destin
des personnes et des entreprises. A ce titre, la question de la formation à
la prise de décision constitue un objet de recherche particulièrement
important dans ces formations. Mais en sciences de l'éducation, la question
posée n'est pas simplement celle de moyens à mettre en uvre
pour former des décideurs plus efficaces, mais de d'explorer l'articulation
entre prise de décision, sujet décidant et formation. Il nous
semble que la prise de décision n'est pas un acte comme un autre qui
relèverait d'un savoir-faire à apprendre. La prise de décision
est aussi un acte qui ouvre sur des horizons nouveaux et à ce titre génère
de l'apprentissage, construit de l'identité, révèle le
sujet à lui-même. La présente communication rend compte
d'une partie de ce travail, fondée sur l'exploitation d'entretiens menés
auprès de divers décideurs dans des entreprises. Ont-ils été
formés à la prise de décision, les prises de décision
les ont-elles formés ?
1. Cadrage de la recherche
La question habituelle est celle de savoir si l'on peut-on former à
la prise de décision ? Cette question traverse de nombreuses réflexions
sur la formation professionnelle initiale ou continue des dirigeants particulièrement,
pour lesquels la capacité à décider est présentée
comme une compétence centrale de leur fonction. Le champ d'étude
qui s'est constitué autour de la prise de décision regroupe une
vaste collection d'explications, nourries de l'éclairage disciplinaire
dont elles sont issues. Particulièrement absente du débat, la
question de la finalité de la décision pour le dirigeant nous
semble pourtant une voie d'accès éclairante. En effet, nous souhaitons
aborder la décision sous un nouvel angle : au lieu de considérer
la capacité à prendre des décisions comme un objectif de
formation nous partons de l'hypothèse que pour les décideurs et
notamment les dirigeants, la décision peut être considérée
et vécue comme une opportunité d'apprentissage, voire comme une
stratégie d'apprentissage insérée elle-même dans
une perspective plus large de construction identitaire.
Un déplacement du questionnement devient alors possible. Qu'est-ce que
le manager fait de la décision et qu'est-ce que la décision fait
de lui ? Pour explorer la pertinence de cette interrogation, nous avons choisi
d'effectuer des entretiens compréhensifs auprès de dirigeants.
Nous explorons la représentation et l'évolution de la représentation
qu'entretiennent les décideurs de : leur fonction managériale,
leurs pratiques décisionnelles, leurs modes d'apprentissage, leurs systèmes
de valeurs. Notre communication rend compte des pistes se dégageant des
10 premiers entretiens réalisés auprès de dirigeants dans
des entreprises industrielles, dans les secteurs des télécommunications,
du textile, de l'ingénierie électrique et de la mécanique.
2. Manager, une identité à conquérir
Il y a aujourd'hui une communauté de vues pour supposer des identités
au pluriel, . L'identité est ici considérée comme produit
d'un processus qui intègre les expériences individuelles tout
au long de la vie, impliquant une dynamique de l'identité à travers
les interactions entre le sujet et le monde et une intégration des identités
dans un tout structuré, garant de l'unité et de la continuité
de la personne.
A. Dirigeant-dirigé, une identification respective
Les travaux sur la visibilité sociale mettent en lumière que la
finalité essentielle poursuivie par l'acteur est la reconnaissance de
son existence dans le système social, reconnaissance possible par un
double mouvement : d'appartenance (c'est-à-dire être reconnu comme
semblable aux autres membres du groupe) et de singularité (exister en
tant que personne distincte, singulière). Toute identité requiert
l'existence d'un autre, se définit dans le rapport à une autre
identité. Il en va de même pour l'identité de dirigeant
qui implique la reconnaissance et la légitimation par le suiveur de la
figure d'un leader. Dans le cas des managers interviewés, la "réalité
psychologique des comportements identitaires individuels" évoquée
par Kastersztein, semblait être celle d'un désir simultané
d'intégration et de différenciation auprès de leurs collaborateurs.
Nous retrouvons cet enjeu majeur clairement identifié par les managers
de notre enquête qui mettent en uvre différentes actions
visant à l'acceptation de leur rôle par leurs collaborateurs :
" j'attends que l'autre puisse se faire une idée, je lui montre
que je ne vais pas regarder sa façon de faire, pour, je ne sais pas,
le critiquer, non. Je suis là pour l'aider. Sinon, à quoi je sers
? quelle est la valeur ajoutée que j'amène ? mon chef, mon chef,
s'il ne m'aide pas, il ne m'est pas utile !! ".
Il est dans une logique de légitimation, parce que la nécessité
de sa présence ne va pas toujours de soi : " Si on se préoccupe
de mettre un manager avec des équipes, c'est que doit y avoir quelque
chose, là. Donc, c'est vrai que le responsable de l'atteinte des objectifs,
c'est le manager. Mais comme on lui met une équipe, alors, euh, qui rend
service à qui, quoi ? ".
La reconnaissance passe donc par la justification de l'utilité, la recherche
de l'adhésion, une demande implicite de gratitude pour l'aide, la promotion
; ou plus simplement la réciprocité de l'acceptation. Un des dirigeants
interviewés illustre également très directement la conscience
qu'il a de cette interdépendance : " Donc euh, le manager existe
au travers des équipes qu'il a autour de lui, et c'est tout. Lui tout
seul, il est rien, il vaut rien, hein. "
Néanmoins, la finalité de singularisation surgit avec une intensité
forte et constamment renouvelée dans les propos tenus par ces décideurs.
Il s'agit, tout en conservant la reconnaissance des proches indispensable au
maintien dans la fonction, de se montrer différent pour légitimer
la position de chef : " les gens ont besoin d'être poussés,
tu, plus que ne le penses là, les gens ont besoin d'être poussés,
alors poussés où, on appelle ça comme on veut, ils ont
besoin d'un truc là, qui les, qui les stimule ".
En ce qu'elle octroie en termes de visibilité aux yeux de l'entreprise
et de correspondance entre l'image de soi idéale et l'identité
construite, la position dirigeante est un but à atteindre et les efforts
dans ce sens ne sont pas ménagés. " Euh, mais après,
on veut toujours plus, quoi ! on veut toujours plus, on veut toujours avancer,
mais, bon, c'était euh, c'était d'arriver à un niveau de
responsabilités, à un niveau de reconnaissance, euh (
) "
Plus encore, être leader est une nécessité quasi existentielle
pour certains " Le, le, là où j'ai été le plus
malheureux, pas pendant longtemps, mais j'ai été très malheureux,
puisque ça a pas duré, c'est quand j'ai basculé d'une fonction
chef de projet, où j'avais euh, au minimum 15 personnes à manager,
à la fonction commerciale où je me suis retrouvé seul,
du jour au lendemain ; ça a pas duré parce que je me suis tout
de suite affilié des gens pour euh être manager de la troupe, si
tu veux, pour, mais j'ai, j'ai, j'ai dit, c'est pas possible que tu te retrouves
seul comme un con, t'as personne
" Cette finalité de visibilité
forte s'accompagne soit d'une conviction de sa propre valeur dans les compétences
attendues "J'avais pas besoin de grand-chose, hein, j'étais déjà
bon à l'époque ! ", s'affiche très conquérante
dans des jeux de pouvoir face à sa propre hiérarchie ou dans la
manière d'accéder aux responsabilités ; soit de manière
plus indirecte, par un positionnement d'expert ou de formateur, permettant de
maintenir la distinction, de rester la référence.
B. La décision comme stratégie identitaire
L'approche de l'identité en termes de stratégie identitaire postule
une certaine capacité d'action des acteurs, donc de choix sur une part
de définition de soi. Cependant, les stratégies identitaires sont
principalement étudiées comme des conduites individuelles ou collectives
de défense et de survie visant à résoudre des conflits
d'identité . Nous proposons dans cette recherche d'explorer la prise
de décision insérée dans ce que nous considérons
comme une stratégie active de reconnaissance sociale.
Au cur du management, la prise de décision, domaine réservé
du dirigeant, est un moyen très investi pour asseoir l'identité
managériale. Identifié comme une tâche délicate,
le fait décisionnel doit être lisible et visible, pour servir son
dessein de promoteur de l'identité en construction. La situation décisionnelle,
c'est le nud gordien pour les uns, à trancher à la manière
d'Alexandre. Décider est identifié comme un savoir-faire et une
nécessité d'action pour le manager, salvatrice pour ses collaborateurs
: " Euh, c'est, si, a un moment donné, il faut savoir trancher,
et, et, aller dans un sens ou dans un autre. C'est, y a rien de pire, surtout
en termes de management, que de laisser un entourage dans l'indécision
". On le voit, le manager a le devoir de décider, acte solennisé
par le contexte et les collaborateurs " le pire, c'est de ne pas avoir
de décision, la non-décision, alors ça, c'est l'horreur
! ". Avec ces contraintes fortes d'une décision qui engage le secteur
de la société qu'il dirige, qui est très fortement attendue,
qu'il doit prendre vite, et qui met en jeu sa crédibilité, la
marge de manoeuvre semble étroite pour le manager et risquée à
emprunter " Ben, t'es en permanence dans le flou, quoi, quand tu, tu prends
tout le temps des décisions dans le flou, (
) tu prends une décision,
tu n'as jamais tous les éléments pour prendre une décision.
" mais il est risqué également de ne pas la prendre, il ne
peut donc se défausser sans ternir son image.
Si accéder à, se maintenir voire progresser dans la fonction managériale
est la finalité visée, la décision dans ses différents
aspects, sera la voie royale (la seule ?). Mais comment faire pour apprendre
à décider ? Compte tenu de l'enjeu de la décision pour
la confirmation de l'identité de dirigeant, la représentation
qu'ils se font de la décision vient donc logiquement soutenir leurs efforts
constants de singularité : "L'aspect décision ? oh je l'ai
pas copié, je crois pas, je l'ai pas copié, j'ai toujours décidé
" ou encore : "comme disent les africains, un tronc d'arbre, quand
on le laisse dans l'eau pendant 25 ans, ça devient pas un crocodile "
le dirigeant affirme fortement la part de qualités personnelles dans
sa réussite.
Dans leurs propos transparaissent les éléments étayant
une construction progressive de l'apprentissage, à travers la diversité
des expériences. " C'est vrai que, tout s'apprend, quoi, finalement.
Y a, y a des choses que j'aurais jamais osé faire, euh, mettre quelqu'un
dehors, euh à la fin d'une période d'essai, euh, ça, maintenant,
ça me, bon. ", " ah la vache, y a dix ans, euh, clatsch, je,
je, je taillais au couteau, ça c'est sûr
Et, euh, si tu veux,
l'âge aidant, parce que je pense que c'est aussi une question de maturité
dans l'âge, euh, c'est que, je prends beaucoup plus de recul. P'têtre
moins, moins euh, je trouve pas le mot-là, moins impulsif dans la décision,
c'est ça. ".
L'apprentissage le plus significatif concerne d'ailleurs les interactions avec
les autres individus : " le plus dur c'est dans toutes ces fonctions, à
partir du moment où on arrive à un certain niveau, c'est de gérer
les personnes, c'est la gestion humaine. Tout le reste, c'est professionnel,
c'est de la rigolade, à côté ". C'est un avis très
largement partagé : " Je crois que c'est le management des hommes
qui apporte le plus de surprises. A ça, personne n'est formé,
aucun des managers n'a appris comment faire. ". On repère à
cet égard dans leur discours des situations ou la capacité à
prendre une décision extrêmement pénible peut être
analysée comme une voie d'accession au rang de manager : " Bon,
les décisions les plus difficiles, c'est toujours de se séparer
de quelqu'un, hein. " situation relativement paradoxale, puisque le dirigeant
agit dans cette finalité de reconnaissance vis à vis de ses propres
collaborateurs " mais il faut le faire, j'veux dire ça fait partie
des tâches, il faut, il faut savoir justement prendre des décisions
sur, euh, bon, ben, ça va pas, ça va pas, donc il faut, il faut
clore " ; " on commence à comprendre, et on commence à
changer quand on est face à des situations que j'ai dû vivre, c'est-à-dire
devoir virer quelqu'un sans avoir véritablement de motif pour virer la
personne ". Pourtant, l'enjeu de ces batailles (intérieures mais
aussi dans leur rivalité avec leurs pairs ou leurs supérieurs,
dans la démarcation de leurs périmètres d'action, dans
la défense de leurs prérogatives, dans la réaffirmation
de leur autorité face aux collaborateurs) est énorme.
Il est question de pouvoir et d'autonomie " Donc c'est effectivement le
management qui a le pouvoir total ; au moins à l'échelle d'un
an, parce que personnellement aujourd'hui, j'peux faire ce que je veux "
; " dans la boîte dans laquelle je suis, au niveau des produits,
je fais c'que je veux, c'que je veux ! ", de plaisir " Ouais, dans
le management, c'est vraiment un job dans lequel je m'éclate ! Parce
que je prends le plaisir, si tu veux. ".
En clair les finalités individuelles évoquées plus haut,
reconnaissance par l'appartenance et la singularité et visibilité
trouvent dans la fonction managériale une cible extrêmement attractive.
Conclusion
Former à la prise de décision peut prendre un tout autre sens
si on considère le fait décisionnel comme un marqueur de la fonction
managériale, et qu'on l'envisage dans une perspective stratégique
de construction identitaire. La prise de décision n'est plus considérée
comme un acte technique dont on apprendrait préalablement les savoirs-faire.
Elle émerge d'une situation problème dont la résolution
constitue en soi une véritable situation d'apprentissage au sens où
il ne s'agit d'une simple application d'un savoir-faire appris.
Comprendre les déterminations agissantes et cerner mieux les finalités
qui mettent en mouvement ne rend-il pas plus libre d'agir ? Pour cette raison,
les connaissances des règles du système dans lequel vit le manager
aussi bien que la prise de conscience des enjeux qu'il poursuit deviennent déterminantes.
Au contenu de savoir s'ajoute ainsi l'intérêt des formations par
l'analyse des pratiques, qui pour le moment sont difficiles à mettre
en uvre dans le système éducatif, où prédomine
essentiellement le modèle didactique de la transmission des savoirs.
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