La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : La troisième révolution pédagogique
Auteurs : DE LYLLE Gisèle

Texte :
Il est, dans l'histoire de l'enseignement, des moments de crise grave où chacun sent qu'il ne peut rester ce qu'il est, sans savoir bien encore ce qu'il pourrait être, de ces moments où le sociologue voit le signe des transformations sociales profondes qui marquent le passage d'un type sociétal à un autre. Lorsqu'il retrace L'évolution pédagogique en France, Durkheim en relève deux, deux périodes de révolution pédagogique, comme il dit, pour signifier la rupture opérée, chaque fois, avec l'idéal éducatif de la période précédente. Il s'agit de la Renaissance où l'idée de former l'homme apparaît dans l'éducation et où la littérature gréco-latine dont les humanistes nourrissent leurs réflexions sur la nature humaine, s'impose comme la voie exclusive de la formation. Il s'agit aussi du siècle des Lumières où former l'homme devient former la raison et où la science commence d'apparaître comme le meilleur moyen de le former.
La mutation professionnelle engagée avec la réforme de la formation des maîtres du 10 juillet 1989 sur fond de crise généralisée de société, pourrait bien correspondre à un autre de ces grands moments. Le temps pourrait être venu de la mise en cause de l'idéal de l'homme que le mouvement des Lumières avait consacré, l'homme défini par la raison conçue comme une réalité immuable, que les républicains allaient considérer au principe même de leur Etat... le temps de la troisième révolution pédagogique et d'un nouvel idéal éducatif sur lequel il reste à s'entendre : former l'homme réel. Cette révolution, dont l'issue est encore incertaine, se joue sur deux scènes où s'affrontent tradition républicaine et modernité : les IUFM, sans doute, qui sont censés former les maîtres aux compétences nouvelles, mais aussi les établissements d'enseignement où le changement s'impose, aujourd'hui, comme une condition à l'exercice même du métier.


FORMER L'HOMME REEL

Educabilité cognitive, construction de savoir, centration sur l'apprenant, différenciation pédagogique... la mutation professionnelle engagée le 10 juillet 1989 sous prétexte de préparer les jeunes à une insertion sociale et professionnelle qui exigerait désormais dans tous les domaines, un niveau de formation élevé, n'est pas simple affaire de méthode pédagogique. Elle met en cause les cadres de pensée qui sont au fondement des pratiques traditionnelles et qui légitiment non seulement l'importance exclusive accordée à la maîtrise du savoir lors des concours de recrutement des enseignants, mais aussi certaine représentation de la mission de l'école républicaine, former le citoyen :
Ainsi, la représentation de l'homme défini par la raison partout et toujours identique à elle-même, le bon sens que Descartes disait naturellement égal en tout homme - ce qui est essentiel à l'Etat républicain qui suppose des sujets politiques autonomes - cette puissance de bien juger dont chacun pourrait faire preuve sous réserve qu'il suive les règles de la méthode, la règle de l'analyse ou de détermination des éléments à partir desquels organiser le savoir et la règle de la synthèse qui vise à reconstituer l'ordre des raisons...
La représentation d'un savoir composant les vérités éternelles d'un monde qui existerait avec ses lois, indépendamment de celui qui prétend les découvrir.
L'idée qu'en reproduisant l'ordre des raisons, dans la reconstruction didactique des savoirs savants en savoirs scolaires, l'exposé magistral autoriserait non seulement l'acquisition de connaissance, mais aussi la formation à ladite méthode, la formation de la raison. Comme s'il suffisait pour apprendre à raisonner, de suivre la méthode à l'exemple du maître.

Ici le savoir apparaît comme un discours sur une réalité de toute façon appréhendée par l'action du chercheur, définie par l'expérience qu'il s'en construit, avec les moyens dont il dispose, y compris les outils intellectuels, concepts et logiques, que l'expérience même contribue à transformer.
La pensée logique n'est pas donnée une fois pour toutes à la naissance, mais progressivement acquise, dès les premiers jours de la vie, à partir sans doute d'un équipement biologique propre à l'espèce, et en relation avec des processus de maturation organique, mais aussi par l'action du sujet sur son environnement, mais aussi par les interactions et transmissions sociales. Le concept d'apprentissage désigne le processus de cette acquisition, le processus par lequel l'intelligence, dont la pensée logique n'est qu'une expression, s'organise en formant des représentations du réel, de ces systèmes de significations que l'individu élabore comme il peut pour s'orienter dans la vie quotidienne et faire face aux situations dans lesquelles il se trouve impliqué, jusqu'à ce que de nouvelles situations, où ils s'avèrent inefficaces, l'amènent à construire de nouvelles représentations au pouvoir explicatif plus grand. Ici tout individu peut apprendre pourvu qu'on tienne compte de ce processus et qu'on adapte la pédagogie en conséquence. Il ne s'agit rien moins que de reconnaître la nature éminemment sociale de l'homme, de former l'homme réel. C'est une révolution


UN TOURNANT DANS L'HISTOIRE DE L'HUMANISME ?

Bien loin que l'humanité soit invariable, elle se fait, se défait, se refait sans cesse. Bien loin qu'elle soit Une, elle est infiniment diverse...2 Et si l'on tient à parler de la nature humaine, alors il faut en proposer une définition qui rende compte de cette diversité, il convient d'évoquer l'homme comme un être social.... C'est ce que fait la réforme du 10 juillet 1989 et ce pourrait bien être un tournant dans l'histoire de l'humanisme, une histoire qui commence en France, à la Renaissance, en ces temps de crises généralisées qui marquent l'aube des temps modernes, des temps de mutation dans tous les domaines, économique, social, politique, culturel... Les premiers grands débats sur l'éducation sont ouverts, porteurs d'un même idéal : former l'homme, un idéal nouveau qui s'impose en rupture avec celui qui avait animé le Moyen âge n'avait d'autre finalité que de former les membres de la communauté chrétienne, où la théologie était considérée comme la seule science véritable, le savoir auquel tout enseignement devait être ordonné, le livre de référence étant la bible, le livre d'une vérité impossible à mettre en doute, semblait-il... En faisant de l'homme l'objet ultime de leurs préoccupations, les humanistes à la Renaissance franchissent une étape décisive dans le processus de désacralisation du réel. Ils retrouvent la voie ouverte par les philosophes grecs, au VIème siècle avant Jésus Christ, le mouvement de la conscience se libérant de(s) dieu(x) en posant le monde comme une réalité intelligible. Plus que jamais alors, l'héritage de l'antiquité qui compose alors le seul fonds accessible de connaissances constitué, tient lieu de référence. C'est là qu'ils vont chercher de quoi nourrir leur réflexion sur la nature humaine conçue comme étant universelle. L'âge de l'humanisme classique commence, porté par différents courants qu'on évoque volontiers aujourd'hui avec deux grands noms de la littérature : Rabelais et Erasme... Rabelais et la curiosité universelle de ses géants, dont la soif insatiable de connaissances intéressait les langues et les littératures anciennes, certes mais aussi les sciences et toutes les formes d'art, y compris les arts mécaniques... Erasme qui allait finalement dominer, consacrant la littérature gréco-latine comme l'instrument par excellence de la formation de l'esprit policé... Et les jésuites, après lui, de l'imposer de manière quasi exclusive dans l'enseignement, jusqu'au XVIIIème siècle.
Une autre période de mutation dans tous les domaines que le siècle des Lumières, et qui ne va pas sans rappeler les premiers temps de l'humanisme, par l'importance accordée à l'homme, terme unique d'où il faut partir et auquel il faut tout ramener,1 par la valorisation de l'idée de bonheur ici-bas, la curiosité universelle, l'esprit de libre examen qui l'animent. Mais les nouveaux discours trouvent désormais ailleurs que dans les textes des Anciens, les fondements de leur légitimité. Au XVIIIème siècle la confiance en l'homme se nourrit des succès mêmes de la raison dans les sciences. C'est la raison que les philosophes proposent de former, la raison également conçue comme une réalité universelle. Ce sont les règles pour bien la conduire dans l'observation d'un réel intégrant déjà aussi, les choses humaines, qu'ils voudraient voir enseigner. C'est une autre révolution... Et l'idéal allait triompher, le temps de la crise révolutionnaire, le temps d'une République à l'idée de laquelle il allait être associé désormais, l'instruction publique devenant la voie privilégiée, pour former la raison, faire de tout homme un être libre et égal à tout autre en droit, un citoyen républicain.


ENTRE TRADITION REPUBLICAINE ET MODERNITE

Il n'est plus besoin de démontrer aujourd'hui que le sort des lois dépend de ceux qui ont à les appliquer, ici semblait-il, au premier chef, les professeurs chargés de la formation des maîtres dont la plupart ont toujours travaillé dans la tradition. Or leur hostilité à la réforme a toujours été vive. Qu'on se souvienne de la virulence des propos tenus lors de la création des IUFM : là où les partisans de la réforme invoquaient le nouveau métier à inventer pour rester fidèle aux idéaux de service public,2 ils dénonçaient eux, la mort du savoir et des disciplines, l'assassinat de la raison en cultures, un abandon de la raison d'être de l'école publique dont les fonctions économiques et sociales prenaient le pas sur la fonction principielle en République, former le citoyen. Et lorsque dix ans plus tard, la réforme des IUFM passe à l'ordre du jour, c'est sur le constat d'un échec que l'organisation de la formation, le volume global d'heures à consacrer aux formations disciplinaires, à la formation générale professionnelle, aux activités en rapport avec le terrain, les modalités du concours placé en fin de première année, rendaient prévisible, dès le départ.

Reste cependant que sur le terrain même, les conditions du changement sont réalisées. Ici l'adaptation des pratiques s'impose non en vertu de textes de loi, mais comme une condition à l'exercice d'un métier devenu impossible suivant le mode traditionnel. Elle intervient de fait, en réponse au refus essuyé de la tradition magistrale. Elle est sommaire, sans doute, et ne permet pas d'aller au delà d'une gestion au coup par coup des situations de classe, mais elle est suffisante cependant pour autoriser la reconnaissance de l'éducabilité cognitive et affective et engager dans la voie de la représentation nouvelle du métier, ce que les nouveaux profs1 disent encore de manière très contradictoire, en usant du langage de la tradition pour évoquer des pratiques qui n'en relèvent déjà plus, sans être encore celle que la réforme voudrait encourager, faute des outils que la formation pourrait proposer : ici former l'esprit revient à transmettre les principes de la construction de savoir, la relation nouée à l'élève, en cette occasion, apparaît comme un échange dont les dimensions affectives et sociales interviennent dans le processus de l'apprentissage, lequel devrait ramener ... à l'ordre des raisons. Et l'échange a valeur éducative, aujourd'hui comme hier, mais aujourd'hui autrement qu'hier, l'autorité du maître restant reconnue sur des bases nouvelles, où le savoir a perdu ses allures de vérité révélée, où l'intelligence commence d'apparaître comme une faculté qui s'élabore, où la compétence professionnelle se mesure dans la capacité d'amener l'élève à poursuivre le processus de cette élaboration, un processus qu'ils ont du mal à définir mais où l'élève lui, se reconnaîtrait libre et égal à tout autre.
Un faux débat, pour eux, que celui qui oppose les partisans du renforcement disciplinaire aux pédagogues. Il leur semble évident que la maîtrise du savoir ne suffit pas pour faire apprendre, et c'est d'abord une formation pédagogique qu'ils attendent de l'IUFM.
Que l'école ait à cœur de former l'homme réel et de donner à tous les moyens d'une insertion sociale et professionnelle ne leur semble pas non plus compromettre sa fonction traditionnelle, pourvu que l'indépendance des maîtres, la laïcité de l'école soient préservées. L'insertion dans la société par le travail est, pour eux, une condition voire une dimension même de la citoyenneté.

Il s'écoulera sans doute encore bien du temps, avant qu'on puisse apprécier à l'échelle de l'histoire, l'impact des mutations qui touchent aujourd'hui le système éducatif. Il ne s'agit pour l'instant que d'une réforme dont on peut souligner le caractère révolutionnaire, une réforme dont on s'est plu à souligner l'échec mais dont le sort, pourtant, est loin d'être joué et dépend aussi, de la capacité des acteurs engagés sur l'une et l'autre scène, dans la voie du renouvellement, les nouveaux profs, à nourrir leurs réflexions et leurs pratiques de leur apports réciproques...


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