Problématique
Le choix du terme " scolarisation " pour exprimer les rapports qui
lient l'enseignement technique à l'institution scolaire nous met, déjà,
devant deux ordres différents de difficulté :
Le premier pose le problème de la construction symétrique de l'objet
de la recherche. Par scolarisation nous pourrions entendre aussi bien un mode
de socialisation subjective particulier (BERNARD, R. 1984) (une socialisation
subjectivante) qu'un mode déterminé de socialisation des objets
(une socialisation objectivante). Les deux processus tout en étant ontologiquement
différents sont pratiquement indissociables dans la mesure ou l'un implique
l'autre : nous ne pourrions imaginer une socialisation subjectivante sans objet
(cf. LATOUR, B. 1994) et de même toute opération d'objectivation
implique la mobilisation de ressources sociales, notamment langagières.
Nous pouvons théoriser ce genre de réalité sociale mixte
en termes de forme sociale (LEDROUT, R. 1984) mais cela ne signifie pas que
les deux ordres ontologiques soient totalement dilués dans la même
catégorie. Cela rendrait le travail de l'analyse impossible et, en plus,
ne correspond pas à la réalité sociale dont nous cherchons
à se rendre compte : aucun être social ne reste attaché
à un seul milieu fût-ce son milieu-mère ; il y a des déplacements,
des changements de registre et bien sur des accidents qui font que les formes
sociales ne soient jamais pures. Par conséquent nous pourrions dire que
la scolarisation des apprentissages techniques se présente davantage
comme une série des déplacements sémantiques -des "
migrations de sens "- à suivre (posture descriptive) et moins comme
une configuration sémantique rigoureusement prédéterminé
par l'analyse savante (posture normative). Autrement dit nous passons d'une
scolarisation perçue comme essence universelle à une scolarisation
relationnelle, c'est à dire historiquement construite par mise en relation
des opérations de production sociale locales qui aspirent à l'universel.
De ce point de vue l'aphorisme de FOCILLON (1943) selon lequel la forme ne signifie
pas mais se signifie nous paraît tout à fais pertinent.
Le deuxième ordre de difficultés concerne le repérage topologique
et temporel du processus de la scolarisation. Une première stratégie
consisterait à identifier la durée du processus à sa seule
durée institutionnelle après son encodage juridique. Cela présenterait
des avantages évidents d'un point de vue méthodologique (il s'agit
d'un repérage objectif) mais impliquerait un autre type de raisonnement
que celui précédemment exposé : il y a des déplacements
sémantiques dont l'encodage institutionnel n'intervient qu'à la
fin du processus (le plus souvent) comme d'ailleurs il y a aussi des déplacements
topologiques qui font qu'un type de forme de rationalité trouve un terrain
d'application favorable en dehors de son milieu institutionnel. Une deuxième
solution pourrait être la réduction à un ordre spatio-temporel
naturel de type biographique (repérage subjectif) : à travers
des récits de vies ou des restitutions des trajectoires personnelles
nous pourrions se faire une idée des effets de la mise en forme -en l'occurrence
scolaire- relatés par les acteurs mais encore dans ce cas de figure nous
resterions au niveau des représentations formelles produites sans doute
par le processus d'in-formation (SIMONDON, G. 1989) mais déjà
trop stabilisées pour que l'observation des migrations sémantiques
soit possible. Il y a donc problème de temporalité dû au
fait que les données d'ordre temporel biographique ou institutionnel
produisent une intelligibilité très limitée du processus
informant.
Nous pourrions donc reformuler la problématique de notre recherche comme
suivant :
-La scolarisation est un processus de socialisation symétrique et de
ce fait in-formant, fait des déplacements sémantiques qui impliquent
le jugement subjectif des acteurs.
-La recherche sur la scolarisation -et pas seulement sur la forme scolaire-
implique le déplacement du centre de gravité du questionnement
des effets formels au processus même de mise en forme.
Méthodologie et dispositif de la recherche
Faute de pouvoir suivre directement " la route opposée au mouvement
du réel " -comme Marx le préconisait- et remonter le temps
au moment qui a précédé la stabilisation formelle pour
observer synchroniquement le processus informant, nous avons besoin d'une construction
méthodologique, d'un dispositif de recherche, permettant la réactualisation,
ou mieux, la réanimation des données formelles (d'ordre institutionnel,
ou biographique).
1ère phase de construction du dispositif, dite, des " configurations
formelles "
Par configuration formelle nous entendons une configuration sémantique
d'ordre biographique ou institutionnel, stabilisée. Dans cette catégorie
nous trouvons tous les objets construits pour mettre en ordre l'expérience
des acteurs : des nomenclatures statistiques, des textes juridiques, des constructions
savantes explicatives, des curricula, des schémas mais aussi tous les
constructions dites du sens commun qui présentent une régularité
: des adages populaires, des manuels, des guides pratiques, des lieux communs
repérés dans la parole des acteurs, des recettes, des cartes mentales
etc..
Dans notre recherche ce travail de repérage des configurations formelles
a commencé par la prise des entretiens biographiques auprès des
anciens élèves (4) et des enseignants (3) des collèges
techniques (1959-1977), la collecte des documents institutionnels de l'époque
(textes juridiques, curricula officiels, carnets des notes, manuels, statistiques
officiels etc.) et la production des notes de lecture des ouvrages traitant
de l'enseignement professionnel en Grèce. La totalité des énoncés
ainsi produits (y compris les carnets des notes et les statistiques) ont été
soumis par la suite à un travail d'analyse qui doit beaucoup à
l'Analyse des Relations par Oppositions et (RAYMOND, H. 1968) qui a permis la
production des couples oppositionnels formels. Ce travail de purification-rélativisation
(LATOUR, B. 1991 ; HENNION, A. 1991) des configurations typiques, nous a amené
à procéder à des ajustements du dispositif jugés
nécessaires après une première thématisation des
configurations : nous avons réduit le champ de la recherche à
une seule spécialisation, (la mécanique automobile) et nous nous
sommes focalisé sur deux configurations sémantiques formelles
censées représenter le statut ambivalent des apprentissages techniques
" scolarisés ". L'une utilisé dans des contextes officiels-institutionnels,
(" général-le " [genikos-e-o] versus " professionnel-le
" [hepagelmatikos-e-o] ) et l'autre (" choses de l'école "
[pragmata tou scholiou] versus (" choses du travail " [pragmata tes
douleias]) mobilisée le plus souvent dans un contexte biographique. Il
est évident que les deux oppositions nous informent sur deux systèmes
de représentations différents, deux découpages différents
de la réalité, cristallisant des tensions qui sous-tendent l'articulation
entre théorie et pratique. A ce stade de la construction nous pourrions
dire qu'il y de la forme dans ces configurations mais encore point d'information.
2ème phase de construction du dispositif, dite, du " dédoublement
" ou " de la réanimation "
Nous avons défini la scolarisation comme une socialisation symétrique
dont les traces les plus visibles et les plus légitimes socialement seraient
les configurations formelles. Il s'agit maintenant de suivre la route opposée
au réel cherchant d'une certaine façon à désocialiser
l'activité des acteurs et les objets qui l'étayent. Cela implique
une conception forte de la socialisation et de l'objectivation sociale qui n'évacue
pas la tension entre le social et l'individuel, la signification et le sens.
C. Dubar (1991) dresse un panorama assez complet des théories qui "
considèrent la division du Soi la forme primordiale de manifestation
de l'identité ". Ainsi, la tension développée entre
identité pour soi et identité pour autrui seraient donc à
l'origine des typifications (SCHÜTZ, A. 1983) -des configurations formelles-.
De façon symétrique nous pourrions aussi accepter une tension
objectivante développée entre le sens subjectif et la signification
social dont les choses sont investies. Vygotski (1994) avait proposé
dans ce sens la conception des protocoles de recherche susceptibles de restaurer
le système d'activité subjective à travers la réorganisation
du dédoublement du sujet afin de saisir " indirectement " les
agencements entre activités y compris les activités inhibées.
Y. Clot (1999 ; 2001) à son tour a fourni des exemples très détaillés,
celui du sosie notamment, qui montrent à quoi de tels protocoles pourraient
ressembler.
Dans notre recherche l'organisation du dédoublement aussi bien subjectif
qu'objectif, est l'outil méthodologique qui permet la réanimation
des configurations formelles en rendant possible l'observation du processus
d'information. La conception du protocole de dédoublement, intégré
dans la deuxième phase de construction, s'est basée sur une hypothèse
de travail selon laquelle les délocalisations sémantiques et la
mise en relation entre différents registres d'activité que les
deux couples de configurations formelles renfermaient, risqueraient de rester
inintelligibles sans une assise solide, un objet-témoin transposable
entre les différents registres. Nous avons opté finalement pour
un objet technique et plus précisément, un moteur à quatre
temps, qui semblait pouvoir mettre en difficulté la validité du
partage entre " choses de l"école" et " choses du
travail " : le moteur à quatre temps intégré dans
deux milieux différents -dans le laboratoire scolaire et/ou dans le lieu
du travail- produit des effets de sens et structure des activités qualitativement
différentes (SIMONDON, G. 1989). Entre moteur à apprendre et moteur
à réparer nous retrouvons la tension entre théorie et pratique
mais cette fois-ci objectivée de façon inattendue : le moteur
scolaire tout en étant en état de marche reste théorique
et " général " {[genikos-e-o]=" général
" mais aussi " générique "]} tandis que le moteur
sous réparation qui " ne marche plus " est toujours plus pratique
et " professionnel ". Une fois l'objet-témoin déterminé
nous avons élaboré un scénario d'activité hypothétique
" impossible " selon lequel les sujets devraient simuler une panne,
repérer le problème fonctionnel et procéder à la
réparation tout en sachant que le moteur sous réparation (A) est
" lié " virtuellement au moteur du laboratoire scolaire (B)
de sorte que toute action menée sur A soit automatiquement répercutée
sur B. En outre toute action devrait être verbalisée, " expliquée
" pour l'enregistrement. Parmi les quatre apprentis de la 1ère phase
deux ont accepté de jouer le jeu tout en demandant davantage de précisions
(" est-ce qu il y a du monde dans le laboratoire ? ", " le professeur
y est ? ", " est-ce qu'on peut travailler sur le moteur de l"école
? " (inversion du processus), " Est-ce qu'on doit suivre le règlement
[de l"école] ? "). Des situations conflictuelles, dissimulées
en " demandes de précisions " bloquaient régulièrement
le processus tout au long de deux séances (3h17' et 3h32') laissant s'esquisser
en creux des modes opératoires et des stratégies de positionnement
en situation qui normalement ne font jamais l'objet d'une problèmatisation
publique. Comme par exemple, la gestion ou l'exploitation du décalage
technologique entre objets à apprendre et objets à réparer,
question qui peut recevoir plusieurs réponses différentes, nous
révélant autant des stratégies de construction d'une généralité
par redistribution des ressources localement disponibles. Le dédoublement
de l'objet technique en objet d'apprentissage et objet de travail était
donc, bien à l'origine d'un deuxième dédoublement subjectif
qui rendait désormais possible l'observation des délocalisations
sémantiques d'objets, " formellement " inscrits jusqu'à
alors dans des registres différents.
L'hypothèse de la scolarisation diffuse (quasi
conclusion)
Le travail d'analyse des données n'étant pas encore achevé,
nous ne pouvons pas livrer des résultats définitifs. D'autant
plus qu'une troisième phase de construction du dispositif analytique
est encore envisageable. Néanmoins, nous pourrions faire une ébauche
de ce qui pourrait être une hypothèse interprétative du
processus de la scolarisation des apprentissages techniques en Grèce
et plus précisément la scolarisation des apprentissages en mécanique
automobile.
La conflictualité des rapports qui lient les " choses de l'école
" avec les " choses du travail ", et les modalités d'exploitation,
d'amortissement ou encore d'endurance de la tension par les acteurs ne sont
ni naturelles ni localisables à l'extérieur du milieu socio-cognitif
dans lequel l'activité se développe. De ce point de vu, la division
des savoirs mobilisés au cours de l'expérience du dédoublement
selon leur degré de " scolarité " ou de " professionnalité
" pourrait être interprétée comme signe d'existence
d'un régime socio-cognitif particulier et moins comme indice d'un dysfonctionnement
handicapant. Ainsi, l'apparition dans un moment historique d'une grandeur "
scolaire " permettant le classement des opérations parait-t-il avoir
joué un rôle particulier dans la mise en forme d'un métier
(" réparateur d" automobiles [texnites autokineton]) fortement
hétéronome: La pré-inscription des normes opératoires
dans l'objet même de l'opération dès le stade de conception
industrielle, la proscription par les constructeurs de toute intervention non-canonique
et la restriction du champ opératoire à cause de l'usage accru
de l'électronique, sont autant des raisons d'une panne de subjectivité,
un risque qui rend urgente la rappropriation des normes du métier par
une opération de contre-rationalisation. La concrétisation à
l'excès de l'objet du travail se trouve ainsi contrarié par un
schéma généralisant classé " scolaire "
qui ne guide pas l'action mais agit comme facteur de stabilité provisoire
(une métastabilité(cf. SIMONDON, G. 1989b) pour la rendre possible.
La qualification, par les acteurs, de " scolaire " d'un schéma
rationnel analogue voire antagonique à la rationalité industrielle
du métier nous amène à formuler une hypothèse selon
laquelle la scolarisation (objectivante et subjectivante) de certains apprentissages
techniques pourrait être à l'origine d'un type de rationalité
normative particulier. Ce type de rationalité ne peut pas être
localisé dans l'action " brute " non-dédoublée
ou identifié comme principe de son orientation et encore moins, être
analysé comme une modalité de raisonnement " technologique
" autonome. Nous parlerons donc dans ce cas de scolarisation diffuse pour
désigner le processus de socialisation scolaire d'un objet ou d'une pratique
sociale qui produit un type de contre-rationnalité latente, non autonome,
permettant la résolution des situations critiques par redistribution
des ressources cognitives et subjectives disponibles.
Mots-clefs : Enseignement professionnel, Forme scolaire, Norme scolaire,
Apprentissage, Histoire de l'éducation
Bibliographie
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de la socialisation et la socialisation scolaire ", Les dossiers de l'éducation,
n°5, 1984
CLOT, Y. (1999), La fonction psychologique du travail, Paris, PUF
CLOT, Y.(2001), " Clinique du travail et action sur soi ", Théories
de l'action et éducation, Bruxelles, De Boeck Université
DUBAR, C. (1991), La socialisation, Paris, Armand Colin
FOCILLON, H. (1943), La vie des formes, Paris, PUF
HENNION, A. (1991), La médiation musicale, Paris, EHESS
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LEDRUT, R. (1984), La forme et le sens dans la société, Paris,
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RAYMOND, H. (1968), " Analyse de contenu et entretien non directif :application
au symbolisme de l'habitat ", Revue française de sociologie, IX,
1968
SIMONDON, G. (1989a), L'individuation psychique et collective, Paris, Aubier
SIMONDON, G. (1989b), Du monde d'existence des objets techniques, Paris, Aubier
VYGOTSKI L.S. (1994), " Le problème de la conscience dans la psychologie
du comportement ", Société française, 50, 35-47
VINCENT, G., LAHIRE, B., THIN, D. (1992) Sur la théorie de la forme scolaire,
in VINCENT G. (Ed), L'école prisonnière de la forme scolaire ?,
Lyon, PUL
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