La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : Les apprentis élèves : la scolarisation du savoir-faire technique dans les collèges professionnels grecs des années '60
Auteurs : MARKIDIS Konstantinos, Paris 8, ESCOL

Texte :

Problématique
Le choix du terme " scolarisation " pour exprimer les rapports qui lient l'enseignement technique à l'institution scolaire nous met, déjà, devant deux ordres différents de difficulté :
Le premier pose le problème de la construction symétrique de l'objet de la recherche. Par scolarisation nous pourrions entendre aussi bien un mode de socialisation subjective particulier (BERNARD, R. 1984) (une socialisation subjectivante) qu'un mode déterminé de socialisation des objets (une socialisation objectivante). Les deux processus tout en étant ontologiquement différents sont pratiquement indissociables dans la mesure ou l'un implique l'autre : nous ne pourrions imaginer une socialisation subjectivante sans objet (cf. LATOUR, B. 1994) et de même toute opération d'objectivation implique la mobilisation de ressources sociales, notamment langagières. Nous pouvons théoriser ce genre de réalité sociale mixte en termes de forme sociale (LEDROUT, R. 1984) mais cela ne signifie pas que les deux ordres ontologiques soient totalement dilués dans la même catégorie. Cela rendrait le travail de l'analyse impossible et, en plus, ne correspond pas à la réalité sociale dont nous cherchons à se rendre compte : aucun être social ne reste attaché à un seul milieu fût-ce son milieu-mère ; il y a des déplacements, des changements de registre et bien sur des accidents qui font que les formes sociales ne soient jamais pures. Par conséquent nous pourrions dire que la scolarisation des apprentissages techniques se présente davantage comme une série des déplacements sémantiques -des " migrations de sens "- à suivre (posture descriptive) et moins comme une configuration sémantique rigoureusement prédéterminé par l'analyse savante (posture normative). Autrement dit nous passons d'une scolarisation perçue comme essence universelle à une scolarisation relationnelle, c'est à dire historiquement construite par mise en relation des opérations de production sociale locales qui aspirent à l'universel. De ce point de vue l'aphorisme de FOCILLON (1943) selon lequel la forme ne signifie pas mais se signifie nous paraît tout à fais pertinent.
Le deuxième ordre de difficultés concerne le repérage topologique et temporel du processus de la scolarisation. Une première stratégie consisterait à identifier la durée du processus à sa seule durée institutionnelle après son encodage juridique. Cela présenterait des avantages évidents d'un point de vue méthodologique (il s'agit d'un repérage objectif) mais impliquerait un autre type de raisonnement que celui précédemment exposé : il y a des déplacements sémantiques dont l'encodage institutionnel n'intervient qu'à la fin du processus (le plus souvent) comme d'ailleurs il y a aussi des déplacements topologiques qui font qu'un type de forme de rationalité trouve un terrain d'application favorable en dehors de son milieu institutionnel. Une deuxième solution pourrait être la réduction à un ordre spatio-temporel naturel de type biographique (repérage subjectif) : à travers des récits de vies ou des restitutions des trajectoires personnelles nous pourrions se faire une idée des effets de la mise en forme -en l'occurrence scolaire- relatés par les acteurs mais encore dans ce cas de figure nous resterions au niveau des représentations formelles produites sans doute par le processus d'in-formation (SIMONDON, G. 1989) mais déjà trop stabilisées pour que l'observation des migrations sémantiques soit possible. Il y a donc problème de temporalité dû au fait que les données d'ordre temporel biographique ou institutionnel produisent une intelligibilité très limitée du processus informant.
Nous pourrions donc reformuler la problématique de notre recherche comme suivant :
-La scolarisation est un processus de socialisation symétrique et de ce fait in-formant, fait des déplacements sémantiques qui impliquent le jugement subjectif des acteurs.
-La recherche sur la scolarisation -et pas seulement sur la forme scolaire- implique le déplacement du centre de gravité du questionnement des effets formels au processus même de mise en forme.

Méthodologie et dispositif de la recherche

Faute de pouvoir suivre directement " la route opposée au mouvement du réel " -comme Marx le préconisait- et remonter le temps au moment qui a précédé la stabilisation formelle pour observer synchroniquement le processus informant, nous avons besoin d'une construction méthodologique, d'un dispositif de recherche, permettant la réactualisation, ou mieux, la réanimation des données formelles (d'ordre institutionnel, ou biographique).

1ère phase de construction du dispositif, dite, des " configurations formelles "
Par configuration formelle nous entendons une configuration sémantique d'ordre biographique ou institutionnel, stabilisée. Dans cette catégorie nous trouvons tous les objets construits pour mettre en ordre l'expérience des acteurs : des nomenclatures statistiques, des textes juridiques, des constructions savantes explicatives, des curricula, des schémas mais aussi tous les constructions dites du sens commun qui présentent une régularité : des adages populaires, des manuels, des guides pratiques, des lieux communs repérés dans la parole des acteurs, des recettes, des cartes mentales etc..
Dans notre recherche ce travail de repérage des configurations formelles a commencé par la prise des entretiens biographiques auprès des anciens élèves (4) et des enseignants (3) des collèges techniques (1959-1977), la collecte des documents institutionnels de l'époque (textes juridiques, curricula officiels, carnets des notes, manuels, statistiques officiels etc.) et la production des notes de lecture des ouvrages traitant de l'enseignement professionnel en Grèce. La totalité des énoncés ainsi produits (y compris les carnets des notes et les statistiques) ont été soumis par la suite à un travail d'analyse qui doit beaucoup à l'Analyse des Relations par Oppositions et (RAYMOND, H. 1968) qui a permis la production des couples oppositionnels formels. Ce travail de purification-rélativisation (LATOUR, B. 1991 ; HENNION, A. 1991) des configurations typiques, nous a amené à procéder à des ajustements du dispositif jugés nécessaires après une première thématisation des configurations : nous avons réduit le champ de la recherche à une seule spécialisation, (la mécanique automobile) et nous nous sommes focalisé sur deux configurations sémantiques formelles censées représenter le statut ambivalent des apprentissages techniques " scolarisés ". L'une utilisé dans des contextes officiels-institutionnels, (" général-le " [genikos-e-o] versus " professionnel-le " [hepagelmatikos-e-o] ) et l'autre (" choses de l'école " [pragmata tou scholiou] versus (" choses du travail " [pragmata tes douleias]) mobilisée le plus souvent dans un contexte biographique. Il est évident que les deux oppositions nous informent sur deux systèmes de représentations différents, deux découpages différents de la réalité, cristallisant des tensions qui sous-tendent l'articulation entre théorie et pratique. A ce stade de la construction nous pourrions dire qu'il y de la forme dans ces configurations mais encore point d'information.

2ème phase de construction du dispositif, dite, du " dédoublement " ou " de la réanimation "
Nous avons défini la scolarisation comme une socialisation symétrique dont les traces les plus visibles et les plus légitimes socialement seraient les configurations formelles. Il s'agit maintenant de suivre la route opposée au réel cherchant d'une certaine façon à désocialiser l'activité des acteurs et les objets qui l'étayent. Cela implique une conception forte de la socialisation et de l'objectivation sociale qui n'évacue pas la tension entre le social et l'individuel, la signification et le sens. C. Dubar (1991) dresse un panorama assez complet des théories qui " considèrent la division du Soi la forme primordiale de manifestation de l'identité ". Ainsi, la tension développée entre identité pour soi et identité pour autrui seraient donc à l'origine des typifications (SCHÜTZ, A. 1983) -des configurations formelles-. De façon symétrique nous pourrions aussi accepter une tension objectivante développée entre le sens subjectif et la signification social dont les choses sont investies. Vygotski (1994) avait proposé dans ce sens la conception des protocoles de recherche susceptibles de restaurer le système d'activité subjective à travers la réorganisation du dédoublement du sujet afin de saisir " indirectement " les agencements entre activités y compris les activités inhibées. Y. Clot (1999 ; 2001) à son tour a fourni des exemples très détaillés, celui du sosie notamment, qui montrent à quoi de tels protocoles pourraient ressembler.
Dans notre recherche l'organisation du dédoublement aussi bien subjectif qu'objectif, est l'outil méthodologique qui permet la réanimation des configurations formelles en rendant possible l'observation du processus d'information. La conception du protocole de dédoublement, intégré dans la deuxième phase de construction, s'est basée sur une hypothèse de travail selon laquelle les délocalisations sémantiques et la mise en relation entre différents registres d'activité que les deux couples de configurations formelles renfermaient, risqueraient de rester inintelligibles sans une assise solide, un objet-témoin transposable entre les différents registres. Nous avons opté finalement pour un objet technique et plus précisément, un moteur à quatre temps, qui semblait pouvoir mettre en difficulté la validité du partage entre " choses de l"école" et " choses du travail " : le moteur à quatre temps intégré dans deux milieux différents -dans le laboratoire scolaire et/ou dans le lieu du travail- produit des effets de sens et structure des activités qualitativement différentes (SIMONDON, G. 1989). Entre moteur à apprendre et moteur à réparer nous retrouvons la tension entre théorie et pratique mais cette fois-ci objectivée de façon inattendue : le moteur scolaire tout en étant en état de marche reste théorique et " général " {[genikos-e-o]=" général " mais aussi " générique "]} tandis que le moteur sous réparation qui " ne marche plus " est toujours plus pratique et " professionnel ". Une fois l'objet-témoin déterminé nous avons élaboré un scénario d'activité hypothétique " impossible " selon lequel les sujets devraient simuler une panne, repérer le problème fonctionnel et procéder à la réparation tout en sachant que le moteur sous réparation (A) est " lié " virtuellement au moteur du laboratoire scolaire (B) de sorte que toute action menée sur A soit automatiquement répercutée sur B. En outre toute action devrait être verbalisée, " expliquée " pour l'enregistrement. Parmi les quatre apprentis de la 1ère phase deux ont accepté de jouer le jeu tout en demandant davantage de précisions (" est-ce qu il y a du monde dans le laboratoire ? ", " le professeur y est ? ", " est-ce qu'on peut travailler sur le moteur de l"école ? " (inversion du processus), " Est-ce qu'on doit suivre le règlement [de l"école] ? "). Des situations conflictuelles, dissimulées en " demandes de précisions " bloquaient régulièrement le processus tout au long de deux séances (3h17' et 3h32') laissant s'esquisser en creux des modes opératoires et des stratégies de positionnement en situation qui normalement ne font jamais l'objet d'une problèmatisation publique. Comme par exemple, la gestion ou l'exploitation du décalage technologique entre objets à apprendre et objets à réparer, question qui peut recevoir plusieurs réponses différentes, nous révélant autant des stratégies de construction d'une généralité par redistribution des ressources localement disponibles. Le dédoublement de l'objet technique en objet d'apprentissage et objet de travail était donc, bien à l'origine d'un deuxième dédoublement subjectif qui rendait désormais possible l'observation des délocalisations sémantiques d'objets, " formellement " inscrits jusqu'à alors dans des registres différents.

L'hypothèse de la scolarisation diffuse (quasi… conclusion)

Le travail d'analyse des données n'étant pas encore achevé, nous ne pouvons pas livrer des résultats définitifs. D'autant plus qu'une troisième phase de construction du dispositif analytique est encore envisageable. Néanmoins, nous pourrions faire une ébauche de ce qui pourrait être une hypothèse interprétative du processus de la scolarisation des apprentissages techniques en Grèce et plus précisément la scolarisation des apprentissages en mécanique automobile.
La conflictualité des rapports qui lient les " choses de l'école " avec les " choses du travail ", et les modalités d'exploitation, d'amortissement ou encore d'endurance de la tension par les acteurs ne sont ni naturelles ni localisables à l'extérieur du milieu socio-cognitif dans lequel l'activité se développe. De ce point de vu, la division des savoirs mobilisés au cours de l'expérience du dédoublement selon leur degré de " scolarité " ou de " professionnalité " pourrait être interprétée comme signe d'existence d'un régime socio-cognitif particulier et moins comme indice d'un dysfonctionnement handicapant. Ainsi, l'apparition dans un moment historique d'une grandeur " scolaire " permettant le classement des opérations parait-t-il avoir joué un rôle particulier dans la mise en forme d'un métier (" réparateur d" automobiles [texnites autokineton]) fortement hétéronome: La pré-inscription des normes opératoires dans l'objet même de l'opération dès le stade de conception industrielle, la proscription par les constructeurs de toute intervention non-canonique et la restriction du champ opératoire à cause de l'usage accru de l'électronique, sont autant des raisons d'une panne de subjectivité, un risque qui rend urgente la rappropriation des normes du métier par une opération de contre-rationalisation. La concrétisation à l'excès de l'objet du travail se trouve ainsi contrarié par un schéma généralisant classé " scolaire " qui ne guide pas l'action mais agit comme facteur de stabilité provisoire (une métastabilité(cf. SIMONDON, G. 1989b) pour la rendre possible. La qualification, par les acteurs, de " scolaire " d'un schéma rationnel analogue voire antagonique à la rationalité industrielle du métier nous amène à formuler une hypothèse selon laquelle la scolarisation (objectivante et subjectivante) de certains apprentissages techniques pourrait être à l'origine d'un type de rationalité normative particulier. Ce type de rationalité ne peut pas être localisé dans l'action " brute " non-dédoublée ou identifié comme principe de son orientation et encore moins, être analysé comme une modalité de raisonnement " technologique " autonome. Nous parlerons donc dans ce cas de scolarisation diffuse pour désigner le processus de socialisation scolaire d'un objet ou d'une pratique sociale qui produit un type de contre-rationnalité latente, non autonome, permettant la résolution des situations critiques par redistribution des ressources cognitives et subjectives disponibles.

Mots-clefs : Enseignement professionnel, Forme scolaire, Norme scolaire, Apprentissage, Histoire de l'éducation

Bibliographie
BERNARD, R. (1984), " Quelques éléments sur le procès de la socialisation et la socialisation scolaire ", Les dossiers de l'éducation, n°5, 1984
CLOT, Y. (1999), La fonction psychologique du travail, Paris, PUF
CLOT, Y.(2001), " Clinique du travail et action sur soi ", Théories de l'action et éducation, Bruxelles, De Boeck Université
DUBAR, C. (1991), La socialisation, Paris, Armand Colin
FOCILLON, H. (1943), La vie des formes, Paris, PUF
HENNION, A. (1991), La médiation musicale, Paris, EHESS
LATOUR, B. (1991), Nous n'avons jamais été modernes, Paris, La Découverte
LATOUR, B. (1994), " Une sociologie sans objet ? Remarques sur l'intersubjectivité ", Sociologie du travail, XXXVI, (4)
LEDRUT, R. (1984), La forme et le sens dans la société, Paris, Méridiens
RAYMOND, H. (1968), " Analyse de contenu et entretien non directif :application au symbolisme de l'habitat ", Revue française de sociologie, IX, 1968
SIMONDON, G. (1989a), L'individuation psychique et collective, Paris, Aubier
SIMONDON, G. (1989b), Du monde d'existence des objets techniques, Paris, Aubier
VYGOTSKI L.S. (1994), " Le problème de la conscience dans la psychologie du comportement ", Société française, 50, 35-47
VINCENT, G., LAHIRE, B., THIN, D. (1992) Sur la théorie de la forme scolaire, in VINCENT G. (Ed), L'école prisonnière de la forme scolaire ?, Lyon, PUL


Menu