Problématique
Avec l'entrée à l'école commence une étape importante
dans la construction identitaire de l'enfant. Dans un milieu élargi,
à travers un ensemble de rapports nouveaux (à l'objet scolaire,
à l'enseignant et aux pairs), l'élève construit des connaissances
à la fois sur le monde extérieur et sur lui-même (Charlot,
1997). Aussi, il élabore des représentations de lui-même
différenciées (Monteil, 1993). Avec l'extension des relations
et l'émergence de nouvelles expériences (positives ou négatives),
le sujet réajuste ses représentations et procède à
leur reconstruction. Ainsi, se mettent en place son identité scolaire
et d'autres identités sociales (en référence à des
milieux, groupes d'appartenance, catégories). Mais, ce processus de construction
de soi est lent et peut subir de multiples vicissitudes. L'apprentissage touche
toute la personne de l'élève : un certain nombre de travaux ont
montré que le fait de réussir ou échouer à l'école
peut avoir un impact important sur la construction des images de soi (Compas,
1991 ; Perron, 1991 ; Harter, 1998). Les difficultés scolaires sont souvent
liées à une image négative de soi, tandis que la réussite
est plutôt associée à une image positive de soi. Pour Meyer
(1987) ces variations peuvent diffuser sur la représentation que l'élève
possède globalement de lui-même. Gilly et al. (1972) ont mis en
évidence que les élèves réussissant bien à
l'école se font d'eux-mêmes des images (propre et sociales) très
unifiées, alors que les images de soi des élèves en difficultés
scolaires sont plutôt diversifiées (en dysharmonie). Par ailleurs,
d'autres études (Ravaud et Ville, 1985 ; Terrein, 1988) sur les représentations
sociales des adultes handicapés physiques ont montré que les expériences
antérieures (de réussite ou d'échec) affectent les images
qu'ils se font d'eux-mêmes : la réussite familiale et professionnelle
apparaît comme un facteur pour " surmonter le handicap ". En
s'appuyant sur ces données, la recherche présentée tente
de saisir quelques aspects de l'identité scolaire du sujet, lorsque celui-ci
est l'élève déficient visuel. L'intérêt du
travail se porte essentiellement sur des dimensions fondamentales de l'identité
: image de soi scolaire, image propre et images sociales. Peu de travaux existent
sur le développement personnel du sujet déficient visuel : ils
ont principalement étudié le rôle des rapports familiaux
pendant l'enfance (Fraiberg, 1978). Pour Harrisson-Covello et Lairy (1985),
il n'existe pas de type de personnalité " aveugle " : les effets
de la privation sensorielle sur le développement personnel sont difficilement
définissables, car une multitude d'éléments entrent en
jeu (pratiques éducatives, attitudes familiales, regard d'autrui). Néanmoins,
nous pensons que le processus identitaire chez le sujet non-voyant peut avoir
ses particularités. Sa quête d'identité ne passera pas par
la recherche et l'affirmation de la différence, puisqu'elle existe déjà
et l'exclut des autres : il revendiquera plutôt sa similitude en essayant
de " combler le handicap " (Kastersztein, 1984). Cependant, l'ambition
de cette recherche est plus modeste. Il ne s'agit pas de montrer de quelle manière
et sous quelle influence le déficient visuel structure son identité
et " surmonte son handicap " tout au long de sa vie, mais d'identifier
le rôle de l'école dans sa construction identitaire. A cet effet
plusieurs investigations ont été réalisées. L'objectif
d'un premier travail a été de déterminer l'impact du degré
de réussite scolaire sur l'image de soi scolaire, ainsi que sur d'autres
représentations de soi. Deux études distinctes ont été
menées grâce à deux techniques d'investigation qui nous
ont permis d'appréhender diverses images de soi chez les sujets déficients
visuels. D'une part, nous avons essayé de montrer comment diffèrent
en fonction de la réussite scolaire six dimensions du " soi "
(soi scolaire, soi physique, soi social, valeur personnelle, comportement, soi
sportif) et leurs interrelations. D'autre part, (toujours en fonction de la
réussite scolaire) nous avons tenté de mettre en évidence
dans quelle mesure varient cinq profils d'images de soi (une image propre et
quatre images sociales), ainsi que leurs rapports. La deuxième investigation
s'est intéressée aux liens qui peuvent exister entre les représentations
que les enseignants (de français et de mathématiques) ont des
élèves et les différentes images que ces derniers se font
d'eux-mêmes. Et une troisième recherche a étudié
l'évolution temporelle de différents aspects de l'identité
scolaire des élèves non-voyants.
Méthodologie
Sujets
L'échantillon de cette étude est issu d'une population d'élèves
atteints de cécité ou d'amblyopie, scolarisés en institution
spécialisée dans la région parisienne. Il faut préciser
que l'apparition de leur handicap est de naissance ou acquise (avant six ans).
Aussi, les élèves retenus ne présentent pas un autre trouble
de type neurologique ou sensoriel, ont une fréquentation scolaire régulière.
Les élèves sont âgés de dix à quinze ans et
sont repartis sur quatre niveaux scolaires : cours moyen, sixième, cinquième
et quatrième. Nous pensons que dans ces tranches d'âge et scolarisés
déjà depuis quelques années, les enfants ont pu élaborer
des représentations diverses d'eux-mêmes parmi lesquelles celles
en tant qu'élève. Par rapport aux scores obtenus aux tests d'acquisitions
scolaires en français et mathématiques (supérieurs ou inférieurs
à la médiane) les sujets sont séparés de façon
dichotomique dans deux groupes : ceux qui réussissent bien et ceux qui
réussissent moins bien. Ainsi, tous âges et niveau scolaire confondus,
l'échantillon comprend 50 élèves, 25 " bons "
et 25 " moins performants ", dont 26 filles et 24 garçons.
Instruments
Pour saisir l'image de soi scolaire, le choix s'est porté sur le questionnaire
SPP (Self Perception Profile for Children) mis au point par Harter (1982) et
qui a fait l'objet d'une validation et adaptation francophone (Pierrehumbert
et al. , 1987). Ce questionnaire d'évaluation de soi est composé
de 30 items regroupés par cinq, formant ainsi six échelles distinctes
qui permettent d'appréhender les images de soi de l'enfant relatives
aux six domaines : scolaire (compétences cognitives), social (rapports
avec les autres), sportif (compétences sportives), apparence physique
(image corporelle), conduite (en référence aux attentes sociales
à l'égard du comportement) et valeur propre (représentation
générale de soi ). Pour chaque échelle on peut calculer
un score qui correspond à la moyenne des notes attribuées aux
items constituant l'échelle (la notation se fait sur 4 points, de 1 à
4, le 4 représente le choix le plus favorable du point de vue de l'image
de soi). Cet outil d'investigation a permis de comparer et d'étudier
les rapports entre six " sois partiels " (images de soi, relatives
aux différents domaines) de deux catégories d'élèves
(bons et moins performants). Ce premier questionnaire est accompagné
d'un deuxième, destiné aux enseignants et qui permet de recueillir
leurs représentations de l'enfant. D'autre part, pour cerner les images
sociales, nous avons utilisé le dispositif mis en place par Gilly et
al. (1972). Il s'agit, de demander à l'élève de donner
son appréciation (sur une échelle en 11 points, allant de 0 à
10) sur 12 caractéristiques personnelles (la plupart liées au
domaine scolaire), à partir de sa propre position et en se plaçant
du point de vue de l'enseignant, de ses camarades, de sa mère, de son
père. Ainsi, l'élève va présenter cinq profils d'images
de soi : image sociale maître, image sociale camarade, image sociale mère,
image sociale père et image propre. On peut calculer cinq scores, chacun
correspondant à la moyenne des réponses aux 12 questions formant
un profil. Avec ce deuxième outil d'investigation nous avons pu étudier
et comparer les cinq profils d'images de soi des élèves "
bons " et " moins performants ". L'enquête par ces trois
questionnaires a été effectuée individuellement par nous-mêmes
en dehors du temps scolaire, au sein de l'institution spécialisée.
Les informations collectées ont été soumises à des
analyses quantitatives et ont fait l'objet de plusieurs études comparatives.
Résultats
Nous présentons ici les résultats concernant deux études.
En ce qui concerne l'étude des différentes dimensions du "
soi ", des analyses comparatives ont permis de vérifier notre hypothèse
: l'image de soi en tant qu'élève, ainsi que les images relatives
à d'autres domaines (relations sociales, compétences sportives,
l'apparence physique et l'image globale de soi) varient selon la réussite
en faveur des " bons " élèves. Ces derniers ont tendance
à donner d'eux-mêmes des représentations plutôt homogènes
et unies, alors que celles des élèves " moins performants
" présentent une nette hétérogénéité
et sont non seulement moins favorables, mais aussi assez diversifiées.
Par contre, notre seconde étude visant à montrer la contribution
du facteur " réussite scolaire " sur la formation des images
sociales chez le sujet déficient visuel n'a permis de vérifier
qu'en partie notre hypothèse. On remarque que parmi les cinq types d'images
celles qui différencient les deux groupes d'élèves d'une
manière significative sont l'image sociale-enseignant et l'image propre.
D'une certaine manière les travaux de Perron (1991) pourraient nous permettre
d'expliquer ces derniers résultats. Pour l'élève, c'est
le regard ou le jugement du maître qui représente pour lui sa réussite
ou échec scolaire. Donc, lorsque l'écolier est amené à
s'évaluer sur ses compétences cognitives en se plaçant
du point de vue du maître ou de son propre point de vue, il donnera en
effet de lui-même des images de soi à forte valence scolaire, autrement
dit, il présentera des images de soi scolaires. Or, notre première
investigation a déjà montré que ces dernières sont
fort dépendantes de la réussite. L'étude des interrelations
entre les images (sociales et propre) des deux catégories d'élèves
(bons et moins performants) a révélé l'existence d'un certain
degré d'accord aussi bien pour les uns, que pour les autres. A noter
cependant que, les images des élèves " moins performants
" sont toutes interdépendantes. Ces élèves ont des
représentations non seulement cohérentes, mais aussi plus unies
que celles des " bons " élèves. Il faut tout de même
souligner que, les " moins performants " se représentent beaucoup
plus favorablement par le biais des images sociales parentales, que par le biais
de l'image sociale-enseignant et l'image propre. Les études réalisées
ont révélé que le facteur " réussite scolaire
" affecte la construction de l'identité scolaire de l'élève
déficient visuel, cependant elles ont un pouvoir explicatif limité
: l'ensemble de toute notre recherche permettra de mieux saisir l'importance
de l'école dans la construction identitaire. A préciser aussi
que, ce travail ne fournit pas d'explications quant à la manière,
dont l'identité scolaire se construit. Pour ce faire, il faudra procéder
à des investigations plus fines, où seront aussi pris en compte
d'autres facteurs provenant du milieu scolaire et extra-scolaire.
Bibliographie
Charlot, B. (1997). Du rapport au savoir. Eléments pour une théorie,
Anthropos, Paris.
Compas, Y.(1991). Représentation de soi et réussite scolaire,
in Les représentations de soi. Développement, dynamiques, conflits,
Perron, P. (Ed.), Privat, Toulouse, p. 89-118.
Fraiberg, S. (1978). Insights from the blind, Basic Books, New York.
Gilly, M., Lecour, M. & Meyer, R. (1972). Image propre, images sociales
et statut scolaire : étude comparative chez des élèves
de CM2, Bulletin de Psychologie, 310, p. 792-806.
Harrisson-Covello, A. & Lairy, G.C. (1985). L'enfant aveugle et amblyope
congénital, in Traité de Psychiatrie de l'Enfant et de l'Adolescent,
Lebovici, S., Diatkine, R. & Soulé, M. (Eds.), PUF, Paris, p. 597-623.
Harter, S. (1982). The perceived competence scale for Children, Child Development,
53, p. 87-97.
Harter, S. (1998). Comprendre l'estime de soi de l'enfant et de l'adolescent
: considérations historiques, théoriques et méthodologiques,
in Estime de soi. Perspectives développementales, Bolognini, M. &
Prêteur, Y. (Eds.), Delachaux et Niestlé, Paris, p. 57-81.
Kastersztein, J. (1984). L'hétérogénéité
sociale : produit de la différence et/ou de la similitude, Bulletin de
Psychologie, 365, p. 507-513.
Meyer, R. (1987). Image de soi et statut scolaire. Influence de déterminants
familiaux et scolaires chez les élèves de cours moyen, Bulletin
de Psychologie, 382, p. 933-941.
Monteil, J.M. (1993). Soi et le contexte, Armand Colin, Paris.
Perron, R. (1991). Les représentations de soi. Développement,
dynamiques, conflits, Privat, Toulouse.
Pierrehumbert, B., Plancherel, B. & Jankech-Carretta, C. (1987). Image de
soi et perception de compétences propres chez l'enfant, Revue de Psychologie
Appliquée, 37 (4), p. 359-377.
Ravaud, J.F. & Ville, I. (1985). Représentation sociale des personnes
handicapées physiques. " Surmonter son handicap " : effet de
la situation familiale et du revenu, International Journal of Rehabilitation
Research, 8 (3), p. 291-302.
Terrein, A. (1988). Image de soi et handicap physique, Le Journal des Psychologues,
59, p. 37-38.
|