La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : Autorité et contrat pédagogique chez Rousseau
Auteurs : FRANCISCO Maria de Fatima Simoës

Texte :
La crise de l'autorité de l'enseignant est une des questions qui constitue à la fois le plus grand  souci et le plus grand défi pour les éducateurs ces derniers temps. L'un des points sur lequel il y a généralement un consensus a ce sujet c'est qu'il est l'un des plus diffíciles à traiter, de trouver des approches théoriques qui puíssent l'éclaicir, sans mentionner la difficulté encore plus grande de trouver des résolutions pratiques pour la crise.
Dans ce sens, nous croyons qu'un retour aux dits "classiques" peut éventuellement nous apporter quelque perspective que l'on n'a peut-être pas assez considérée, et de cette façon faire de la lumière sur un thème qui nous inquiète. C'est avec une telle intention que nous proposons un retour à la pensée philosophique et pédagogique du XVIIIe siècle, plus précisément celle de Jean-Jacques Rousseau. Poursuivant le chemin des convictions de Hannah Arendt, nous dirions qu'il est fondamental de reprendre le fil de la tradition, qui établit une liaison avec le passé, notamment quand il s'agit de crises dans le domaine des rapports humains. Car il est fort probable que nous soyons devant des problèmes et des questions auxquels nos ancêtres s'étaient également confrontés et pour lesquels ils ont pu trouver des solutions et des perspectives d'appréhension qui, au cas où on ne pourrait pas les reproduire, peuvent au moins nous indiquer un chemin de problématisation, à partir duquel nous pourrons formuler nos propres solutions et perspectives d'appréhension.

Contrat versus naturalisation
Rousseau lui-même a été aux prises avec la question de comment préserver la liberté de l'enfant sans pour autant sacrifier l'autorité du maître, ou de comment concilier l'autorité de l'enseignant et la liberté de l'apprenant, des idées qui sembleraient au premier abord totalement incompatible. Voici comment il a essayé de sauvegarder ces deux choses qu'il jugeait essentielles dans la relation pédagogique, sans quoi celle-ci serait forcément incomplète et déformée. Pour comprendre cette relation, son issue a été de formuler la théorie du contrat. Cette notion de contrat, il suffit que l'on s'en souvienne, occupant une place centrale dans toute la pensée de Rousseau a produit un texte intitulé justement Contrat Social. Ainsi que l'institution de la société et celle de la famille seraient pour lui fondées sur le contrat passé entre les parties qui composent ces institutions, la relation pédagogique serait elle aussi fondée sur un contrat, le contrat pédagoggique signé par les deux bouts de cette relation, enseignant et élève, ou de façon plus générale, éducateur/celui qui est éduqué (qui renfermerait, outre le binôme enseignant/élève, le binôme père/fils).
Avant d'entrer dans le détail sur ce qui est ce contrat pédagogique, il faudrait souligner que, lorsque Rousseau réfléchit sur la relation éducateur/celui qui est éduqué sous le paradigme du contrat, il refuse d'emblée l'idée selon laquelle cette relation serait dans son essence naturel, c'est-à-dire, proposée par la nature. Il est vrai que l'éducation n'existe que parce que c'est un fait de la nature, un fait biologique que des nouveaux membres de l'humanité arrivent continuellement sur notre monde, et parce que ceux-ci étant faibles et dépendants ont besoin de soins, doivent être instruits et orientés par les membres plus âgés. Ce fait naturel de la naissance des enfants pourrait faire paraître également naturel l'éducation des plus jeunes par les plus âgés. Cela pourrait, encore plus, faire paraître également naturel, fait plein de conséquences, l'autorité de ceux qui éduquent, étant donné leur supériorité, sur ceux qui sont éduqués, vu leur infériorité.
Pour éviter  cette "naturalisation" de l'autorité de l'éducateur qui précisément risquerait - du fait d'être prise pour un droit naturel - de devenir illimité et conduire à d'éventuels abus 1 , Rousseau propose alors que la relation pédagogique ne doit pas être prise pour une chose naturelle, mais, au contraire, comme quelque chose "d'artificiel", soit, comme le fruit d'une convention, d'un acte de volonté et de liberté, en un mot, d'un contrat entre les deux parties concernées. Bien que le rapport éducateur/celui qui est eduqué soit fondé sur des faits naturels - par exemple le fait de la supériorité des adultes et de l'infériorité des enfants et des adolescents, et aussi le fait, qui en découle, de la dépendance de ces derniers par rapport aux premiers, pour pouvoir dès survivre jusqu'à savoir se déplacer dans ce monde qu'ils méconnaissent -, croit Rousseau, il ne doit pas être naturalisé. Au contraire, les règles de ce rapport doivent être vues comme l'objet d'un contrat, c'est-à-dire, comme l'objet du mutuel et libre accord entre les parties concernées. Ce n'est qu'ainsi que celles-ci pourront avoir des obligations et des avantages, ou des devoirs et des droits, consciemment et librement accordés, en sachant d'avance ce qu'ils peuvent ou qu'ils ne peuvent pas attendre de l'autre, ce qu'il peuvent ou ne peuvent pas faire vis-à-vis de l'autre. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut créer des rôles clairement définis pour chacune des deux parties, de façon à ce que l'on puisse envisager d'atteindre aussi bien la juste mesure de l'autorité de l'éducateur, sans abus ni hésitations dans l'exercice de cette autorité, que la juste mesure de la liberté de l'enfant, également sans abus de cette liberté. Car il est vrai, insiste inlassablement le philosophe dans le livre II de l'Emile, que, si d'une part il existe des maîtres tyranniques, il existe d'autre part des enfants despotiques, et que tous les deux doivent être combattus pour que l'on arrive à une véritable relation pédagogique.
  
La première clause du contrat pédagogique
On peut voir, d'ores et déjà, que Rousseau considère le maître doté d'autorité et le maître tyrannique ou bien le maître doté d'autorité et le maître autoritaire comme deux choses bien différentes voire opposées. L'autorité, il ne faut pas qu'il y ait de doutes, est une forme de pouvoir par conséquent supposant du commandement et de l'obéissance. Mais, bien qu'elle soit une forme de pouvoir, elle n'a point de la tyrannie, vu que ce qui la caractérise est le fait d'être un pouvoir consenti, c'est-à-dire, un pouvoir légitime, tandis que la tyrannie est, au contraire, un pouvoir imposé, indépendant de l'assentiment du subordonné, usurpateur et non reconnu comme légitime par ceux qui lui obéissent. Mais, qu'est-ce qui rend légitime le pouvoir du maître et le transforme en autorité? Ou bien, sous quelles conditions le pouvoir du maître est considéré légitime et donc consenti, respecté par l'élève? Ainsi, entrons nous déjà dans la problématique du contrat pédagogique, étant donné que nous cherchons à savoir dans quelles conditions ce pouvoir est légitime et devient autorité, ou que nous nous interrogeons sur les clauses du contrat.
Le contrat pédagogique est fondé sur la différence fondamentale qui existe entre les deux parties contractantes. L'une, le maître 2 , étant supérieure en forces, connaissances et expériences, et l'autre, l'élève (un enfant ou un adolescent), étant inférieure sous ces mêmes aspects.
Ce contrat est également fondé sur le fait que ce dernier, en différents degrés selon sa tranche d'âge, nécessite d'être conduit par le premier dans son processus de développement, c'est-à-dire, d'acquisition de forces, de connaissances et expériences. La clause première et centrale de ce contrat sera donc celle qui prescrit que dans la relation pédagogique l'un doit conduire, c'est-à-dire commander, et l'autre doit être conduit, c'est-à-dire, obéir.
Les termes commandement et obéissance définissent alors les deux rôles essentiels de la relation pédagogique. Il n'y a pas de relation qui puisse être ainsi appelée sans qu'il y ait un côté qui commande et l'autre qui obéit, ou, en d'autres termes, l'un qui conduit et l'autre qui est conduit car cette relation se dresse ayant pour base la différence existant entre les deux parties et la dépendance de l'inférieur par rapport au supérieur. L'exercice du pouvoir est quelque chose de constitutif, immanent à la relation pédagogique. Reste à savoir, cependant, de quel type de pouvoir il s'agit.
Bien que des mots aussi forts que commandement et obéissance nous dépalisent et provoquent même un sentiment d´horreur chez nous, cela ne doit pas nous empêcher de bien examiner la relation pédagogique et admettre qu´elle implique forcément ces deux composantes qui sont vraiment sa raison d´être, son essence, ce qui lui donne du sens. Et que là où il n´y a ni commandement ni obéissance, ni conducteur ni conduit, il y a tout, sauf une relation pédagogique.
La deuxième clause du contrat pédagogique
La deuxième clause affirme que le maître ne peut exercer son commandement que dans l'intérêt et au profit de l'élève. Voilà quelque chose qui doit être correctement compris, car d'une mauvaise interprétation de cette clause il résulte, nous le savons bien, plusieurs pratiques déformées dans l'enseignement. Cela ne signifie pas, dans une compréhension étroite, que le maître ne peut exercer son pouvoir que pour ordonner à l'élève de faire ce qui plaît à celui-ci. Car il faut reconnaître que cela signifierait abandonner l'élève à son propre sort sans aucune conduite, puisque, nous l'avons vu 4 , celui-ci n'a pas la même capacité de discernement ni de jugement que son maître pour se conduire tout seul. Le maître qui fait tout ce qui plaît à l'élève peut se croire "débonnaire" envers lui, il peut aussi croire l'aider et justifier pour soi-même son attitude de plusieurs formes. Pourtant, pour utiliser encore une fois Hannah Arendt, ce maître ne fait qu'abandonner l'élève à son propre sort et lui dérober la seule possibilité de se développer et de progresser, ce qui relève de sa conduite en tant que maître.
Une conduite qui ne viserait que les volontés de l'élève, ce que Rousseau appelle les fantaisies5  et les caprices de l'enfant ne serait vraiment une conduite et il ne serait là non plus une relation pédagogique, celle-ci pressuposant justement, nous l'avons vu, la conduite. La deuxième clause du contrat pédagogique, qui détermine que le maître exerce son commandement dans l'intérêt et au profit de l'élève signifie ordonner seulement ce qui est bon pour l'élève du point de vue de son développement, de la construction de son autonomie, bref de sa promotion.  La deuxième clause du contrat pédagogique réduit le pouvouir du maître, sa conduite à ce qui peut mener l'élève à une future conduite de lui même, à une future autonomie.
  L'autorité est ainsi une forme singulière de pouvoir. Elle représente un pouvoir exercé non pas au profit de celui qui l'exerce mais au profit de celui qui le subit.  Le maître ne fera pas à l'élève ce qu'il voudra, il n'a pas la liberté de faire à l'élève ce qui bon lui semble. Il ne pourra faire que ce qui est bon pour ce dernier. Bon veut dire dans ce cas, du point de vue de sa promotion et son développement. Dans ce sens, en exerçant son pouvoir, son commandement, le maître ne manifeste pas ses volontés personnelles, il n'exerce pas ce pouvoir dans son propre intérêt et profit. Car s'il en était ainsi, son pouvoir ne serait plus de l'autorité mais un pouvoir tyrannique. L'autorité est un pouvoir exercé au profit de l'élève et c'est précisément pour cette raison qu'elle devient un pouvoir consenti par celui-ci. Dans le contrat, l'élève seulement aliène son pouvoir de se conduire et de satisfaire ses propres volontés pour faire ce que le maître lui ordonne parce qu'il y voit un avantage, parce que ce pouvoir, le maître ne l'exerce pas dans son propre intérêt mais dans l'intérêt de l'élève. Dans ce cas, même s'il est mené, il ne se soumet pas à une volonté étrangère à lui - ce qui arriverait s'il obéissait à la volonté personnelle du maître - mais à un commandement qui l'intéresse, même si ce commandement puisse ne correspondre pas à sa volonté immédiate.
  On peut déjà entrevoir que le fait d'obéir à une autorité ne blesse ni n'enlève nécessairement la liberté et l'autonomie de son l'élève, car en obéissant il va à la rencontre de son intérêt et de son profit, autrement dit il va à la rencontre de sa véritable et profonde volonté. D'une certaine façon, le problème de l'incompatibilité entre l'autorité du maître et la liberté de l'enfant serait résolu car si le gouvernement du maître est bon il ne blesse pas l'autonomie de l'enfant, de celui qui est gouverné.
Il serait important de voir dans cette théorie du contrat pédagogique que le maître, tel que Rousseau nous le présente, est un homme disons spécial. Parce que non seulement il a une supériorité indéniable sur l'élève mais il exerce aussi un pouvoir qui ne vise pas son propre profit mais le profit de quelqu'un d'autre. Conduire un autre, il faut le reconnaître, c'est une tâche extrêmement fatigante et pénible, demandant un certain "oubli de soi" pour se consacrer à l'autre. Tout cela non pas pour obtenir des avantages personnels de ce pouvoir 6 , mais seulement pour exercer un pouvoir dépourvu de tout intérêt dont la récompense, si elle existe, ne viendra que dans un avenir lointain. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre ce que dit Rousseau à propos de l'essence de l'éducateur: "quelle âme sublime ... il faut être père ou plus qu'un homme". Il est un homme "rare" et "introuvable", presque surhumain, un dieu, car doté de qualités tellement sublimes - supériorité, capacité de conduite désintéressée, oubli de soi pour faire le bien d'autrui, ne recevant sa récompense que dans l' avenir, etc.
Bibliographie:
Launay, M. (1971) Jean-Jacques Rousseau écrivain politique. Cannes: C.E.L. Grenoble:  A.C.E.R.
Rousseau, J.-J. (1966) Emile ou de l'éducation, Paris: Gallimard
Vargas, Y. (1995) Introduction à l'Emile de Rousseau, Paris: PUF
  

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