La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Quel sens les savoirs de la pratique donnent-ils à la formation ?


Titre : Aider les futurs enseignants à expliciter leur pratique
Auteurs : CORREA MOLINA Enrique et GERVAIS Colette, CRIFPE-Université de Montréal

Texte :
Étude subventionnée par le Fonds pour la Formation des Chercheurs et l'Aide à la Recherche - Formation des enseignants, explicitation du savoir des enseignants, dispositifs de formation
Comme toute pratique professionnelle nécessitant une longue formation, l'agir des enseignants doit prendre appui sur des bases théoriques qui seront mobilisées dans la pratique. Or, prendre conscience des savoirs formels mobilisés en situation de pratique demande un effort particulier, les enseignants ayant peu l'occasion de verbaliser leurs savoirs d'expérience. Les périodes de stage constituent, pour un futur enseignant, des moments de développement des compétences et de confrontation d'acquis théoriques à l'exercice réel de la profession. Dans cet espace, par divers moyens (observation, expérience directe, etc.), il est guidé par un enseignant d'expérience dans ses premiers pas professionnels. C'est dans cette relation de formation que s'insère notre étude. Comment guider un futur enseignant dans l'observation d'une pratique d'enseignement ? Comment lui donner accès au raisonnement qui conduit à privilégier telle pratique, dans tel contexte ? Comment l'aider à réfléchir sur sa propre pratique ?

Cadre de référence et méthodologique de l'étude
Pour essayer de répondre à ces questions, nous avons préféré la méthode de l'argumentation pratique développée par Fenstermacher (1987) à l'entretien d'explicitation de Vermesch (1994) comme processus de réflexion pratique permettant la " mise en mots des savoirs " des enseignants (Faingold, 1996) et sa mise en relation avec le savoir issu de la recherche (Gauthier, Raymond et Martineau, 1998). D'une façon générale, les arguments pratiques représentent des analyses a posteriori des actions. Ils comprennent des considérations (prémisses) qui n'ont probablement pas été présentes ni dans la réflexion, ni dans l'analyse consciente, entreprises avant d'agir. Dans un sens descriptif, les arguments pratiques sont des énoncés qui rendent compte, de façon honnête et précise, des motifs de l'action. La structure d'un argument est donc constituée de prémisses (de valeur, conditionnelles, empiriques, contextuelles) et d'une conclusion qui vont se greffer à un critère de cohérence. S'il est bien construit, l'argument pratique doit être logique au sens où il met en évidence les liens de cohérence entre les prémisses et la conclusion. Dans un sens normatif, le raisonnement et les arguments peuvent être améliorés, on peut donc concevoir des arguments pratiques de plus en plus complexes et fondés sur des bases plus solides, développer la capacité à analyser son action de façon plus approfondie et plus féconde. Ainsi, l'argument pratique se construit en deux étapes, celle de l'explicitation et celle de la reconstruction. L'explicitation est l'étape où la personne donne les raisons pour lesquelles elle a agi et la reconstruction, celle où l'argument pratique explicité est évalué en considérant des critères éthiques, empiriques, logiques et autres. Dans ce travail de reconstruction, il y a un point de vue normatif car cela sous-entend une vision de la qualité de l'enseignement.

D'autre part, la conversation et le dialogue ont une grande importance dans le développement de la compréhension et de la conscience critique. Ainsi, la présence d'un " autre " joue un rôle essentiel dans la construction de l'argument pratique. Les rapports doivent être fondés sur la compréhension mutuelle, l'estime, le respect, la volonté d'écouter et de prendre le risque d'exprimer opinions et préjugés. La notion de compagnon critique - ou facilitateur - a été développée par Kroath (1990, dans Gauthier, Raymond et Martineau, 1998) et elle comprend deux fonctions opposées : une première qui confirme, appuie, une deuxième qui remet en question, déstabilise.

Nous utilisons la vidéoscopie, selon l'approche de la réflexion partagée (Tochon, 1996), une méthodologie semi-structurée qui s'appuie sur la rétroaction vidéo pour stimuler la réflexion concomitante au visionnement d'actions professionnelles ou d'actes d'apprentissage, de façon coopérative. Les enregistrements vidéo servent de déclencheurs au " rappel stimulé " ou à la démarche d'explicitation des pratiques réellement mises en œuvre, des savoirs, savoir-faire et savoir-être utilisés (Altet, 2000). Il s'agit de réfléchir avec le participant aux actions et aux apprentissages afin d'utiliser l'épisode enregistré pour co-construire des savoirs utiles dans le développement personnel et professionnel. Leur analyse est conduite à partir de modèles de lecture, faisant appel à des référents théoriques divers, permettant de lire autrement les pratiques et ainsi formaliser ses propres savoirs ou savoir-faire d'expérience par confrontation avec un " autre ".

Bien qu'inspirés par la démarche proposée par Fenstermacher (1987), nous l'avons adaptée aux contraintes propres au contexte de notre étude. À la différence de Fenstermacher qui enregistre entre six et vingt heures de matériel brut pour, ensuite, visionner les bandes vidéo dans leur intégrité et isoler les événements susceptibles de provoquer un débat, nous avons opté pour fournir le matériel d'enregistrement aux enseignants et futurs enseignants et leur laisser le choix de nous présenter des segments de la bande vidéo qui, à leurs yeux, étaient susceptibles d'être partagés et analysés en groupe.

Deux enseignants expérimentés et leurs stagiaires de fin de formation (4e année) participent à l'étude. Les enseignants ont contribué directement aux orientations de l'étude et aux prises de décisions (séquences à analyser, élaboration de moyens de travail avec les stagiaires, etc.), ainsi qu'à la validation des analyses proposées.

Après discussion avec les enseignants participants, nous avons opté pour un travail en communauté car les échanges collectifs entre enseignants expérimentés, chercheurs et apprentis favorisent l'émergence de la réflexion partagée. Ainsi, lors des entretiens en groupe, nous avons assumé, en tant que chercheurs, la position de " l'autre " en posant des questions qui visaient à mener le praticien à construire ses arguments pratiques, à l'amener à la prise de conscience des actions et des intentions sous-jacentes à ces actions. Fenstermacher (1987) prône de demander directement le " pourquoi " d'une action, d'un geste ou d'une parole, afin d'avoir un accès à la conscience des savoirs pratiques, de les reconstruire en accord aux savoirs théoriques et d'établir ainsi une sorte de dialogue ou de pont de communication entre ces deux types de savoirs. Nous avons cherché à développer une certaine autonomie dans la procédure de l'argument pratique pour ainsi préparer le moment où l'enseignant travaillera avec son stagiaire.

Résultats
Une première analyse des échanges entre stagiaires et enseignants formateurs et des réflexions exprimées lors des rencontres de bilan permet de dégager comment l'équipe a procédé, ainsi que des résultats observés chez les futurs enseignants.

Un élément déclencheur : selon tous les participants, l'utilisation de la vidéoscopie, particulièrement dans son aspect d'immédiateté, est le facteur déclencheur de tout le processus d'explicitation. La vidéo permet un accès réel et immédiat aux pratiques.

Un type de questionnement : selon Costa et Garmston (1994), il existe une corrélation directe entre les niveaux et les structures syntaxiques des questions et le produit de la pensée ou processus mentaux utilisés. Il y aurait en conséquence des questions appropriées pour un entretien à caractère réflexif. Voici quelques types de questions utilisées par les enseignants expérimentés :
- " Quoi et comment " ou questions conduisant à décrire, à rappeler ce qui a été fait
- " Pourquoi " ou questions conduisant à des prises de conscience, à la formulation d'intentions, à des réflexions
- " Autrement " ou questions conduisant à explorer d'autres points de vue que le sien, d'autres façons de faire et à les mettre à l'essai, ou encore à suggérer des pistes

Un type de relation enseignant/stagiaire : d'une part, l'enseignant voit le stagiaire comme relativement autonome, probablement dans un type de relation à mi-chemin entre ce que Grabis-Bunker (1995) nomme novice face à un enseignant expérimenté et suppléant à l'égard d'un enseignant hors classe, qui n'assume pas une supervision directe. En fait, une relation de professionnel expérimenté à professionnel débutant. Pour sa part, le stagiaire a confiance en l'expertise enseignante de l'enseignant avec qui il travaille. Après quelques rencontres, les enseignants expérimentés devenaient conscients du fait que l'analyse de la pratique devait être faite par le stagiaire lui-même et non par eux.

Des conditions à remplir de la part du stagiaire : le stagiaire doit manifester une sensibilité au contexte et aux élèves pour être en mesure de réaliser des prises de conscience. Il doit également se voir comme un enseignant débutant, pas un stagiaire à la remorque de l'enseignant expérimenté. Il doit également être prêt à changer et être capable de changer. Il semble aussi nécessaire, selon les propos des stagiaires, d'avoir une capacité d'auto-questionnement et d'autocritique et une certain degré d'assurance en soi pour analyser et évaluer " ce qui a été fait et qui peut être amélioré " et non s'évaluer " soi en tant que personne ". Selon les stagiaires, cette procédure aurait permis de prendre conscience de leurs actes et, avec l'aide de l'enseignant associé, d'analyser les raisons qui les conduisaient à poser une telle action. Ils disent que le fait de se regarder et d'essayer d'expliciter le " pourquoi " des actions, ou leurs intentions, plutôt de simplement dire " quoi faire " les amenait à voir les choses d'une nouvelle façon et à vouloir les essayer, de l'ordre de " collègue à collègue ", sans produire d'insécurité.

Parmi les effets observés de cette démarche d'explicitation chez les stagiaires, on peut énumérer : des liens faits avec des valeurs, avec des intentions pédagogiques; des solutions explorées; l'intégration d'une démarche d'analyse des situations. Une stagiaire dit explicitement que maintenant, devant une situation, elle " entend " les questions que lui poserait l'enseignant associé et fait la démarche elle-même. Pour un enseignant expérimenté, donner accès à son expérience serait aussi donner accès aux questions qu'il se pose face aux situations, permettant ainsi au stagiaire de s'approprier une démarche conduisant à la construction de son propre répertoire. Voilà une hypothèse que nous voulons explorer davantage.

Ces constats nous permettent de supposer, à ce moment de notre étude, que la démarche utilisée aide les futurs enseignants à expliciter leur pratique. Nous pouvons dire aussi que ceci serait facilité par l'approche non directive utilisée par les enseignants dans leurs rapports avec les stagiaires.

Références
Altet, M. (2000). Les dispositifs d'analyse des pratiques pédagogiques en formation d'enseignants : une démarche d'articulation pratique-théorique-pratique. In Blanchard-Laville, C. et Fablet, D. (dir) L'analyse des pratiques professionnelles, 15-33. Paris : L'Harmattan.
Costa, A.L. et Garmston, R.J. (1994). Cognitive Coaching, a foundation for Renaissance Schools. Norwood: Christopher-Gordon Publishers.
Faingold, N. (1996). Du stagiaire à l'expert : construire les compétences professionnelles. In Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, P. (dir) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? 137-153. Bruxelles : De Boeck.
Fenstermacher, G. D. (1987). Prologue to my critics, and a reply to my critics. Educational Theory, 37, 357-360, 413-422
Gauthier, C., Raymond, D. et Martineau, S. (1998). Dialogue entre les savoirs professionnels et les savoirs de la recherche : l'approche de l'argument pratique. Communication présentée dans le cadre du colloque "Savoirs, rapports aux savoirs et professionnalisation" du Réseau francophone de recherche en éducation et formation (REF) à Toulouse, octobre 1998.
Grabis-Bunker, M.J. (1995). Stages of the cooperating teacher- student teacher relationship : the changing status roles between cooperating teachers and student teachers. Thèse de doctorat. University of Maryland.
Tochon, F.V. (1996). Rappel stimulé, objectivation clinique, réflexion partagée. Fondements méthodologiques et applications pratique de la rétroaction vidéo en recherche et en formation. Revue des sciences de l'éducation, XXII(3), 467-502.
Vermersch, P. (1994). L'entretien d'explicitation. Paris : ESF.


Menu