La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Les interventions sociales et les familles : injonction ou implication ?


Titre : L'activité maternelle - quels savoirs ? quel rapport au savoir ?
Auteurs : Georges Marie-Claude

Texte :
Dans cette contribution, je me propose de présenter quelques éléments issus des conclusions d'un travail de recherche menée avec une démarche clinique pour une thèse en sciences de l'éducation soutenue en novembre 2001 à l'université Paris X-Nanterre.

La question du rapport au savoir des mères doit être située dans l'évolution historique des façons de penser l'éducation des enfants. L'historicisme, selon l'expression d'Habermas, a "fait éclater la validité naturelle que l'on reconnaissait encore récemment aux systèmes de valeurs orientant l'action", faisant disparaître l'évidence des conduites. Les traditions comme celles décrites par Y. Verdier , ne guident plus nos comportements et ont cessé de déterminer de façon naïve la compréhension de nos actes, notamment de nos actes éducatifs. Si dans la société décrite par cette ethnologue en France au début du 20e siècle, les mères cherchaient avant tout à reproduire les comportements maternels habituels, à "faire ce qu'on doit faire" selon la coutume, les mères que j'ai interviewées se posent quant à elles fréquemment la question : "est-ce que je sais faire, est-ce que je ne fais pas d'erreur ? Elles soutiennent volontiers l'idée que leurs actes sont soumis à une réflexion alimentée par des savoirs et que leurs réflexions sont étayées par des théories. Le rapport au savoir participe donc à la façon dont les mères aiment leurs enfants, pensent et agissent, inscrivant leurs actes dans leur milieu social, en fonction de leur subjectivité. Le rapport au savoir est associé à la fois aux besoins de la pratique d'éducation et à la nécessité que les mères ressentent d'analyser cette pratique et de lui donner un sens.

Des éléments de la culture commune sont repérables dans les discours maternels. Comme l'écrit J. Beillerot, le rapport au savoir inclut des représentations, des stocks de savoir, mais aussi leurs usages, leurs modes de production. Le sujet fabrique, construit, invente avec des bribes, des unités, des éléments issus des savoirs énoncés, un savoir qui lui devient propre par le remaniement permanent de son psychisme dans sa dimension consciente aussi bien qu'inconsciente . Les mères interviewées livrent volontiers une part de ce "récit intérieur singulier", dans un besoin d'échanges fréquemment stigmatisé comme "bavardage" féminin.

Comment concrètement cela se fait-il ? comment les savoirs qui mettent leur objet à distance s'articulent-ils avec la grande sensibilité qu'ont les mères à l'égard de leurs enfants - notamment les tout petits -, avec la force des sentiments et leur ambivalence ?

Evoquons d'abord, à partir de ce qu'en dit Winnicott, l'état psychique de la mère au cours de la période qui suit la naissance. Selon cet auteur, la mère doit assurer simultanément et très subtilement le soutien de l'enfant grâce à cet état de "préoccupation maternelle primaire" qui induit une "sensibilité très vive" aux états psychiques de l'enfant. La mère participe alors à l'illusion qu'a le bébé qu'il crée le monde : "d'un point de vue psychologique, l'enfant tète un sein qui fait partie de lui-même et la mère allaite un enfant qui est une partie d'elle-même" . La mère partage l'illusion du bébé, lui permettant d'avoir "l'illusion que son sein à elle fait partie de lui, on peut dire qu'elle a l'illusion que l'enfant fait partie d'elle" .

Puis, lorsque les besoins de dépendance absolue ont été satisfaits par "l'environnement suffisamment bon", il se produit une transition vers l'état de dépendance relative. Petit à petit le "non-moi" devient séparé du "moi", l'enfant se sépare de la mère, la concevant comme objet extérieur à lui. Ce mouvement de séparation est très douloureux et ne peut se faire, selon Winnicott, que grâce à l'instauration d'un espace potentiel, une aire intermédiaire, une aire d'expérience où se situe l'objet subjectif, "objet transitionnel entre le pouce et l'ours, créé par le sujet grâce à la perception objective basée sur l'épreuve de la réalité extérieure." L'objet transitionnel symbolise donc l'union de deux choses désormais séparées, le bébé et la mère, "en ce point, dans le temps et l'espace, où s'inaugure leur état de séparation" .

L'espace transitionnel est aussi pour l'enfant l'aire du jeu, de la créativité et de l'illusion, qui, en s'élargissant se perpétue dans les pratiques culturelles durant la vie entière, accomplissant la "tâche interminable qui consiste à maintenir à la fois séparée et reliée l'une à l'autre réalité intérieure et réalité extérieure" .

Nicole Mosconi avance l'idée que "la relation à l'objet-savoir comporte un certain nombre de traits communs avec la relation à l'objet transitionnel", étayant l'idée que le savoir se déploie dans cette zone qui va du jeu à la culture : "tout se passe comme s'il y avait déplacement de l'investissement, comme si ces savoirs venaient en substituts de l'objet transitionnel désinvesti" . Cette auteure fait ainsi l'hypothèse que le savoir aussi se déploie dans cette aire intermédiaire et qu'il présente des caractéristiques semblables à celles que Winnicott attribue à l'objet transitionnel puis à la culture .

A la suite de cette auteure, je fais quant à moi l'hypothèse que, pour sortir de l'état d'hypersensibilité et de transformations profondes où les a mises la naissance ainsi que de cette illusion à laquelle elles se prêtent pour l'enfant, les mères mettent elles aussi en place un espace transitionnel qui a des caractéristiques analogues à celui que décrit Winnicott. Lorsqu'elles diminuent le degré d'adaptation aux besoins de l'enfant, cet espace vivant et variable permet le déplacement de l'investissement et les aide à surmonter les épreuves du remaniement identitaire que représente la maternité. Le rapport au savoir y joue toujours un rôle important, notamment par l'entremise du savoir médical et des savoirs issus des sciences humaines.

L'illusion comme médiateur entre la réalité psychique personnelle et la réalité extérieure partagée joue dans ce processus un rôle qui peut paraître contradictoire avec le rapport au savoir. Si la mère peut se prêter , comme nous venons de la voir, à l'illusion nécessaire à la mise en place de l'espace transitionnel chez l'enfant, c'est notamment grâce à sa cette réalité intérieure très particulière qui lui est propre qu'est le fantasme né de son désir d'enfant couramment désigné comme enfant rêvé. Petit à petit, cette réalité-là aussi se transforme et, comme l'objet transitionnel, est progressivement désinvestie. L'illusion ne se perd cependant jamais complètement, et contribue à la construction d'une représentation de l'enfant. "La mère invente l'enfant", dit B. Cramer, mettant en évidence l'aspect créateur du travail maternel à partir de ce fantasme. En effet les mères se livrent à une activité importante qui consiste à la fois à découvrir l'enfant qu'elles observent, écoutent, analysant longuement gestes, paroles, et jeux et à interpréter, dire, inventer, construire une représentation nouvelle et mouvante de l'enfant qui a cette caractéristique essentielle de l'espace potentiel de "maintenir à la fois séparée et reliée l'une à l'autre réalité intérieure et réalité extérieure". Ce processus à la fois inconscient et conscient se fait par concrétion autour de l'enfant rêvé, utilisant des "bribes de savoir" dans le cadre des interactions notamment avec le père de l'enfant.
Pourtant, le savoir est renoncement à l'omnipotence, à l'enfant merveilleux né du désir, ce qui le rend paradoxalement complémentaire au travail de l'illusion. Une autre représentation de l'enfant se met ainsi en place qui a une fonction pour la mère et une autre pour l'enfant, notamment pour celui/celle-ci , comme source de la confiance en soi. N. Mosconi souligne que, savoir scientifique ou savoir intime, le savoir "fait partie de ce royaume de l'illusion qui est à la base de l'intuition de l'expérience" et "participe de ce royaume de l'illusion-désillusionnement" dont nous avons vu l'importance dans l'activité maternelle.

La notion de capacité de rêverie maternelle, développée par Bion, est une reconnaissance de ce savoir-faire intime spécifique de l'activité maternelle. Selon cet auteur, la mère, attentive et tolérante aux besoins, à la détresse, à la colère de même qu'à l'amour du nourrisson, détoxique les émotions du bébé, "éléments bêta", les convertit et lui retourne les "éléments alpha" pourvus d'une signification qui apaise l'enfant . L'accrétion progressive des "éléments alpha" sera à l'origine de "l'organe de la conscience" de l'enfant, alors disponible à la pensée, à l'activité de pensée symbolique.
Cet auteur postule ainsi que la naissance et la qualité de la vie psychique d'un être humain est tributaire de la capacité de rêverie de la mère et de ses "qualités psychiques". La rêverie maternelle ainsi décrite, qui permet le développement de la capacité de penser de l'enfant, peut donc être considérée comme une des sources de l'élaboration réflexive spécifique de la mère.

Préoccupation maternelle primaire pour Winnicott, capacité de rêverie chez Bion, formats chez Bruner, ou encore qualité de l'interprétation de l'enfant pour Cramer, les compétences maternelles sont décrites et analysées par le discours des sciences humaines, surtout depuis le début du 20e siècle, faisant évoluer à la fois le regard social sur les compétences maternelles et le rapport au savoir des mères.


Menu