La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : Les intellectuels français face à l'actualité de la violence : les impasses de la pensée contemporaine
Auteurs : BOSSY Jean-François

Texte :
Alain Finkielkraut, dans une émission télévisée, demandait récemment pourquoi l'indulgence des médias et de l'opinion publique occidentale couvre et déresponsabilise les exactions des meurtriers kamikazes palestiniens là où une condamnation absolue et sans détours serait de mise s'il s'agissait d'un nazi ou d'un skin-head.
Revenant sur un sociologisme à la mode, hérité de Bourdieu, il dénonçait l'usage pervers du concept de domination par la grâce duquel tout acte criminel et barbare est miraculeusement reconfiguré en entreprise de révolte des dominés, toute violence extrême réinterprétée comme contre-violence adressée à une ou des instances de pouvoir, censées incarner un mal inaugural.
La sociologie des dominés façon sixties, appliquée aux déshérités, culminerait dans l'absurdité d'une surenchère extravagante : plus la violence accomplit sous nos yeux le dépassement de toutes les normes admises et reconnues, y compris celles du conflit et de l'antagonisme, plus l'agresseur ou le criminel s'identifie et se montre comme acteur-auteur de la violence, plus l'énergétique sociologique d'un Bourdieu et de ses descendants s'emploie à reverser responsabilité et culpabilité au compte de la victime et à les grandir en (dis)proportion: « Mais que leur avez-vous donc fait pour qu'ils en arrivent là ? » Telle est la formule littéralement abracadabrante d'une inversion des rôles et des coupables.
A ce compte là, c'est la violence extrême et inédite du bourreau qui devient à chaque fois le signe incontestable d'une culpabilité obscure et d'autant plus perverse de la victime elle-même. Un procès en accusation s'enclenche alors : derrière les apparences de l'innocence absolue, derrière la prétendue victime de la barbarie se cache l'auteur de quelque méfait d'autant plus diabolique qu'invisible, peut-être quelque secrète domination au temps long, muette mais implacable... de nos institutions, par exemple. Et la violence vive qui tout d'un coup se déchaîne contre cette puissance silencieuse a le visage de la juste révolte de ceux d'en bas, de la revanche des opprimés. Expliquer la violence, lui donner un sens à la mode sociologique, c'est lui trouver une cause ou un responsable en arrière d'elle-même, c'est finalement la minorer dans un statut second, celui d'une réplique ou d'une réponse à quelque chose d'inaugural : une autre violence à deviner vis-à-vis de laquelle celle-ci ne signifierait que représailles.  Toute explication de la violence, dès lors, équivaut à une absolution.
Il nous vient ici à l'esprit le récit de cette mère de famille, victime de la répression dictatoriale dans l'Argentine de 1976, et son analyse  de la tactique psychologique et idéologique déployée par la Junte militaire. Rapportant les moyens démesurés employés par l'Armée et la police pour venir enlever à leur domicile les déclarés suspects, barricader le quartier, forcer l'entrée des maisons à coups d'armes de guerre, emmener les futurs prisonniers encagoulés et menottés non sans avoir pillé et saccagé le domicile sous les cris de terreur des familiers, cette femme, dans sa détresse, avait encore la lucidité d'envisager l'abîme de solitude et d'incompréhension qui lui était échu : que pouvait penser le voisinage, en effet, devant un tel déploiement de forces armées, que pouvait-on imaginer de son fils pour expliquer qu'il ait ainsi mérité cet usage tout à fait inoui¨de la force répressive ? Il fallait bien, d'une manière ou d'une autre, qu'il se soit rendu coupable de quelque crime épouvantable, de quelque forfaiture barbare, d'autant plus diabolique et perverse qu'insoupçonnable jusqu'alors. L'hyper-violence du bourreau produit la culpabilité de la victime, par défaut de sens, et la posture sociologique ambiante de la pensée de gauche dite progressiste  reconduirait, à sa façon, et selon d'autres voies, cette stupéfiante injustice au carré.

Les débats enclenchés à la suite des attentats du 11 Septembre dernier allaient donner à ce problème une nouvelle acuité, et amener un certains nombres d'intellectuels à se rallier au jugement d'un Finkielkraut : il fallait donner un coup d'arrêt à ce mode de la pensée sociologique-sociologisant qui avait eu son heure de gloire dans les années 70 et couper court à un schéma d'analyse qui innocentait sans fin agresseurs et criminels en les versant dans le camp des dominés en révolte. Le tiers-mondisme culpabilisé avait vécu, le vocable de terrorisme devenait l'alpha et l'oméga de toute désignation de l'autre criminel.
Dans le même temps, la question de la « violence des banlieues » et de l'insécurité était à l'ordre du jour : ce procès de la pensée sociologique et du concept de domination allait trouver un autre champ d'expérimentation où la question des jeunes et de l'institution scolaire avaient leur place, et où se rejouait sans fin une bataille où la sociologie, désormais, partait perdante.

Le propre, en effet, de cet événement majeur de début de siècle que furent les attentats perpétrés sur le sol américain contre les symboles mêmes de l'hyper-puissance,  fut tout à la fois d'accentuer comme jamais le caractère de l'inédit et du sans précédent de la violence terroriste, et de figurer en même temps la marque signalétique de notre présent, l'actualité de la catastrophe dans laquelle nous nous tiendrions non sans nous en détourner sans fin.
L'événement, vécu comme paradigme de la modalité hyper-violente de notre présent moderne et post-moderne fut le déclencheur d'une tentative d'un certain camp intellectuel en France pour un coup de force théorique : il s'agissait de signer définitivement le divorce d'avec un style et un mode de pensée déclarés caducs. L'événement violent, cette fois, n'aurait pu être ramené sans obscénité à de quelconques antécédents et causes sociologiques, et le caractère inouï et massif du mal perpétré par les agents de Ben Laden devait enfin décourager le tiers-mondisme culpabilisateur (Pascal Bruckner dans Le Monde du 26 Septembre 2001), exclure tout autre posture que celle du cri horrifié devant la civilisation en danger de mort. Un seul mot d'ordre alors s'imposait : affronter cette forme du nihilisme absolu où la mort est à elle-même son but et en finir avec toutes les formes d'atténuation et de relativisation. (B.H.L. dans son dernier ouvrage sur la guerre)
Il nous faut ici marquer l'enjeu philosophique de cette offensive contre la pensée sociologique, en particulier celle d'un Bourdieu. Finkiekraut, là encore, fut le plus véhément et alimenta le versant polémique du débat. Son analyse revient à poser que l'usage massif et inconsidéré qui est fait du couple conceptuel dominant/dominé relève de la pensée totalitaire. En quoi consiste le caractère totalitaire de la pensée sociologisante?
Elle oblige à une grille de lecture binaire, bien-sûr, et oblitère tout le jeu des nuances, des degrés et des différences qui constituent le réel de l'action humaine. Hannah Arendt est ici doublement convoquée : tout d'abord en ce que le propre de la pensée totalitaire telle qu'elle l'avait problématisée, consiste à nier la pluralité, entendons la pluralité des vues ou des perspectives prises sur le monde, et qui seules en garantissent la réalité. Ici, la réalité est réduite à une seule perspective que rassemblent les deux points de vue antithétiques de la victime absolue et de l'oppresseur. Le propre d'une pensée totalitaire est de nier l'action humaine elle-même, dans la multiplicité de ses occurrences et de ses significations, pour la ramener à l'a-priori de la lutte entre deux camps-monolithes : dominants contre dominés. Elle rend incapable, en somme, de nommer le terroriste terroriste et le kamikaze kamikaze dans la signification précise que ce vocable peut  avoir y compris du point de vue des acteurs eux-mêmes, qui ne se voient guère comme des victimes prenant leur revanche, mais bien comme des agresseurs décidés à annihiler l'ennemi une bonne fois pour toutes. La référence à Aristote sera aussi convoquée à l'appui, dans un article du Monde de la philosophe Monique Canto-Sperber quelques jours après les attentats pour rappeler les subtilités et les nuances offertes dans l'analyse de l'action humaine par l'auteur de l'Ethique à Nicomaque. Totalitaire finalement est le fait de substituer cette « pensée » idéologique, à la réalité, décidant de celle-ci par avance selon un régime binaire, comme le firent en leur temps les couples bourgeois/prolétaires ou vainqueurs/vaincus de l'histoire, régime binaire qui s'échange contre la complexité du réel, de ses situations, de ses acteurs.
L'adjectif totalitaire, appliqué ainsi à une pensée et une méthode aux prétentions scientifiques a finalement pour enjeu essentiel de résumer les effets pervers de la grille d'analyse adoptée par un Bourdieu. Cette sociologie de la domination renouerait avec la pensée métaphysique, à rebours de son projet scientifique : elle absolutise un ou des sujets (l'Amérique impérialiste, les déshérités du Tiers-Monde) dans une figure an-historique et les met ainsi hors de portée de toute visée de vérification. Elle diabolise le sujet dominant en le constituant comme origine exclusive de tout le négatif et de tout le mal surgi du sein des actions humaines et dédramatise en retour toute forme de mal venue des dominés, parce qu'ils sont les dominés, et que leurs méfaits ne peuvent être compris que comme réponse à une violence inaugurale. Elle moralise enfin les problèmes en mettant en scène un affrontement manichéen des forces du bien contre celles du mal, déconnecté de tout enjeu politique.
Appliquée au phénomène de l'insécurité et à la question de la délinquance des jeunes de banlieue, la thématique bourdieusienne de la reproduction des élites et l'analyse de l'Ecole comme espace répressif empêcherait de voir que le véritable danger est bien celui qui guette désormais l'Ecole elle-même ainsi que le modèle républicain. Là encore, en faisant des jeunes en général et des jeunes de banlieue en particulier les victimes absolues, l'a priori de l'institution comme instrument répressif, occulte l'offensive en cours contre l'Idéal républicain et l'autorité scolaire, la régression civilisationnelle amorcée par les sauvageons des banlieue.

Il nous revient, cependant, de nous arrêter ici dans ce diagnostic alarmiste, et cette offensive lancée en direction d'un mode de pensée dont il s'agit de signer le décès.
Il nous semble en effet que ce discours anti-sociologique et anti-social d'une certaine partie de l'intelligentsia tombe dans les pièges et les impasses qu'elle s'évertue à dénoncer dans l'autre camp. L'effort déployé à désabsolutiser les sujets dominés et dominants en ré-absolutise d'autres : le kamikase palestinien, le terroriste ou le jeune de banlieue figurent bien à notre sens une même « pensée totalitaire » occupée à désigner et séparer des figures et des cibles, à interdire toute variation en retour effectuée sur le vocable. En quoi en effet le kamikaze palestinien ne pourrait-il pas être aussi, et d'un autre point de vue un déshérité ? En quoi le jeune de banlieue, délinquant et incivil ne serait-il pas, en même temps, et sous un autre angle, une victime du processus de la sélection sociale par la logique scolaire ? La finalité des analyses que nous venons d'étudier n'élude pas le dispositif de la pensée totalitaire qu'elle dénonce, elle semble même y reconduire sans fin. Par la même occasion, l'analyse intellectuelle emboîte le pas aux agents de l'ordre et autres observateurs de l'insécurité qui monte, contribue à forger l'image-cible du jeune de banlieue rappeur-zappeur-taggeur- delinquant multi-récidiviste.
Ce qui frappe en effet dans le récit médiatique et étatique sur la violence et l'insécurité, c'est la mise en scène d'un effet de démultiplication et d'outrepassement sans fin de toutes les limites et de tous les codes suivant la pente sémantique du vocable de violence lui-même : qu'est-ce que la violence en effet, si ce n'est un usage de la force qui cultive l'excès, s'exerce dans la démesure, et méconnaît tous les usages en vigueur? L'apparition du vocable d'incivilité a trouvé ici un terrain d'exercice idéal. Il permet de diagnostiquer une sorte de régression ou de tournant civilisationnel à travers l'image d'une violence multi-forme et quotidienne, de mettre en scène une micro-criminalité d'autant plus insaisissable et omniprésente, de dramatiser les enjeux du traitement de l'insécurité, en contournant le cadre trop étroit de l'analyse politique et de ses catégories trop marquées (exclus/inclus, bourgeois/prolétaires ...). Il rabaisse rigoureusement le niveau de tolérance concédé par toute communauté à l'endroit de ses déviations et de ses délinquances diverses, en coïncidant avec le mot d'ordre venu d'Outre-manche de la « tolérance-zéro ». Il amalgame et confond, surtout, toutes les formes de déviance et d'illégalisme, associant indistinctement les pratiques de grande criminalité, le trafic de drogue ou l'économie souterraine les incendies de voiture, et autres caillassages, les insultes et les crachats, le port du voile au lycée mais aussi les nuisances sonores, voire les jets de détritus sur la voie publique.
Il ramène aussi la logique constitutive de la violence comme excès et débordement à celle de l'écart par rapport à la norme : l'incivilité c'est le diagnostic posé par les garants de l'ordre et les détenteurs de la norme pour mettre rigoureusement à l'écart une partie de la cité comme a-normale. La politique conçue comme être-ensemble s'effondre lorsque l'on ressuscite la figure indéterminée et multiforme de l'ennemi de l'intérieur venu mettre en danger l'édifice républicain, gardien de notre civilisation, lorsque s'activent ainsi les sensations de l'extrême et la reconduction à l'infini des pratiques de l'exclusion et de la stigmatisation. Le jeune des banlieues est ainsi la nouvelle figure absolutisée du mal rampant qui gangrène la société : reste à savoir quels remèdes, quels traitements adéquats la bio-politique contemporaine tient en réserve pour une part de la population ainsi soumise à un régime d'exception..

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