On ne saurait parler des enseignants, des nouveaux besoins de formation qui
font émergence ces dernières années sans porter d'abord
un regard sur le système éducatif lui-même.
Dans un premier temps, une courte plongée dans le temps qui nous autorisera
à faire l'hypothèse d'une irréversible ouverture de l'école
; ensuite un point de vue focalisé sur l'apprenant et la profusion d'activités
à caractère éducatif qu'il peut subir comme un gavage ;
enfin le postulat d'une porosité plus grande du système.
Ces trois axes (école-société, enfant-activités
éducatives, système et porosité ) déterminent comme
point de convergence une formation des enseignants qui développerait
chez eux des capacités à travailler avec des partenaires.
Un lent mais irréversible mouvement d'ouverture de l'école
Depuis deux décennies, nous assistons à un mouvement lent mais
irréversible d'ouverture de l'école sur la société.
Si l'implantation du collège unique décidée par R. Haby
en 1975 a tardé à voir le jour dans les faits, les établissements
se sont peu à peu modifié, malgré une résistance
du système qui, par ailleurs, ouvrait de nouvelles filières.
Les projets ont commencé à voir le jour dans les écoles,
collèges et lycées et l'appui sur des compétences extérieures
a nécessité qu'on entrouvre un peu plus les portes de l'établissement.
Invités depuis peu à s'intéresser à la chose scolaire,
les parents d'élèves voient généralement d'un bon
il l'entrée d'intervenants culturels, artistiques et sportifs,
auprès des enseignants.
Bien sûr des mouvements de résistance des instituteurs s'organisent,
ces derniers clamant la perte de leur polyvalence et le danger de voir leurs
fonctions réduites à l'enseignement des math et du français
; quelques autres accueillent très favorablement cette perspective en
s'y impliquant sans limite.
Une nécessaire maîtrise de l'ouverture :
L'ouverture de l'école se fait déjà par les savoirs. Les
savoirs enseignés sont issus soit de savoirs savants disponibles et vulgarisés
dans nos médias soit de pratiques sociales de références
en acte dans notre société.
Lorsque le processus d'apprentissage se limite à la relation professeur-élève,
le premier étant la figure emblématique du savoir, la dimension
humaine est absente. D'où l'importance de l'effet-maître, ses intérêts
et ses limites.
Or, si l'on veut que se construisent dans nos écoles de futurs citoyens,
aptes à communiquer avec d'autres, à argumenter un point de vue,
à négocier, si l'éducation ambitionne de fonder une société
riche de partages, de confrontations au sein d'un tissu social vivant et actif,
alors, dès le plus jeune âge, les élèves doivent
vivre des expériences au cours desquelles leurs professeurs seront aussi
des acteurs sociaux en situation de partage et de négociation avec d'autres
professionnels.
Mais alors qu'est-ce qui peut préserver l'établissement scolaire
d'une dérive vers le " champ de foire " ou le marché
du relativisme où tout se vaut ?
Comment préserver la valeur cardinale du savoir, clef de voûte
de l'enseignement tout en socialisant l'ensemble des acteurs éducatifs,
élèves compris, dans un bain citoyen ?
En deux siècles, l'école républicaine a montré son
expertise sur le premier volet de notre question problématique (la transmission
du savoir)
Quant à une hypothétique immersion citoyenne, une expertise grandeur
nature en quelque sorte, sauf aménagement aussi utopique qu'irréalisable,
elle réduirait à néant les critiques de ceux qui font remarquer
que l'école n'étant pas un lieu démocratique, l'éducation
civique est du domaine de l'artifice.
Des activités : le passage du quantitatif à la recherche de
pertinence
Inexorablement, la marche en avant se poursuit. L'intérêt éducatif
gagne la société et c'est un foisonnement désordonné
d'activités péri- et extra-scolaires qui occupent les enfants
et adolescents hors temps scolaire. Dans certaines familles, ces jeunes ont
des emplois du temps plus chargés le mercredi que les autres jours de
la semaine. Dans le même temps, d'autres errent dans la cité, sur
les chemins vicinaux également, sans aucune perspective.
Les inégalités sociales déterminent-elles des inégalités
d'accès à la culture et aux loisirs ?
Sans aucun doute ; pourtant la somme d'enrichissements que devraient apporter
les activités péri-scolaires n'apparaît ni dans l'intérêt
des élèves ni dans leur réussite scolaire. Si la théorie
bourdieusienne de la reproduction est encore vérifiable, des individualités
déjouent les lois déterministes qu'on a pensé " naturelles
" dans la sélection scolaire.
La profusion d'activités, quelle qu'en soit l'origine - associative,
familiale, institutionnelle - ne garantit en rien un investissement plus important
de l'enfant, du jeune.
L'enfant face à l'activité doit se trouver en situation de projet
au sens où Vassilef l'entend.
Dans tout projet, il y a deux concepts : le pro-jet au sens de projection et
le projet lui-même.
Le Pro-jet (la projection) :
La projection, c'est l'action de prendre quelque chose en soi et de le jeter
devant soi, d'apporter dans la réalité de l'environnement proche
une part de son désir. C'est l'extériorisation d'un système
de valeurs auto-finalisé : donner du sens à ses actes (actions,
paroles, pensées) à partir de ses propres valeurs et conceptions.
C'est une démarche qui fonde l'autonomie.
A l'inverse, un jeune qui s'engagerait dans des activités pour simplement
meubler son temps ou répondre au désir d'autres que lui (parents,
éducateurs ..) entrerait dans un système d'adaptation, que Vassilef
qualifie alors d'intériorisation d'un système de valeurs hétéro-finalisé.
Le Pro-jet est une action indissociable de la personne qui le réalise,
c'est la dimension spatiale du projet, celle qui se réalise dans le présent,
l'ici et maintenant tandis que le projet l'inscrit dans l'ailleurs et le plus
tard.
Le Projet :
C'est le produit de la projection ; il peut être distingué de son
auteur parce qu'il est le résultat d'une action, un produit, et parce
qu'il se situe dans le futur.
Pro-jet et projet sont deux concepts complémentaires : le second donne
sa signification sociale à la projection, celle-ci inscrivant le projet
dans une recherche d'authenticité et dans un processus d'autonomisation.
La recherche de pertinence est donc à chercher du côté
de l'authenticité : moins on est déterminé par un environnement,
plus on est authentique.
Néanmoins force est de reconnaître à quel point nos histoires
de vie, nos idéologies, les institutions qui structurent notre personnalité
profonde sont fortes et prégnantes : ce sont là, déterminants
structurels, cousins proches de nos habitus contre lesquels nous nous échinerions
à lutter. Etre authentique, c'est peut-être alors assumer ces déterminants
structurels pour mieux dépasser les déterminants conjoncturels
pour choisir librement nos stratégies.
L'enfant est donc acteur de ses propres apprentissages. Le milieu familial,
social, le réseau de sociabilité sont des facteurs éminemment
déterminants.
L'intra muros scolaire demeurerait donc le lieu où l'élève
serait le moins sujet aux inégalités d'accès à la
culture et à l'éducation.
A ouvrir l'école à des partenaires extérieurs, aux familles
d'abord, aux associations, aux politiques et aux entreprises ensuite, ne risque-t-on
pas d'y faire entrer les déterminants de la discrimination scolaire ?
Comment les écoles alternatives québécoises surmontent-elles
cette difficulté ?
Par ailleurs, laisser les seuls " héritiers ", au sens bourdieusiens
du terme, bénéficier hors de l'école de ces temps sociaux
de discussion, de prise de parole et de position, de conflits d'idées
avec un monde aux antipodes des métiers de l'école, n'est-ce pas
encore creuser les écarts ?
Situation aporétique qui condamne l'éducateur à la cécité
ou à la folie ?
Reprenant R. Bourdoncle , je dirai que l'enseignant est sommé de s'engager
sur la voie de la professionnalisation au risque de s'enliser dans celle de
la prolétarisation.
Etre professionnel, c'est être en capacité d'affronter des situations
de doute et d'incertitude, c'est aussi travailler avec d'autres professionnels,
c'est enfin être reconnu par un ordre supérieur et/ou adhérer
à une charte ou un code déontologique.
S'il manque à la profession enseignante les codifications que les professions
de santé et de droit ont déjà formalisé, elle n'est
pas dépourvue d'éthique.
D'un système protégé à un système poreux
L'institution au plus haut niveau modélise ce que pourrait être
l'enseignement sur le terrain. La co-ministérialité (Education
Nationale et Jeunesse-Sports, Education Nationale et Culture) puis l'inter-ministérialité
(Education Nationale, Jeunesse-Sports, Culture et Ville) invitent les acteurs
de terrain à travailler avec leurs homologues des ministères concernés
et les associatifs proches des jeunes.
Prenant en compte le temps de l'enfant, à l'école et hors les
murs, les institutionnels ont une triple visée :
- la cohérence des apprentissages, quel que soit le moment de la semaine,
l'adulte formateur..
- un effet positif sur les capacités du jeune à mettre un sens
global dans une auto-éducation qui complète l'éducation
scolaire
- l'égalité de tous dans l'accès à la culture, aux
loisirs et aux sports.
C'est par le Contrat Educatif Local (CEL) que ces visées sont poursuivies.
L'ouverture du monde scolaire se fait concomittamment par la hiérarchie
institutionnelle et par le contexte environnemental des établissements
scolaires.
Pendant que les ministères s'associent pour mettre en cohérence
les différents temps éducatifs de l'enfant, le système
scolaire se laisse imprégner d'influences extérieures ; d'abord
des intervenants ponctuels sur des domaines spécifiques (musique, éducation
à la santé, théâtre, E.P.S.), ensuite des transversalités
autour de projets qui impliquent des associations du quartier, des parents d'élèves,
des collectivités locales, parfois des entreprises.
Le champ de l'éducation déborde largement le cadre scolaire. Plus
d'une centaine de villes éducatrices sont répertoriées
sur le site de la DIV , les villes ayant clairement affiché une politique
éducative oeuvrant tout aussi bien en direction des écoles primaires
que des établissements de second degré.
C'est un double mouvement descendant et horizontal qui traverse l'école.
Il est porteur d'espoir d'embellies pour le futur autant que de danger.
Travailler avec d'autres, d'horizons différents, ne s'improvise pas :
des compétences nouvelles sont nécessaires : une formation adaptée
pourrait permettre que les enseignants les acquièrent.
L'objectif qui fait lien de sens entre les activités conduites avec des
équipes mixtes d'enseignants et de non-enseignants et les apprentissages
scolaires, est l'édification du citoyen.
Cela consiste à mettre tout en uvre pour que l'enfant-élève
(du dedans et du dehors) se construise comme :
- un être cultivé,
- un individu éclairé, au sens critique aiguisé
- un humain dans une communauté où il sera en capacité
de communiquer, d'entendre et d'être entendu et d'entrer dans les inévitables
rapports de force que sont les relations humaines.
Une formation en phase avec l'évolution de la professionnalité
enseignante
Etre enseignant aujourd'hui exige de nouvelles compétences ; déjà
repéré comme éducateur et non plus chargé de la
seule instruction des élèves, puis devant cumuler les qualités
d'un travailleur social, d'un technicien, d'un maître instruit , il se
voit désormais intégré dans des groupes de pilotage d'actions
éducatives, partenaire parmi d'autres.
A-t-il jamais été formé à cette nouvelle face de
sa professionnalité ?
La mise en place de Projet Educatifs Globaux contractualisés dans des
CEL et concernant l'enfant en tant que personne s'est articulée soit
autour de projets d'école, soit autour de lieux scolaires, soit autour
de l'implication d'enseignants ou de membres de l'équipe éducative.
Comment ces derniers peuvent-ils s'associer avec succès au travail d'un
groupe parmi lesquels se trouvent de nombreux professionnels formés à
la communication et au travail partenarial ?
Les Ceméa, dans l'association du Languedoc-Roussillon, ont perçu
cette impérieuse nécessité.
Des actions ciblées puis une entrée négociée dans
la formation initiale, à l'IUFM de Montpellier sont en préparation.
Nul doute qu'y seront abordés des questions touchant aux rapports de
force et de pouvoir, qu'une éthique de la discussion, au sens d'Habermas,
sera développée lors de la formation, l'éthique relationnelle
équilibrant le poids de la parole.
Du travail en commun au véritable partenariat, il y a un saut qualitatif
qu'une clarification des concepts permet de mieux appréhender.
Ainsi peut-on recenser des coopérations où des participants travaillent
avec d'autres vers une action commune sans engagements réciproques :
la finalisation est souvent une réalisation, médiatisation d'un
projet d'établissement : techniciens, plasticiens, enseignants ont pu
coopérer à la préparation de la mise en scène finale
(journée portes ouvertes, investissement d'un espace théâtral
..) sans que les trois parties aient été impliquées dès
le démarrage du projet.
A l'opposé, des partenaires dans une action, un projet commun fixent
ensemble les objectifs visés, chacun usant de sa propre stratégie
pour les atteindre. Il y a négociation sur les visées mais également
sur les valeurs fondatrices. La diversité des acteurs est un atout et
une difficulté. Une fois les objectifs clarifiés, les compétences
de chaque partie sont mises en avant et le partage des missions, des rôles,
des tâches est objet de débat .
Des valeurs éthiques balisent ces discussions ; la parole, son poids,
son respect, son authenticité et l'écoute doivent être favorisés
au détriment d'intérêts partisans et d'arguments d'autorité.
Le rapport de force existe, il n'est pas à éviter mais à
prendre en compte, à canaliser dans une éthique relationnelle
.
Une formation des enseignants à la communication, à la négociation
et une réaffirmation des valeurs humanistes et non marchandes de l'école
sont à élaborer.
Comment la formation à la démarche partenariale s'envisage-t-elle
à l'IUFM de Montpellier ?
Précisons d'emblée qu'elle n'est qu'à l'état de
projet en négociation.
D'abord, une conférence de sensibilisation en direction des PE et PLC
en formation a été ouverte à ceux qui sont inscrits dans
des actions partenariales. Ce fut le 25 avril à l'IUFM de Montpellier.
Ensuite, un module de formation initiale ébauché pour l'heure
dans ses grandes directions seulement :
- un travail sur les représentations des stagiaires en matière
de partenariat
- une clarification du concept : éclairage historique et champs de validité
actuels
- des publics différents dont les logiques peuvent être éloignées
des logiques de l'enseignant
- de nouveaux rôles à tenir, face à des adultes issus de
mondes associatif, politique, institutionnel.
- ce qui donne sens au partenariat lors de stratégies et de logiques
concurrentes : les objectifs et les valeurs.
- les compétences souhaitées pour une efficacité du partenariat
: décentration de son point de vue, écoute des autres, solidarité,
partage, exigence forte sur les finalités et les valeurs.
Pour conclure
Et non pour clore ce qui n'est encore que balbutiement, il reste à ajouter
que dans un monde riche de sa complexité et en perpétuel mouvement,
toute instance, toute structure qui négligerait de remettre en question
ses propres engagements se retrouverait marginalisée, repoussée
à la périphérie du système au sein duquel elle est
censée être en interaction constante avec les autres éléments.
De la même façon que fonder des actions à venir sur ses
représentations - celles-ci bâties sur l'expérience et donc
le passé - conduit à une rapide obsolescence des savoirs engagés,
une formation initiale en décalage avec le phénomène d'ouverture
de l'école par les effets conjugués des directives institutionnelles
et du contexte environnemental de celle-ci , préparerait des enseignants
à un métier fictif loin des réalités du terrain.
Daniel COMTE
Politiques Educatives et Communication
Ceméa LR
Doctorant chargé d'enseignement
Université Montpellier III
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