La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Les interventions sociales et les familles : injonction ou implication ?


Titre : C'est pour ton bien
Auteurs : POURTOIS Jean-Pierre / BARRAS Christine

Texte :
1.    Introduction
    
Selon les normes en vigueur dans une société démocratique, la bientraitance est une démarche positive orientée vers le développement de la personne. Le mal est tout ce qui s'y oppose, qui humilie, qui brise l'individu dans ce qu'il a de spécifique. Cet article se propose d'examiner, dans l'acte éducatif, le concept de pédagogie noire, selon lequel le mal se travestit en bien et les meilleures intentions s'ouvrent à la destruction de la personne.

2.    Lutter contre la pédagogie noire au sein des familles
    
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la maltraitance au cœur des familles que l'on stigmatisait, mais le vagabondage et la situation hors-la-loi qui prévalait dans les milieux les plus pauvres. Familles et enfants vagabonds se retrouvaient dans des « hôpitaux généraux », remèdes contre l'insécurité, le vol et la dépravation.

Jusqu'au début du XIXe siècle, le droit de « correction paternelle » légitimait toutes les formes de mauvais traitement, lorsque « l'autorité du père était bafouée, la paix familiale compromise ou que le père avait de graves sujets de mécontentement » (Gabel, 1996, p.20). Comme le père dans sa famille, la justice avait pour devoir d'éradiquer ce qui mettait en péril la santé publique. Les comportements éducatifs des parents n'étaient pas en ligne de mire. Aujourd'hui, nous assistons à un changement de paradigme : la société d'aujourd'hui cherche à protéger l'enfant en danger ; celle d'autrefois se protégeait de l'enfant dangereux (Gavarini et Petitot, 1998).

2.1.    La pédagogie noire
    
Les comportements vexatoires des parents entravent l'évolution de l'enfant s'il n'a pas la possibilité de réagir d'une façon adéquate, notamment par la colère, à ces mauvais traitements. Alice Miller (1984) dénonce les ravages de la pédagogie noire, qu'elle définit comme une violence physique et psychologique destinée à inculquer à l'enfant l'obéissance, le respect et la soumission, pour son bien et celui de la société. L'enfant potentiellement dangereux devient inoffensif. Pour Alice Miller, la maltraitance conduit à une cécité émotionnelle, à une mutilation intérieure (1988) rendant la personne insensible aux blessures qu'elle peut infliger, une fois adulte.

3.    La pédagogie noire et les besoins de la personne
    
L'identité de la personne se construit selon un processus complexe et conflictuel mettant en scène des composantes affectives, cognitives, sociales et idéologiques (Pourtois et Desmet, 1997). Ces dimensions fondamentales renvoient à la notion de besoins, ceux-ci exprimant la dépendance de l'individu à son milieu. Il existe un cheminement favorable à l'accomplissement humain : celui-ci se construit, malgré les manques, malgré les insatisfactions. L'absence ou, au contraire, le surinvestissement de l'un ou de plusieurs de ces indicateurs peuvent entraver sérieusement le développement de l'enfant. Le texte qui suit pose quelques jalons pour différencier la bientraitance, la maltraitance et la pédagogie noire.

3.1.    Les besoins affectifs
    
Les besoins affectifs inscrivent l'individu dans une lignée et dans une famille génératrice de liens. Les trois pôles sont les besoins d'attachement, d'acceptation et d'investissement. L'attachement renvoie aux liens précoces et profonds que l'enfant établit avec son entourage. L'acceptation est concrétisée par la création d'un espace bienveillant et sécurisant autour de l'enfant. L'investissement s'inscrit dans le contexte du projet éducatif qui correspond aux représentations que les parents se font de l'avenir de l'enfant.

La pédagogie noire se caractérise par une grande réserve, par une distance physique et affective entre l'enfant et l'adulte ; en même temps ; la relation peut être empreinte d'un attachement fusionnel à la famille et aux idéaux qu'elle défend. Ce qui différencie la maltraitance des deux autres registres, c'est qu'on y décèle de l'incohérence, une alternance imprévisible entre attachement fusionnel et détachement. Cette incohérence prive l'enfant de repères solides et l'empêche de construire sa confiance en l'adulte. Un environnement maltraitant ne permet pas d'envisager le futur de l'enfant, ou alors le détermine de façon négative. Dans le cas de la bientraitance, le futur est pris en compte, préparé, sans dirigisme ni laisser-aller.

3.2.    Les besoins cognitifs
    
Les besoins cognitifs sont liés à l'accomplissement humain. Cette nécessité d'accomplissement passe par un environnement que l'on comprend, maîtrise, et sur lequel on agit. Les trois pôles sont les besoins de stimulation, d'expérimentation et de renforcement. Répondre au besoin de stimulation consiste à alimenter le désir de grandir de l'enfant. Le besoin d'expérimentation et de découverte est au fondement de l'acte intelligent ; il permet de se libérer de l'emprise de l'environnement. L'enfant a aussi besoin de renforcement et d'information sur la qualité de sa prestation car ceux-ci vont donner un sens à ce qu'il dit ou fait.

Une famille maltraitante ne porte aucune attention à l'aptitude de l'enfant : les exigences sont soit nulles, soit disproportionnées ; à l'indifférence peut succéder une exposition volontaire au danger... L'adulte évolue du laxisme à la sanction disproportionnée. L'incohérence, la déstructuration, en sont les principales caractéristiques. Il en résulte un sentiment d'échec, de la part de l'enfant, ainsi qu'une anxiété profonde et une confiance impossible. La pédagogie noire n'entre pas dans ce tableau : elle se fonde sur un savoir détenu par le seul adulte, qui dirige l'enfant sans lui conférer le droit à la parole. Nulle discussion possible : l'enfant n'apprend pas à argumenter, à revoir sa position, à discuter, à confronter son point de vue à celui des autres. Il se sent honteux si par hasard il en éprouve du dépit. La culpabilité est donc le sentiment qui surgit en cas de rébellion, même juste ébauchée. La pédagogie noire est une culture de la réponse, celle de la bientraitance une culture de la question.

3.3.     Les besoins sociaux
    
Les besoins sociaux, relatifs au développement de l'autonomie sociale, qui sont constitués des besoins de communication, de considération et de structures. La communication est fondamentale afin de faire face à l'anxiété, de soutenir les espoirs et les aspirations. La considération renvoie à l'idée d'égard et d'estime ; pour vivre en société, tout être humain a besoin d'être reconnu en tant que personne avec des mérites, des compétences, une dignité. Les structures doivent présenter des régularités nécessaires au développement de l'enfant ; elles constituent des repères essentiels.

Dans un contexte de maltraitance, les agressions physiques et verbales sont les principaux vecteurs de la communication. La pédagogie noire y a parfois recours, mais pas forcément. La violence psychologique, symbolique, suffit à dominer l'enfant. Dans les deux cas, l'enfant est traité en objet. La structure familiale est, dans un contexte de pédagogie noire, construite d'une façon rigide ; elle donne à l'enfant une impression de sécurité, mais davantage par peur d'un extérieur jugé menaçant. Lorsque la famille défend ses traditions, son statut, méprise les valeurs des autres, l'enfant incorpore cette posture et l'adopte dans ses contacts avec l'extérieur. Dans un cadre de bientraitance, en revanche, l'enfant est en sécurité dans sa famille, mais ouvert à un environnement autre que familial.

3.4.    Les besoins de valeurs
    
Les besoins du domaine idéologique, correspondant à la notion de valeurs: le bon, le vrai et le beau en sont les trois piliers. Il n'y a pas d'éducation sans valeurs. Toutes les pratiques éducatives expriment une prétention à atteindre celles auxquelles les parents croient.

Dans un contexte de maltraitance, l'enfant est confronté à de mauvais exemples fournis par sa famille (violence physique, alcoolisme, négligence...). La vérité est aléatoire, déterminée par le contexte. Pour la pédagogie noire, la vérité est immuable, détenue par l'adulte seul. Les humiliations infligées dans les deux registres visent à briser un caractère, dans le premier cas pour lui éviter des sentiments de fierté et d'orgueil toujours jugés négativement. La pédagogie noire impose une ligne de conduite structurée de façon rigide et cohérente, obéissant à un projet éducatif bien défini. La famille défend des principes intangibles dont elle est fière. L'enfant n'a pas le choix. Dans le cas de la maltraitance, la ligne de conduite est aléatoire, déstructurée, portée à la fois sur la carence et sur l'excès. L'enfant est sans repère. En revanche, dans le cadre de la bientraitance, la structuration est souple et cohérente. Elle implique une certaine rigueur, mais fondée sur une remise en question possible et raisonnée. L'enfant construit, avec l'aide de ses parents, son propre champ du possible. Ce qui appartient en propre à la pédagogie noire, c'est la faculté qu'a l'enfant de rationaliser ce qui lui arrive. « Un enfant ne peut comprendre pourquoi des êtres qu'il aime et admire lui font du mal. C'est pourquoi il interprète à rebours leur comportement et le juge adéquat » (Miller, 1998, p.213). Plus tard, il sera disposé à agir de même avec ses enfants.

4.    S'en sortir ou pas ?
    
Le destin de l'enfant maltraité ne s'inscrit pas forcément dans le malheur. Lorsque celui-ci trouve sur son chemin des personnes secourables, il reprend confiance et parvient à surmonter le « fracas » de sa destinée. Cyrulnik parle de tuteurs de résilience (1999, 2001), Alice Miller de témoins secourables (2001).

Un être humain conscient de son histoire ne répétera pas envers ses enfants les mauvais traitements dont il a été victime. S'il ose éprouver des sentiments négatifs vis-à-vis des adultes qui l'ont élevé, il pourra s'en sortir. L'enjeu de comprendre le processus qui a guidé l'adulte.

5.    L'éducation familiale, outil de prévention
    
L'éducation familiale peut constituer, pour les familles, un tuteur de résilience (Pourtois, 1984). L'intervention en milieu familial a pour objectif d'activer ou de réactiver le potentiel éducatif des parents en favorisant la réflexivité individuelle.

La pédagogie ne va pas être traitée de façon directe au cours d'une rencontre parentale. Elle sera abordée par le biais d'un échange sur les pratiques. Comment punir son enfant ? Comment l'amener à rendre service ? Comment le rendre obéissant ? Ces questions du quotidien trouvent de multiples réponses au sein des familles, les réponses des uns n'étant pas celles autres et pouvant être confrontées au cours d'une mise en débat.

6.    Ouvrages cités
    
CYRULNIK B., (1999), Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 239 p.

CYRULNIK B., (2001), Les vilains petits canards, Odile Jacob, Paris, 279 p.

  GABEL M., LEBOVIVI S. et MAZET P., (1996), Maltraitance psychologique, Paris, Fleurus.
  
GAVARINI L. et PETITOT F., (1998), La fabrique de l'enfant maltraité. Un nouveau regard sur l'enfant et la famille, Erès, Ramonville St-Agne, 174 p.

MILLER A., (1984, édition en allemand : 1980), C'est pour ton bien. Racines de la violence dans l'éducation des enfants, Aubier, Paris, 320 p.

MILLER A., (1997, 1990¹, édition en allemand : 1988), La connaissance interdite. Affronter les blessures de l'enfant dans la thérapie, Aubier, Paris, 193 p.

MILLER A., (1998), Chemins de vie. Sept histoires, Flammarion, Paris, 259 p.

MILLER A., (2001), Libres de savoir. Ouvrir les yeux sur notre propre histoire, Flammarion Paris, 198 p.

POURTOIS J.-P.et coll. (1984), Eduquer les parents, Labor, Bruxelles, 254 p.

POURTOIS J.-P., DESMET H., (1997, 1999, 2001 rééd.).L'éducation postmoderne, PUF, Paris, 321 p.

POURTOIS J.-P. (éd.), (1995, 1999 rééd.), Blessure d'enfant. La maltraitance, théorie, pratique et intervention, De Boeck, Bruxelles, 270 p.



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