Étude subventionnée par le Fonds pour la Formation des Chercheurs
et l'Aide à la Recherche - Formation des enseignants, explicitation du
savoir des enseignants, dispositifs de formation
Comme toute pratique professionnelle nécessitant une longue formation,
l'agir des enseignants doit prendre appui sur des bases théoriques qui
seront mobilisées dans la pratique. Or, prendre conscience des savoirs
formels mobilisés en situation de pratique demande un effort particulier,
les enseignants ayant peu l'occasion de verbaliser leurs savoirs d'expérience.
Les périodes de stage constituent, pour un futur enseignant, des moments
de développement des compétences et de confrontation d'acquis
théoriques à l'exercice réel de la profession. Dans cet
espace, par divers moyens (observation, expérience directe, etc.), il
est guidé par un enseignant d'expérience dans ses premiers pas
professionnels. C'est dans cette relation de formation que s'insère notre
étude. Comment guider un futur enseignant dans l'observation d'une pratique
d'enseignement ? Comment lui donner accès au raisonnement qui conduit
à privilégier telle pratique, dans tel contexte ? Comment l'aider
à réfléchir sur sa propre pratique ?
Cadre de référence et méthodologique de l'étude
Pour essayer de répondre à ces questions, nous avons préféré
la méthode de l'argumentation pratique développée par Fenstermacher
(1987) à l'entretien d'explicitation de Vermesch (1994) comme processus
de réflexion pratique permettant la " mise en mots des savoirs "
des enseignants (Faingold, 1996) et sa mise en relation avec le savoir issu
de la recherche (Gauthier, Raymond et Martineau, 1998). D'une façon générale,
les arguments pratiques représentent des analyses a posteriori des actions.
Ils comprennent des considérations (prémisses) qui n'ont probablement
pas été présentes ni dans la réflexion, ni dans
l'analyse consciente, entreprises avant d'agir. Dans un sens descriptif, les
arguments pratiques sont des énoncés qui rendent compte, de façon
honnête et précise, des motifs de l'action. La structure d'un argument
est donc constituée de prémisses (de valeur, conditionnelles,
empiriques, contextuelles) et d'une conclusion qui vont se greffer à
un critère de cohérence. S'il est bien construit, l'argument pratique
doit être logique au sens où il met en évidence les liens
de cohérence entre les prémisses et la conclusion. Dans un sens
normatif, le raisonnement et les arguments peuvent être améliorés,
on peut donc concevoir des arguments pratiques de plus en plus complexes et
fondés sur des bases plus solides, développer la capacité
à analyser son action de façon plus approfondie et plus féconde.
Ainsi, l'argument pratique se construit en deux étapes, celle de l'explicitation
et celle de la reconstruction. L'explicitation est l'étape où
la personne donne les raisons pour lesquelles elle a agi et la reconstruction,
celle où l'argument pratique explicité est évalué
en considérant des critères éthiques, empiriques, logiques
et autres. Dans ce travail de reconstruction, il y a un point de vue normatif
car cela sous-entend une vision de la qualité de l'enseignement.
D'autre part, la conversation et le dialogue ont une grande importance dans
le développement de la compréhension et de la conscience critique.
Ainsi, la présence d'un " autre " joue un rôle essentiel
dans la construction de l'argument pratique. Les rapports doivent être
fondés sur la compréhension mutuelle, l'estime, le respect, la
volonté d'écouter et de prendre le risque d'exprimer opinions
et préjugés. La notion de compagnon critique - ou facilitateur
- a été développée par Kroath (1990, dans Gauthier,
Raymond et Martineau, 1998) et elle comprend deux fonctions opposées
: une première qui confirme, appuie, une deuxième qui remet en
question, déstabilise.
Nous utilisons la vidéoscopie, selon l'approche de la réflexion
partagée (Tochon, 1996), une méthodologie semi-structurée
qui s'appuie sur la rétroaction vidéo pour stimuler la réflexion
concomitante au visionnement d'actions professionnelles ou d'actes d'apprentissage,
de façon coopérative. Les enregistrements vidéo servent
de déclencheurs au " rappel stimulé " ou à la
démarche d'explicitation des pratiques réellement mises en uvre,
des savoirs, savoir-faire et savoir-être utilisés (Altet, 2000).
Il s'agit de réfléchir avec le participant aux actions et aux
apprentissages afin d'utiliser l'épisode enregistré pour co-construire
des savoirs utiles dans le développement personnel et professionnel.
Leur analyse est conduite à partir de modèles de lecture, faisant
appel à des référents théoriques divers, permettant
de lire autrement les pratiques et ainsi formaliser ses propres savoirs ou savoir-faire
d'expérience par confrontation avec un " autre ".
Bien qu'inspirés par la démarche proposée par Fenstermacher
(1987), nous l'avons adaptée aux contraintes propres au contexte de notre
étude. À la différence de Fenstermacher qui enregistre
entre six et vingt heures de matériel brut pour, ensuite, visionner les
bandes vidéo dans leur intégrité et isoler les événements
susceptibles de provoquer un débat, nous avons opté pour fournir
le matériel d'enregistrement aux enseignants et futurs enseignants et
leur laisser le choix de nous présenter des segments de la bande vidéo
qui, à leurs yeux, étaient susceptibles d'être partagés
et analysés en groupe.
Deux enseignants expérimentés et leurs stagiaires de fin de formation
(4e année) participent à l'étude. Les enseignants ont contribué
directement aux orientations de l'étude et aux prises de décisions
(séquences à analyser, élaboration de moyens de travail
avec les stagiaires, etc.), ainsi qu'à la validation des analyses proposées.
Après discussion avec les enseignants participants, nous avons opté
pour un travail en communauté car les échanges collectifs entre
enseignants expérimentés, chercheurs et apprentis favorisent l'émergence
de la réflexion partagée. Ainsi, lors des entretiens en groupe,
nous avons assumé, en tant que chercheurs, la position de " l'autre
" en posant des questions qui visaient à mener le praticien à
construire ses arguments pratiques, à l'amener à la prise de conscience
des actions et des intentions sous-jacentes à ces actions. Fenstermacher
(1987) prône de demander directement le " pourquoi " d'une action,
d'un geste ou d'une parole, afin d'avoir un accès à la conscience
des savoirs pratiques, de les reconstruire en accord aux savoirs théoriques
et d'établir ainsi une sorte de dialogue ou de pont de communication
entre ces deux types de savoirs. Nous avons cherché à développer
une certaine autonomie dans la procédure de l'argument pratique pour
ainsi préparer le moment où l'enseignant travaillera avec son
stagiaire.
Résultats
Une première analyse des échanges entre stagiaires et enseignants
formateurs et des réflexions exprimées lors des rencontres de
bilan permet de dégager comment l'équipe a procédé,
ainsi que des résultats observés chez les futurs enseignants.
Un élément déclencheur : selon tous les participants,
l'utilisation de la vidéoscopie, particulièrement dans son aspect
d'immédiateté, est le facteur déclencheur de tout le processus
d'explicitation. La vidéo permet un accès réel et immédiat
aux pratiques.
Un type de questionnement : selon Costa et Garmston (1994), il existe
une corrélation directe entre les niveaux et les structures syntaxiques
des questions et le produit de la pensée ou processus mentaux utilisés.
Il y aurait en conséquence des questions appropriées pour un entretien
à caractère réflexif. Voici quelques types de questions
utilisées par les enseignants expérimentés :
- " Quoi et comment " ou questions conduisant à décrire,
à rappeler ce qui a été fait
- " Pourquoi " ou questions conduisant à des prises de conscience,
à la formulation d'intentions, à des réflexions
- " Autrement " ou questions conduisant à explorer d'autres
points de vue que le sien, d'autres façons de faire et à les mettre
à l'essai, ou encore à suggérer des pistes
Un type de relation enseignant/stagiaire : d'une part, l'enseignant
voit le stagiaire comme relativement autonome, probablement dans un type de
relation à mi-chemin entre ce que Grabis-Bunker (1995) nomme novice face
à un enseignant expérimenté et suppléant à
l'égard d'un enseignant hors classe, qui n'assume pas une supervision
directe. En fait, une relation de professionnel expérimenté à
professionnel débutant. Pour sa part, le stagiaire a confiance en l'expertise
enseignante de l'enseignant avec qui il travaille. Après quelques rencontres,
les enseignants expérimentés devenaient conscients du fait que
l'analyse de la pratique devait être faite par le stagiaire lui-même
et non par eux.
Des conditions à remplir de la part du stagiaire : le stagiaire
doit manifester une sensibilité au contexte et aux élèves
pour être en mesure de réaliser des prises de conscience. Il doit
également se voir comme un enseignant débutant, pas un stagiaire
à la remorque de l'enseignant expérimenté. Il doit également
être prêt à changer et être capable de changer. Il
semble aussi nécessaire, selon les propos des stagiaires, d'avoir une
capacité d'auto-questionnement et d'autocritique et une certain degré
d'assurance en soi pour analyser et évaluer " ce qui a été
fait et qui peut être amélioré " et non s'évaluer
" soi en tant que personne ". Selon les stagiaires, cette procédure
aurait permis de prendre conscience de leurs actes et, avec l'aide de l'enseignant
associé, d'analyser les raisons qui les conduisaient à poser une
telle action. Ils disent que le fait de se regarder et d'essayer d'expliciter
le " pourquoi " des actions, ou leurs intentions, plutôt de
simplement dire " quoi faire " les amenait à voir les choses
d'une nouvelle façon et à vouloir les essayer, de l'ordre de "
collègue à collègue ", sans produire d'insécurité.
Parmi les effets observés de cette démarche d'explicitation chez
les stagiaires, on peut énumérer : des liens faits avec des valeurs,
avec des intentions pédagogiques; des solutions explorées; l'intégration
d'une démarche d'analyse des situations. Une stagiaire dit explicitement
que maintenant, devant une situation, elle " entend " les questions
que lui poserait l'enseignant associé et fait la démarche elle-même.
Pour un enseignant expérimenté, donner accès à son
expérience serait aussi donner accès aux questions qu'il se pose
face aux situations, permettant ainsi au stagiaire de s'approprier une démarche
conduisant à la construction de son propre répertoire. Voilà
une hypothèse que nous voulons explorer davantage.
Ces constats nous permettent de supposer, à ce moment de notre étude,
que la démarche utilisée aide les futurs enseignants à
expliciter leur pratique. Nous pouvons dire aussi que ceci serait facilité
par l'approche non directive utilisée par les enseignants dans leurs
rapports avec les stagiaires.
Références
Altet, M. (2000). Les dispositifs d'analyse des pratiques pédagogiques
en formation d'enseignants : une démarche d'articulation pratique-théorique-pratique.
In Blanchard-Laville, C. et Fablet, D. (dir) L'analyse des pratiques professionnelles,
15-33. Paris : L'Harmattan.
Costa, A.L. et Garmston, R.J. (1994). Cognitive Coaching, a foundation for Renaissance
Schools. Norwood: Christopher-Gordon Publishers.
Faingold, N. (1996). Du stagiaire à l'expert : construire les compétences
professionnelles. In Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud,
P. (dir) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ?
Quelles compétences ? 137-153. Bruxelles : De Boeck.
Fenstermacher, G. D. (1987). Prologue to my critics, and a reply to my critics.
Educational Theory, 37, 357-360, 413-422
Gauthier, C., Raymond, D. et Martineau, S. (1998). Dialogue entre les savoirs
professionnels et les savoirs de la recherche : l'approche de l'argument pratique.
Communication présentée dans le cadre du colloque "Savoirs,
rapports aux savoirs et professionnalisation" du Réseau francophone
de recherche en éducation et formation (REF) à Toulouse, octobre
1998.
Grabis-Bunker, M.J. (1995). Stages of the cooperating teacher- student teacher
relationship : the changing status roles between cooperating teachers and student
teachers. Thèse de doctorat. University of Maryland.
Tochon, F.V. (1996). Rappel stimulé, objectivation clinique, réflexion
partagée. Fondements méthodologiques et applications pratique
de la rétroaction vidéo en recherche et en formation. Revue des
sciences de l'éducation, XXII(3), 467-502.
Vermersch, P. (1994). L'entretien d'explicitation. Paris : ESF.
|