La 6ème Biennale |
Titre : | La construction de l'éthique professionnelle des enseignants, essai pour une Ethique Appliquée de l'Education |
Auteurs : | MOREAU Didier |
Texte : |
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Le souci éthique est constitutif même des Sciences de l'Education,
de Claparède à Philippe Meirieu. Ce qui rend d'autant plus énigmatique
la raison pour laquelle les recherches sur l'éthique de l'éducation
y sont si rares et presque exclusivement orientées vers les manifestations
sociales des relations éthiques, dont on suppose alors sans le dire qu'elles
résultent de représentations culturelles des acteurs. Conduire
une enquête sur l'éthicité concrète des enseignants
supposait dès l'abord d'introduire une rupture avec cette façon
de voir et de définir un ensemble de problèmes spécifique
et cohérent : Si l'on réserve le terme de morale, comme le fait la philosophie depuis Hegel, au faisceau d'idées, plus ou moins théorisées et accessibles aux représentations subjectives, qui permet à une communauté de régler son agir, on peut définir alors l'éthique comme l'effort, le projet de chaque agent moral pour structurer ses actions à partir d'une compréhension interprétative de sa situation dans un Etre-ensemble par la parole (Heidegger, Gadamer), qui requiert originellement une problématisation de soi, orientée depuis la pensée grecque comme souci de soi (Foucault). L'éthique n'est pas une affaire de représentations, comme pourrait l'être la moralité. Elle résulte de la recherche perpétuellement instable d'une position à conquérir, à tenir et à défendre qui suppose une création cohérente de soi, par l'exercice d'une raison pratique. Ainsi, si chacun possède une moralité, constitué à partir d'un stock plus ou moins homogène de valeurs, de représentations et de croyances, en revanche l'éthique est toujours le résultat dynamique d'un projet personnel de construction de soi, initié par un questionnement lui-même engendré par la problématisation de l'Etre-ensemble ou de l'être-avec-autrui. Introduire la question de l'éthique en éducation, c'est donc se centrer sur deux pôles : - comprendre d'abord quelle relation unit l'éthique à l'éducation : dans la mesure où la tâche éducative est ontologiquement la charge de l'humanité lorsqu'elle se définit comme horizon dans l'Etre-ensemble, comprendre l'éthique s'y trouve impliquée. - découvrir et analyser comment les enseignants, en tant que ceux à
qui professionnellement cette mission est confiée, la prennent en charge
(ou non) dans un projet éthique personnel qui vise une construction éthique
de soi comme agent moral dans un exercice professionnel. 1) l'acte d'enseigner est essentiellement une relation éthique qui fait
de l'éducateur le responsable de l'auto-affirmation d'autrui. L'examen de ces hypothèses a nécessité le recours à une interdisciplinarité complexe entre la philosophie de l'éducation, la psychologie de l'enfant, les éthiques appliquées, la théorie du droit, la logique analytique, la linguistique pragmatique, l'herméneutique et la psychanalyse. La première hypothèse est étudiée à travers l'examen de la tradition platonicienne qui permet de dégager la nécessité de l'orientation éthique pour l'accès au Savoir. Une lecture de l'Emile établit comment Rousseau renverse cette position en montrant comment le Savoir est le résultat nécessaire de l'éducation éthique. L'analyse de la position de Dewey rappelle comment une société peut s'organiser pour éduquer des enfants capables de prendre en charge un projet démocratique : le but de l'éducation est de mettre en situation d'expérimenter des modes de rapport au monde naturel et humain qui permettront à l'organisation sociale de conserver son orientation démocratique : ce n'est plus la seule relation enseignant - enseigné qui est le noyau éthique d'un tel projet, mais la classe elle-même qui se structure éthiquement. Il devenait lors indispensable d'examiner comment les théories psychologiques se représentent la structuration éthique de l'enfant-élève, et de s'interroger sur l'aporie naturaliste du développement moral chez Piaget et Kohlberg. Il fallait donc plutôt reprendre le questionnement sur le sens de l'enseigner et de l'apprendre. L'examen du problème chez Heidegger et chez Dewey laisse apparaître qu'il se déploie dans un double cadre : pragmatique- communicationnel, et herméneutique- historial, qui le structure du point de vue synchronique et du point de vue diachronique : plus intimement que tout autre professionnel, l'enseignant travaille sur l'horizon du temps. L'examen de la seconde hypothèse a nécessité la mise
au point d'une méthodologie adaptée, destinée à
produire une typologie des théories morales contemporaines afin de s'y
orienter et de discerner celles qui permettent le mieux de décrire et
de comprendre les positions éthiques des enseignants. Le principe de
cette typologie est emprunté à la démarche synthétique
de Jules Vuillemin : décrire les systèmes éthiques comme
des systèmes axiomatiques, remonter aux raisons a priori des choix des
propositions qui sont la prise de conscience des incompatibilités, identifier
les assertions fondamentales corrélatives qui y sont transformées
en principes. Cette démarche permet de disqualifier l'éclectisme
qui perd le réel des phénomènes moraux en perdant sa cohérence
logique, sous l'illusion d'une apparente diversité. Elle fonde l'incomplétude
en éthique : toutes les théories morales sont compétentes
pour décrire la réalité, mais il faut y faire un choix,
car elles sont incompatibles ; nous savons donc que nous perdons toujours quelque
chose, dans la compréhension du monde moral, et cet élément
perdu sera plus accessible à d'autres qui ont fait d'autres choix. Là
est la marque de notre finitude et la garantie suprême contre le fanatisme
moral. Mais cette typologie serait insuffisante si l'on ne posait pas la question
de savoir ce que font les théories morales, comment elles se valident
elles-mêmes dans l'évaluation de leurs effets sur la pratique.
C'est l'hypothèse du style éthique formulée par Bernard
Williams qui permet de discerner les éthiques contractualistes qui s'orientent
sur l'analyse de la qualité de l'action, des éthiques utilitaristes
qui insistent plutôt sur les résultats matériels de l'action. Ce cadre théorique permet d'aborder la troisième hypothèse,
dont la vérification sera la mise en évidence de l'éthique
professionnelle des enseignants. Mais il importait, ici aussi, de définir
une méthodologie adéquate pour saisir les positions éthiques,
dont on a vu qu'elles ne sont pas des représentations. Des entretiens
collectifs et individuels ont été réalisés afin
de recueillir des données empiriques, auprès de professeurs des
écoles en fin de formation initiale, de jeunes débutants titulaires,
d'enseignants expérimentés, de maîtres-formateurs et de
formateurs de l'IUFM. Les entretiens collectifs ont permis de mettre en évidence
les classes de problèmes éthiques identifiés par les acteurs.
Mais ce sont principalement les entretiens individuels qui ont permis d'expliciter
à la fois le processus de construction des positions éthiques
et la structure de l'éthique professionnelle des enseignants interrogés.
L'analyse de ces entretiens s'appuie sur les principes de la linguistique pragmatique,
ouverte par l'analyse du signe chez Peirce et élaborée par Charles
Morris, John Austin, Paul Grice, John Searle et Herbert Clark : l'entretien
est une discussion dont les locuteurs coopèrent selon le principe de
pertinence ; ils partagent un arrière-plan d'informations factuelles.
L'entretien ne cherche pas à délivrer un sens caché par
le sujet mais à lui permettre de conduire une énonciation relative
à des problèmes liés à l'éthique professionnelle.
Ce faisant, il construit une position éthique. L'entretien, enfin, est
une communication dans laquelle on produit et interprète des indices
de cette position éthique. La formalisation des entretiens a consisté
à identifier le but illocutoire des énoncés, grâce
à la taxinomie de Searle, à reconstruire par une lecture herméneutique
la stratégie inférentielle de l'énonciateur, à repérer
les disjonctions qui structurent la réflexion, à analyser l'implicature
conversationnelle et évaluer la réussite en pertinence de l'énonciation.
Il a été possible ainsi de reconnaître que la classe des
Déclarations Assertives correspondait aux assertions fondamentales qui
structurent la position éthique, et que la classe des Promissifs définissait
le projet éthique du sujet ; le rapport D.A. / P. donnait des renseignements
sur le degré d'élaboration de la position éthique. Les résultats obtenus ont été de deux ordres. Lorsque l'on synthétise ces deux ordres de résultats, sur le procès et sur la structure, on est frappé de voir apparaître la place décisive de la formation professionnelle. Elle est décrite par les acteurs comme la force stratégique qui va orienter la réussite du projet personnel d'éthicité professionnelle, sous la réserve qu'elle puisse se présenter à eux sous un paradigme susceptible d'en étayer la construction. On décrit l'abandon d'un paradigme ancien : celui d'une formation éthique de la personne et la mise en oeuvre dans les pratiques de formation d'un paradigme d'une formation professionnelle par l'éthique. L'analyse des pratiques réfléchies vise en particulier à construire la problématisation éthique des situations professionnelles, en aidant à clarifier les collisions de principes, à dégager les structures interprétatives (singulièrement dans les questions de l'interculturalité), pour permettre aux jeunes enseignants de construire le Dialogue en vue d'établir la Discussion. Didier Moreau. |