La 6ème Biennale |
Titre : | Pratiques artistiques des jeunes et intervention éducative, du " faire " au " dire " |
Auteurs : | BOUDINET Gilles Maître de conférences en sciences de l'éducation, / Paris 8. |
Texte : |
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Considérer le champ de l'éducation ne saurait se restreindre
aux espaces institutionnels de l'éducation. En ceci, les diverses pratiques
culturelles extra-scolaires des jeunes sont éclairantes. Elles répondent
souvent à l'expérience scolaire en lui opposant d'autres modes
d'appropriation, à la fois " informels " et autodidactiques.
Aussi, du " graff " au rap en passant par le " Hip-Hop ",
ces pratiques sont-elles très marquées par des activités
de production artistique dont le phénomène ne peut qu'attirer
les réflexions sur l'éducation esthétique. Ainsi, les orientations
sur les enseignements artistiques au sein des institutions éducatives
accordent une place croissante à la prise en compte de ces pratiques
" informelles " des jeunes (enseignement des " musiques amplifiées
" en conservatoire, ateliers de " graff " en milieu associatif
ou scolaire...). Une contradiction peut être soulignée : d'une
part toute intervention pédagogique ne peut qu'intégrer les référents
culturels des élèves. D'autre part, " scolariser " ces
référents risque non seulement de leur faire perdre leur dynamique
" informelle ", mais aussi de conduire au paradoxe où, pour
reprendre une parole d'A. Finkielkraut, l'école enseignerait " la
jeunesse aux jeunes ".
Nous proposons d'ébaucher des éléments de réponse en nous limitant à l'exemple de la " culture Hip-Hop " face à la problématique de l'intervention éducative, tout en nous appuyant sur les données de diverses théorisations, notamment la recherche que nous venons de publier : Pratiques tag, vers la proposition d'une " transe-culture ". A l'inverse des arts " académiques " qui sont analysés
en partant de leurs " objets ", c'est-à-dire les oeuvres, le
terrain des actuelles formes musicales ou plastiques de la " culture Hip-Hop
" est essentiellement abordé sous l'angle des pratiques d'un point
de vue sociologique ou anthropologique. Plusieurs paradigmes peuvent ainsi être
dégagés de ces diverses approches. Le premier, le plus récurrent,
a trait à la " mobilité ". Ainsi, A. Vulbeau, dans son
ouvrage Du tag au tag réfère-t-il la constante " glisse "
urbaine des taguers le long des murs au modèle sociologique de "
l'expérimentation " défini par O. Galland, où "
un rôle social unique n'est pas donné pour la vie mais au contraire
il y a succession de rôles dans la durée ". La thématique
de l'errance et de la " mobilité " se retrouve dans l'étude
d'A. Milon, L'Etranger dans la Ville. Du rap au graff mural . Cet auteur s'appuie
sur le concept de l'Etranger proposé par G. Simmel. Le visage de l'Etranger
fonde la Ville dans le sens d'une transterritorialité sans frontières,
où " se mêlent et s'entremêlent des espaces perméables
plutôt que des lieux de rétention ". Le deuxième paradigme
est celui du lien communautaire. G. Lapassade a bien relevé en quoi les
pratiques des jeunes participent d'un regroupement identitaire, d'un "
processus d'ethnicisation " où se crée une identification
culturelle spécifique, différente de celle de la société
générale. C'est ainsi qu'H. Bazin définit à propos
du " Hip-Hop " une " culture de résistance ", fondée
sur " une mobilité sociale et culturelle " où intervient
un " rapport qui serait celui de minorités à une société
dominante " et se traduit par " un marronage culturel ". Le troisième
paradigme rejoint les thèses anthropologiques inspirées par A.
Van Gennep. Espace de mobilité, de marge, de marronage, les pratiques
Hip-Hop seraient aussi un rite de passage, pour ainsi dire entre l'enfance et
la période de la vie adulte. " Le tag et le graff ne sont pas des
oeuvres d'art mais des rites initiatiques " observe ainsi J. Lafortune.
Ces trois principaux paradigmes contribuent également à donner
une vision positive aux pratiques des jeunes. Espace de mobilité, d'expérience,
de " passage ", elles pourraient finalement être lues sur le
mode d'une réponse aux déterminismes sociaux qui, pour reprendre
la titre d'un Télérama de Janvier 1996, permettraient par l'art
aux plus démunis de " s'en sortir ". Le problème alors posé dans un cadre pédagogique est celui du transfert des compétences, celui-ci ne se produisant que pour le cas préalablement défini au tire d'un positionnement " d'objectivation culturelle ". Selon B.-M. Barth, une compétence n'est transférable que lorsqu'elle est soumis à un métacognition, c'est-à-dire lorsque l'expérience où elle s'est actualisée est elle-même soumise à une réflexion, à un langage verbal pouvant " dire sur " le " faire ", sémiotiser. Aussi, ce langage, plus exactement ce " métalangage ", ne peut advenir que dans un espace de médiation et de dialogue par rapport à l'action elle-même. C'est là, par ce transfert où le " faire " devient " dire ", que l'activité esthétique peut dépasser la propre immanence de son genre particulier, s'ouvrir sur de nouvelles formes non seulement artistiques, mais aussi culturelles de façon plus générale. C'est aussi là, pour revenir au titre du Télérama, que les démunis pourront, dans tous les sens du termes, " s'en sortir ". Penser la prise en compte des pratiques esthétiques des jeunes dans le cadre de l'intervention éducative revient de la sorte à porter l'accent non sur ces pratiques elles-mêmes, mais sur les conditions langagières et cognitives permettant le transfert des compétences qui y ont été initiées. Trois options peuvent dès lors être distinguées quant aux modalités de cette prise en compte : La première, que nous qualifions " d'occupationnelle " se limite à faire faire la culture des jeunes par les jeunes (mettre en place un atelier de rap ou de graff et en rester là). Le risque est celui d'une auto-complaisance où, dans le meilleur des cas, où aucune ouverture sur d'autres domaines ne pourra avoir lieu, en contradiction avec la mission même de l'école. La deuxième, que nous qualifions de " diffusionniste ", consiste à partir des référents culturels des jeunes afin de les ouvrir vers d'autres formes (par exemple, du rap au scat, du scat à G. Aperghis, puis au Pierrot lunaire). Mais ici, cette ouverture suppose que l'élève maîtrise les outils qui la permettent, autrement dit qu'il possède un langage apte au transfert des compétences. La troisième relève d'une " mise en médiation ". Sans rejeter la visée de la préalable option, elle intègre un travail sur les processus cognitifs et langagiers alors déployés par les élèves afin de favoriser les postures discursives permettant le transfert des compétences. La perspective principale réside ici dans la constante mise en mots de l'expérience, dans l'échange avec une parole tierce et distanciée : instaurer des espaces de rencontre et de médiation où le " faire " est dépassé par le " dire sur ", où peut alors s'initier une parole offerte à l'avènement d'un métalangage par lequel le sujet se met en récit et entre véritablement dans l'ordre de la culture et de ses multiples formes. C'est bien ici, dans l'accompagnement à la verbalisation, que se situe d'ailleurs le rôle même du paidagôgos. |