La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Le sujet apprenant et communicationnel. L'individualisation aide-t-elle le sujet à se construire ?


Titre : De l'errance à la transhumance, Eduquer des adolescents délinquants
Auteurs : KAINZ Georgette / BEN NASR BEN ALI BEN Kamel / ZNIBER Abdel

Texte :
1) Définition des mots " errance " et " transhumance "

L'errance est le fait d'aller ça et là, à l'aventure, sans but (Petit Larousse)

" L'errance est une manière discrète de passer entre les mailles, de se diluer dans l'espace, de vivre dans les interstices hors du lien social, tout en ne cessant de le parcourir. L'errant n'est pas seulement un nomade au milieu d'un espace incertain, il est aussi un nomade de soi ".
David Le Breton

Le mot transhumance vient du latin trans : " au delà de " et de humus : " la terre ".
Le Petit Larousse définit la transhumance comme étant
· le déplacement saisonnier d'un troupeau en vue de rejoindre une zone où il pourra se nourrir
· le déplacement du même troupeau vers le lieu d'où il est parti.

2) Le projet

Il s'agit de proposer à des adolescents de bouger, de se déplacer dans un terrain d'aventure valorisant et en même temps à valeur initiatique, de s'éclater dans un corps à corps avec une nature vierge et dépouillée, d'affronter la mort sur un mode métaphorique, d'en rendre la menace virtuellement accessible et de l'esquiver, pour revenir au bercail, grandis par l'épreuve, étonnés d'avoir réussi une traversée du désert, heureux d'avoir survécu à l'extrême, surpris de se retrouver sur leur propre terrain d'aventure, dans leur quartier, différents, frappés de ne plus voir les choses et les gens de la même façon, habitant leur propre terre, leur humus, avec davantage d'assise et de repère.

Cette mise en mouvement, cette mise en scène est possible parce qu'elle entre dans le jeu des adolescents qui veulent " bouger, s'éclater, sortir, s'abandonner à la griserie des sens, faire les choses autrement que leurs aînés…. ". En utilisant cette force dynamique, il s'agit d'aller plus loin, de les amener de l'état d'errant à l'esprit de transhumant, de leur permettre de marcher pour se nourrir intellectuellement, affectivement, culturellement et même spirituellement et de revenir à leur point d'ancrage pour réaliser le chemin parcouru, avec une topographie enrichie de sens et de repères.

3) Caractéristiques des adolescents suivis par la PJJ

Des jeunes qui se caractérisent par une certaine dépendance aux personnes comme aux produits, qui ont besoin de prendre appui sur quelqu'un ou quelque chose. Ils vivent dans l'instant présent, incapables de se projeter dans un futur et souvent privés de leur passé car leur histoire est émaillée de ruptures. Ils ont une sensibilité remarquable aux événements extérieurs, sensibilité qui traduit l'importance du regard de l'autre et l'intense besoin d'utiliser l'autre comme appui.
Des jeunes qui ont des troubles narcissiques importants : dévalorisation, manque de confiance en soi, mésestime de soi, mauvaise image de soi, angoisse profonde…. les poussent à rechercher un plaisir immédiat et sans limite : " tout, tout de suite " et " tout ou rien ". Pour se sentir exister, ces adolescents vont investir l'environnement perceptivo-moteur. Ils ont besoin d'un bain de sensations pour compenser, pour contenir la réalité interne pathogène. Celui qui n'a pas de sécurité interne cherche la maîtrise perceptive de l'environnement d'où ces multiples conduites à risques. Pour ces adolescents, c'est souvent la mise à l'épreuve du corps qui assure l'accès au sens. Car là où le sens fait défaut, les sens prennent le relais et permettent d'éprouver physiquement un monde qui se dérobe symboliquement.

Ces jeunes se caractérisent par des passages à l'acte répétitifs, dus à un défaut de verbalisation. L'agir est le seul moyen d'échange, ce qui ne peut être dit en mots est traduit en actes. Ils ont une tendance permanente à résoudre tout conflit intra-psychique par un passage à l'acte hétéro ou auto-agressif, au détriment de toute élaboration mentale.

Cette formation caractérielle résulte de la modification apportée à un fonctionnement psychique d'où se trouve exclu l'imaginaire. Cette mise en sommeil de l'imaginaire repose sur " un refoulement réussi de la fonction de l'imaginaire ". Ce mécanisme conduit à l'éviction du rêve et de ses équivalents dans la pensée vigile : le fantasme, l'illusion, le jeu…. et aboutit à l'éradication de toute subjectivité et de toute dimension émotionnelle.

L'imaginaire et sa remobilisation peuvent alors devenir une voie de traitement de ce type de difficulté. Ce qui est pathogène chez ces jeunes n'est pas à proprement parler et uniquement le traumatisme en tant que tel. C'est le trop plein d'excitation que le traumatisme engendre dans un psychisme qui n'a pas les capacités de l'absorber.

Ce surcroît d'excitation reste alors comme un corps étranger interne non lié à une représentation mentale. L'agir n'est donc pas simplement une fin en soi dont l'essence résiderait dans la fuite mais il signe, en négatif, une pensée qui n'arrive pas à prendre forme et à se mettre en mots.

Ce trop plein d'excitations et de violence renverrait alors à l'archaïque, à l'instinctuel ainsi qu'à l'inconscient primaire sur le plan des " contenus ", en même temps qu'il poserait la question des contenants psychiques, susceptibles de fournir un cadre pour pouvoir penser.

La dimension régressive de l'acte et de l'agir en tant qu'ils mettent le corps en scène réactualiserait ce temps archaïque où le corps - celui du tout petit enfant - constitue le vecteur et la mémoire première sur lesquels s'impriment les premières expériences, ainsi que les premières formes de communication. Ils renverraient donc à ce temps initial où les premiers contacts et les premiers regards servent par l'intermédiaire et le relais du psychisme de la mère, à constituer les prémisses de l'appareil psychique.

4) Des traces de théorie

Freud nous a appris " qu'il n'y avait rien dans l'esprit qui ne soit pensé (pansé) par les sens. Le Moi s'étaie sur les sensations tactiles…. ". Un sujet à l'identité non confirmée aura tendance à multiplier les situations qui sollicitent extrêmement ses sens, pour se sentir exister.

Faisons quelques pas en arrière pour se souvenir que c'est en mettant des mots sur ce que vit et ressent son bébé que la mère réalise un travail complexe et indispensable de mise en forme de l'expérience émotionnelle de son rejeton. L'enfant peut alors intérioriser ce modèle conteneur, transformer progressivement l'organisation de son monde interne, construire son appareil psychique et se constituer une identité. La fonction psychique se développe par intériorisation du holding maternel.

Lorsque l'enfant ne trouve pas dans la relation avec les figures premières, un support imaginaire qui lui permette de transformer ses expériences intolérables en expériences assimilables, celles-ci le débordent et restent à l'intérieur de lui comme autant d'éléments incontrôlés et de bombes à retardement. L'enfant a besoin de sentir qu'il crée son entourage maternant ou du moins qu'il est maître de son environnement.

L'adolescent délinquant est incapable de gérer son expérience interne comme s'il n'avait pu intégrer et mettre à l'intérieur de lui, un bon objet interne, calqué sur le modèle d'un entourage bienveillant, d'une " bonne mère ", qui lui permette de faire face à une crise. Ce bon objet interne manquant le conduit à rejeter vers l'extérieur, sous forme d'actes à caractère impulsifs, le trop plein d'excitations que la situation pathogène suscite et qu'il ne peut métaboliser.

Ils s'éclatent, s'abandonnent à la griserie des sens. La mise à l'épreuve du corps, par le recours à l'acte, dans ce moment d'effraction, c'est en quelque sorte une façon d'affronter, sur un mode métaphorique, la mort, de chercher une limite physique là où les limites symboliques font défaut. Exploser pour sentir l'existence battre en soi, se tracer soi-même un contenant en testant les limites pour chercher à rassembler une identité morcelée, pour se sentir exister.

Si je veux toucher quelqu'un dans son fonctionnement psychique, je dois lui proposer une situation d'épreuve, de scénario dramatique dans le sens étymologique du mot drama : mise en scène, mise en émotion, mise en mouvement corporel, le corps étant le vecteur émotionnel par excellence. pour qu'il puisse revisiter ses premières expériences tactiles, d'où l'idée d'une mise en marche, d'un cheminement.

Pour travailler sur la réalité fantasmatique d'un adolescent délinquant, il me semble qu'il faut le mettre en situation de désordre dans son organisation interne, afin de casser ses représentations du monde et modifier cette réalité psychique que D. Anzieu figure sous la forme d'une peau commune à la mère et à l'enfant.

Conservons la métaphore de l'enveloppe : nous avons une peau commune formée de l'entourage éducatif et du jeune, chacun possédant son propre corps, avec une interface commune. Cette enveloppe n'est possible que, parce qu'il y a une décision de justice et un accompagnement demandé par l'Autorité judiciaire. L'éducateur et l'adolescent, unis dans des éprouvés communs, sont soumis aux mêmes règles, aux mêmes contraintes, à la même loi, celle qu'impose une caravane saharienne. C'est au nom de cette instance tierce que le vécu peut prendre sens, qu'une parole est possible, que les maux pourront être mis en mots.

L'adolescent va forcément rejouer sa partition avec les adultes de la caravane (éducateurs, guide et chameliers). Il sera surpris, étonné, stupéfait des réponses de l'adulte et des interactions en feed back, et pas à pas, dune après dune, jour après jour, nourri de nouveaux échanges, régalé de nouvelles images, rassasié de nouvelles émotions…. il questionnera son fonctionnement. Plus l'adolescent pourra prendre appui sur le corps éducatif, plus il pourra acquérir de solidité, d'équilibre et de confiance en lui et par là-même aux autres. Reconnaissons que les adolescents pris en charge par la Protection Judiciaire de la Jeunesse souffrent de profondes blessures dues aux ratés du holding et du handling, dont nous a parlé D.W. Winnicott.

Pour participer à la réorganisation interne de ces adolescents en rupture et leur permettre de restaurer leurs assises narcissiques, il me semble important de les mettre en situation d'étonnement dans une aire transitionnelle qui soit une aire de jeu et de je, une aire d'initiation et de réalisation de soi, où des notions fondamentales comme la vie, la mort sont interrogées, une aire contenante à l'allure d'un territoire sans limite, un espace bienveillant où le danger ne peut venir que des éléments naturels, mais en aucun cas, du genre humain …. d'où l'idée du désert.

5) Le temps de l'étonnement

D'abord accrocher l'adolescent en le faisant rêver… afin de lui ouvrir des portes, lui permettre d'investir un espace imaginaire - espace transitionnel- et de se mettre en route vers des possibles . L'adolescent est frappé de stupeur que quelqu'un ait pensé à lui pour une aventure aussi extraordinaire. Sidéré, médusé, abasourdi, il acquiesce à l'idée de " faire une traversée du désert ", sans trop y croire, avec un rien de rêve dans la tête…. Alors, le prendre au mot, saisir ce " oui " de cet adolescent insaisissable et l'aider à mener le projet jusqu'au bout. Tout mettre en œuvre pour leur éviter de mettre le projet en échec, (Ces adolescents sont doués dans l'art de l'échec) et pour les amener, parfois un peu malgré eux, à réussir afin qu'ils se reconnaissent différents et ayant des capacités.

Surprendre ces adolescents qui vivent dans l'immédiateté et dans le tout ou rien. La longueur de la préparation leur permet de tester la fiabilité et l'authenticité de l'entourage éducatif et d'engager leur confiance dans une vraie rencontre, ce qui suppose que chaque adulte
- Fait ce qu'il dit et dit ce qu'il fait.
- Travaille sur le sentiment de sécurité de l'adolescent, en ayant le souci de clarté, c'est à dire de nommer les choses, dire comment il les sent, en faisant confiance à l'adolescent et en le lui disant, en respectant toujours et partout ses engagements et en lui demandant d'en faire autant, en délimitant son cadre d'intervention et les limites de son action, en appuyant sur ce qui est de sa responsabilité et sur ce qui est de la responsabilité de l'adolescent.
- Est réellement à l'écoute de l'adolescent pour qu'il se sente " reconnu " et qu'il ait une place. Ecouter, c'est entendre les dires du corps, entendre les émotions pour aider le jeune à se remettre en lien avec lui-même, en synergie avec le cosmos, à saisir son intériorité et peut-être même à retrouver cette intériorité.
A ces adolescents qui s'expriment par l'agir, à défaut de pouvoir verbaliser, nous proposons une mise en mots de leurs ressentis, par le biais d'une mise en route corporelle, et dans la tête.

6) Le temps de la préparation

L'état des lieux
Dans un premier temps, des entretiens individuels formels visent à inscrire l'adolescent dans une dynamique de travail, à faire l'état des lieux : nommer les difficultés et les souffrances, parler des débordements, des actes de violence, des actes délictueux, afin de questionner le pourquoi de la mesure pénale (contrôle judiciaire, sursis mise à l'épreuve, travail d'intérêt général, incarcération).

Quand l'adolescent a compris qu'il ne pourrait pas se soustraire à l'accompagnement éducatif qu'implique la mesure pénale, nous lui proposons un travail de groupe, axé sur les arts corporels et le sociodrame , afin de l'aider à reconnaître les paroles du corps, à repérer son fonctionnement relationnel et surtout à ne pas être pris dans une relation duelle. Ces séances groupales se déroulent à une vingtaine de kilomètres de leur lieu de résidence, dans une salle de sport très bien équipée. L'effort que l'adolescent aura à faire pour quitter son quartier et respecter son obligation de présence (convocation) est déjà un travail de distanciation et d'implication dans le projet et dans les démarches inhérentes au projet.

Dans ce même temps, les parents sont informés de la démarche et du travail de cheminement proposé à leur enfant. En associant les parents au projet, nous tentons de les impliquer à différents niveaux, en les soutenant dans leur rôle de fermeté et de lâcher-prise, dans leur fonction de responsables et dans une attitude de compréhension. Nous leur proposons alors de s'inscrire dans un groupe de paroles animé par l'école des parents, afin qu'ils soient eux aussi, soutenus et entendus dans leurs difficultés.

Après plusieurs mois de préparation, nous offrons à l'adolescent, la possibilité de se décentrer de son environnement quotidien en lui proposant de partir " faire le point " dans la forêt vosgienne, afin d'infirmer, d'affirmer, de confirmer, voire d'élaborer le travail entrepris lors des entretiens individuels ou afin d'entamer ce travail de repérage à partir d'un autre environnement et d'autres repères. Le lieu d'accueil vosgien qui propose à l'adolescent de transhumer en forêt est un partenaire direct du projet : l'éducateur fait partie de l'équipe éducative Saharienne.

D'une épreuve initiatique à l'autre
Le lieu d'accueil Transhumances , domicilié près de Gérardmer, accueille l'adolescent pendant une semaine sur un vaste terrain d'aventure, au cœur de la forêt Vosgienne. Il s'agit de préparer psychologiquement et physiquement l'adolescent à la marche dans la nature, de l'aider à s'imprégner de l'esprit de la transhumance, de le familiariser avec les outils qu'il utilisera dans le désert : rencontrer les éléments naturels, apprendre à vivre avec eux, apprivoiser l'habitat nomade, ici le tipi (dans le désert, la voûte étoilée), fabriquer son pain et préparer son repas, installer son bivouac, maîtriser le feu, écrire ses ressentis et son vécu quotidien dans son cahier de notes personnelles (à la manière des grands explorateurs), cheminer avec les animaux de bâts, apprendre à écouter les bruits du silence, à être attentif à sa radio intérieure et à se laisser aller aux confidences en partageant la danse des flammes…

Le passage à Transhumances est une étape décisive. Elle ouvre la porte du possible pour chacun des adolescents. Certains ne sont pas prêts à visiter leur maison intérieure et ils ne feront pas partie de la caravane, du moins cette fois-ci. Certains vivront une seconde transhumance pour se sentir prêts à cheminer avec eux-mêmes. C'est à partir de cette semaine inaugurale dans les Vosges que l'adolescent se sent " initié ", donc engagé ou non dans l'aventure. L'enveloppe groupale est constituée dès que les adolescents sont initiés, car inscrits dans une démarche de groupe autour d'un idéal commun : réussir sa traversée du désert.

La préparation administrative (passeport, demande de PJM, assurance personnelle, autorisations diverses….) et médicale (visite médicale, vaccination, dentiste….) permet de réinterroger les relations parents-enfants, de questionner la place du jeune dans sa famille, d'affirmer son existence sociale et de s'occuper de son propre corps, à travers différents soins et les vaccins. L'infirmière attachée à la DDPJJ soutient mon travail pour que les carences familiales ne soient pas trop stigmatisées et donc, vécues comme une blessure supplémentaire.

Quelques semaines avant le départ, une réunion avec les parents permet de réexpliquer le déroulement du voyage, d'une façon plus officielle. Une liste de matériel est distribuée à chacune des familles et je prends soin d'emmener mon sac fait et bouclé pour que chaque famille visualise son contenu. (Pour éviter que l'adolescent n'arrive avec 15 rouleaux de papier toilette, sans gourde et sans lunette ou avec sa couette de lit et deux kilos de médicaments, comme lors du premier voyage) et se contente du minimum nécessaire.

Quelques jours avant le départ, nous nous retrouvons, l'équipe éducative et les adolescents pour une journée de convivialité, d'abord autour d'un repas trappeur sur le terrain d'aventure vosgien, pour permettre aux jeunes de se connaître un peu, puis sous le tipi, pour une réunion plus formelle où chacun " des transhumants ", adultes et adolescents va prendre la parole devant le groupe pour expliquer pourquoi il s'est engagé dans cette aventure collective et comment il se la représente. Ce temps de rencontre, à quelques jours du départ, est un espace pour dire ses angoisses et pour entendre des paroles qui sécurisent, rassurent, encouragent ceux qui se demandent comment ils vont réussir à tenir leurs engagements et à respecter leur parole. Cet espace très protégé du tipi permet de se projeter en avant et d'imaginer la caravane. Nous travaillons sur une charte de bonne conduite, charte lue à haute voix, commentée, discutée et votée article par article. De même les différentes tâches afférentes à la vie de groupe font l'objet d'un paragraphe pour que chaque participant puisse mieux appréhender la vie quotidienne de la caravane, pour qu'une représentation plus précise de ce qui l'attend, l'aide à se préparer au départ.

Après avoir présenté notre cahier-compagnon de voyage, chacun a bien repéré que l'écriture est un élément important dans notre traversée. Nous n'hésitons pas à forcer le rêve encore plus loin, en faisant la proposition de réaliser un livre ou un fascicule avec nos photos et nos écrits, véritable témoignage de notre extraordinaire aventure Cette folle perspective promet un retour ! Les visages se détendent : " Vous avez vraiment pris un coup de pelle dans votre jeunesse ! " Si l'éducatrice a une dose de folie, parler de ce qui semble fou à l'adolescent sera plus aisé…. La réunion est ponctuée par le don d'un poster à chacun des membres de la future caravane, poster du désert, offert par l'agence Hommes et Montagnes avec qui nous partons.

7) Le temps de la caravane

Le rythme d'une journée

Immergés dans un océan de dunes, pendant 16 jours dans une solitude extrême, les adolescents n'auront, comme points de diversion que le puits de Bir Mohamed Es Slaï, Bir El Hafaïer, les tablettes rocheuses de Tumbaïn, le lac d'Aïn Lahkwazat Erechad et les traces de quelques coléoptères, gerboises, chacals et autres gazelles.

Une journée rythmée qui permet à chacun de savoir qu'il doit se lever à 5H (en fonction de l'époque où nous réalisons cette traversée saharienne), venir prendre son petit déjeuner après avoir roulé son matelas, rangé ses affaires et fermé son sac. Il est fortement invité à aider au baraquement des chameaux, puis vient le temps de la marche…. Chacun à son rythme, seul ou en petit groupe, derrière, devant ou loin de la caravane, la consigne étant de ne jamais se perdre et perdre de vue la caravane. On peut suivre ses traces, mais ne pas se laisser surprendre par le vent qui efface toute trace en quelques mouvements.

Une pause à la mi-temps de la matinée permet de reprendre quelques forces à l'heure où le soleil se plombe de plus en plus intensément. Le repas de midi (plutôt 13 ou 14H) est suivi par un temps de sieste (quand il n'y a pas trop de mouches pour nous envelopper….). Vers 16H, nous installons le bureau de la PJJ pour l'entretien individuel. Les autres jeunes sont invités à visiter leur maison intérieure, avec le support de leur cahier personnel…. Et si ce rendez-vous tourne à l'angoisse de la page blanche, il est toujours possible de s'échapper dignement pour commencer le ramassage du bois, avant l'heure. Cette tâche est collective, car il faut parfois beaucoup de temps, en fonction de l'environnement - dunes pelées ou cuvettes dans une steppe - pour rassembler suffisamment de bois pour le repas et la veillée.

Le repas peut être un temps de grande convivialité, quand il n'y a pas de tension dans l'air…. ce qui est très rare. Repas et vaisselle dans un demi-litre d'eau. Discussion autour du feu avant de regagner son sac de couchage déjà scintillant de gel. Inutile de préciser que certaines nuits sont très agitées (cauchemars individuels à répétition ou/et délire collectif)

Les jours se suivent, mais chaque pas est pour chacun, une avancée dans ses prises de conscience, une élucidation de ses difficultés, un coup de projecteur sur ses relations aux autres, un éclairage impitoyable sur son fonctionnement et son rapport au monde, à la lumière des paroles et des actes posés, et de ses agissements..

Les chants et la danse ponctuent chaque journée, car chaque jour est vécu comme un moment de bonheur pour les nomades ! Pas pour tous ! Les journées diffèrent d'un individu à l'autre, d'un jour à l'autre.

La vie de groupe à travers les tâches quotidiennes
- L'aide-cuisinier : il s'agissait de se tenir disponible auprès du guide pour éplucher les légumes, ou suivre toute autre instruction du guide, expert en cuisine. Le chamelier, préposé à la fabrication de la galette dans le sable, a laissé quelques-uns uns d'entre nous, pétrir la pâte, pour notre plus grand plaisir.

- La vaisselle et le rangement : quelqu'un lavait la vaisselle et un autre l'essuyait ; le guide la rangeait, afin que toute chose retrouve exactement sa place. Les adolescents ont cherché à fuir cette responsabilité. Certains adolescents d'origine maghrébine vivaient un réel conflit de loyauté vis à vis de leur propre famille. Chaque tâche pouvait faire l'objet d'une négociation, si quelqu'un était indisposé.

- Le responsable de l'eau : L'eau étant un élément vital, le responsable avait la lourde tâche de vérifier que chacun parte chaque matin, avec sa gourde pleine, désinfectée par une pastille de micropur. C'est le guide qui prépare la cuvette d'eau pour la vaisselle pour éviter tout gaspillage. Il n'était pas permis de prendre de l'eau pour se laver, sauf les dents.
- L'animateur de la parlerie : Il lui revenait de faire circuler le cahier-compagnon de chemin dans lequel chacun était invité à écrire ses doléances ou autre ressenti à propos du groupe. Il pouvait choisir de rester anonyme ou non.

8) Le temps des empreintes

Cette phase se déroule dans les mois qui suivent le voyage en lui-même. Elle est aussi longue que la préparation, à savoir environ 9 mois.
Chaque adolescent a son rythme et doit prendre son temps pour " traiter " cette expérience. L'élaboration est individuelle, avec un ouvrage collectif. En 2000, nous avons réalisé un livre : " Les voies du désert ". Cette année, il s'agit de présenter leur cheminement à un public et d'affronter des questions. Un support de photos devrait soutenir cette séquence, d'un haut niveau d'exigence pour le public concerné.

9) Des espaces d'expression dans un cadre formalisé

Ce qui fonctionne, c'est que les adolescents évoluent dans un cadre structuré avec, à leur disposition, des outils repérés pour mettre des mots sur leur vécu, sur leur questionnement, sur leur ressenti.

L'entretien individuel fait l'objet d'un rituel : installation du bureau de la PJJ dans le désert, pour se mettre à l'ombre si possible, pouvoir écrire, se désaltérer et s'énergiser avec quelques délicatesses sucrées. Les entretiens durent une heure. Ils sont obligatoires, ils sont prévus selon un calendrier défini lors des premières parleries. Ils sont toujours menés en dyade. La prise de notes permet de donner de la valeur, du crédit et du poids à la parole de l'adolescent. Les notes peuvent être reprises d'un entretien à l'autre. Certains adolescents ont demandé un entretien supplémentaire : mâhfich mouchkil (pas de problème), nous avions le temps !

L'écriture sur le cahier personnel de notes, ouvert pendant la transhumance vosgienne. Il s'agissait pour le jeune d'exprimer une réflexion, un ressenti, de raconter un moment de la journée, de se rappeler les moments de son histoire, de se laisser transporter par la beauté du lieu… bref, d'y déposer tout ce dont il avait envie, comme traces de son cheminement. L'éducateur a soutenu l'écriture, car certains adolescents ont un rapport difficile avec la page blanche.

La parlerie a toujours lieu autour du feu, en présence du guide qui s'affaire à la préparation du repas, tout en écoutant ce qui se dit. La parlerie est menée par un jeune, l'animateur de la journée qui a fait circuler le cahier de doléances. Elle peut également être orientée par les éducateurs.
Elle prend la forme d'échanges, d'explication des réactions des uns et des autres, afin de garder ou de rechercher des modes relationnels qui préservent la vie de groupe, la convivialité et le respect de chacun.
Elle peut prendre la forme d'une explication de soi-même : c'est un temps de pause pour mettre des mots sur le vécu de la journée ; c'est un moment privilégié pour être entendu, pour poser sa parole en groupe, pour oser s'exprimer devant le groupe, trouver sa place dans le groupe.
Certaines discussions ont été de véritables explications, voire exploration sur des notions fondamentales, comme le respect, par exemple.

L'assise autour du feu : l'assise est une posture psychologique….c'est être dans son assiette.
Le feu nous transporte. Nous quittons notre espace pour nous laisser fasciner par la danse du feu. Comme la marche, il nous aide à pénétrer dans notre espace intérieur, à visiter nos pensées, nos images, nos blessures, à consulter nos mémoires, nos vieilles histoires…tous les recoins d'un espace envahi.

Le chant
Chanter est un geste social quand il s'adresse à d'autres hommes ou au paysage ; il célèbre l'alliance, le plaisir d'être là. Guide et chameliers chantent en remontant les seaux du puits. Chaque puits est une fête.
Le chant est un compagnon de marche qui dissipe la tristesse de l'éloignement. Le chant est parfois utilisé par les chameliers comme moyen de détourner les adolescents de quelques discussions conflictuelles…. pour les envelopper de tendres mélodies, pour captiver leur attention et les distraire de quelques attentions malveillantes, par exemple les soirs de pleine lune.

La danse / le corps accord
Le corps parle. Le corps est porteur du passé, il est le support des racines, il est origine de la mémoire qui parfois se souvient ; ce corps parlant et souffrant qui se noue, se dénoue, se crispe, se tend, explose…. Ce corps hurlant parfois, ce corps qui se déchire, qui s'affaisse, qui s'absente du monde et s'endort d'une manière impromptue.

10) Une enveloppe bienveillante

Un entourage accueillant, qui contient et sécurise.
Les adultes entouraient les adolescents, les Tunisiens d'une façon quasiment naturelle, intuitive alors que cette attitude, pour le groupe des adultes Français, était davantage voulue, réfléchie, parce qu'elle devait relayer " l'entourage-maternant " (selon D.W. Winnicott), " l'environnement-mère " (selon P. Kammerer), et permettre aux adolescents de régresser et de réparer les ratés du " handling " (D.W. Winnicott) afin qu'ils retrouvent une certaine sécurité intérieure. Rappelons que, pour investir le monde extérieur, il faut un monde du dedans apaisé, tranquille, en sécurité….

Quand le lien se tisse
En se donnant les moyens de partir, de décoller de leur quartier, non seulement les adolescents manifestaient leur confiance aux adultes qui les embarquaient dans cette extraordinaire aventure, mais ils avaient surtout choisi d'honorer le rendez-vous avec eux-mêmes. Ils avaient commencé à se créer un lien d'intimité avec eux-mêmes, ils avaient pu sentir combien ce lien était source de liberté. Pourquoi auraient-ils eu envie de se couper de la joie et de la peine, de l'amour et de la haine, du bonheur et de la souffrance qu'est la vie pour s'enfermer à nouveau derrière des murs de défense et d'ombres, d'autant que cette source de création était nourrie de confiance et d'authenticité. La préparation a été suffisamment longue pour qu'ils aient le temps de mettre cette confiance à l'épreuve.

Des adultes authentiques et présents, à qui le désert parle,
c'est à dire capables d'être en résonance avec les forces vives du désert (la lumière, le silence, l'espace, les poussières de sable et d'étoile, le souffle du vent, le religieux dans le sens " relié à "). Le but n'est pas d'être soi-même serein, mais d'être capable de s'habiter vraiment pour pouvoir être disponible à l'adolescent, l'aider à accueillir ce qu'il ressent, ce qui l'agite, ce qui le touche comme étant sa vérité intérieure. L'adulte est là pour soutenir l'adolescent dans la compréhension de ses besoins sans le condamner, sans le juger, pour l'accompagner dans l'acceptation de ses manques, de ses limites, de ses faiblesses, de ses souffrances, pour qu'il se reconnaisse lui-même être unique, différent (et non perdu dans l'autre). L'adulte est là pour soutenir l'adolescent dans l'affirmation de soi (poser ses limites, faire des choix, prendre des décisions, tenir sa parole…)

Une vigilance de tous les instants pour combattre les chevaliers de Thanatos.
Tout est prétexte au désordre, à la rupture, à l'échec. Les adolescents développent beaucoup de talent pour résister à la réussite de leur cheminement, de la rencontre avec les adultes et par là-même avec eux-mêmes. Ainsi, certains érigent-ils des remparts d'insultes et d'obscénités pour " se faire rejeter… et avoir, pensent-ils, la paix ". Illusion ! Thanatos se lève avec le soleil…La journée est toujours chaude !

11) Un solide étayage

- Au moment du départ, la présence du responsable de l'UET, la présence du directeur départemental et du Procureur de la République donne de l'importance au projet pour les adolescents et de la valeur à leur engagement : " Au moins, le Tribunal voit que je fais des efforts pour arrêter mes conneries..."et aussi " Mme Kainz est peut-être folle mais elle sait ce qu'elle fait puisque son directeur est là…. ".

- Une bonne articulation avec l'agence Hommes et Montagnes et l'équipe éducative. La présence d'Odette Bernezat à l'aéroport a été vécue comme un balisage supplémentaire, donc un élément de sécurité : Odette avait des choses à raconter sur le désert, aux adolescents. Elle était de bons conseils… et elle connaît si bien cet espace sans limite !
Pour l'éducatrice PJJ, le fait d'être allé deux mois auparavant, préparer le séjour en rencontrant le directeur de l'agence Zaïed et le guide a permis de transmettre aux adolescents, une représentation objective de la réalité, ce qui a participé au sentiment de confiance chez les jeunes et ce qui leur a somme toute permis d'être présents à l'heure du départ. Il était effectivement important d'évaluer l'empreinte laissée par le précédent groupe au niveau de l'oasis et du directeur de l'agence, pour savoir comment nous " étions attendus ". Rappelons-nous que les nomades ont été très bousculés et déstabilisés par le comportement des adolescents (novembre 1999) et qu'ils ont quelque peu souffert des relations agressives que les adolescents entretiennent habituellement avec leur entourage.

- L'éducatrice PJJ et l'éducateur de Transhumances en étaient à leur seconde expédition. Questionnée par un collègue qui travaille à l'ADSEA en Seine St Denis, le projet a été revisité dans ses moindres détails. Ainsi trois voix n'en faisaient qu'une, dans le respect des styles et des personnalités de chacun. La caravane avançait sous l'autorité du guide, qui lui-même obéissait à la loi de la nature, aux codes, aux rites et aux rituels de la vie des nomades.

- Beaucoup de choses allaient de soi puisque chaque adulte (Français ou Tunisiens) se montrait respectueux de l'autre, de l'environnement, de la place et du rôle de chacun, attentif aux besoins des autres, voire curieux et attentionné : si l'équipe éducative avait travaillé sur l'authenticité de la communication, rien n'était plus facile que de rester dans ce registre avec l'équipe des nomades qui savent être, être vrais, à défaut d'avoir. Ils entretiennent des relations franches et simples avec les autres. Leur humilité et leur bonté en font des interlocuteurs bienveillants, dignes de confiance.

12) Une terre vierge pour retrouver son humus

" On éprouve du respect pour ces paysages intacts, qui ne nous ont rien demandé, qui se passeraient bien de notre présence et qui sont là quand même, simplement majestueux "
Théodore MONOD

Les adolescents (4 d'origine maghrébine) sont arrivés " au bled ", chacun porteurs des représentations familiales culturelles .
Ces adolescents issus de deux quartiers différents ont également une culture de quartier qui façonne leur manière d'être au monde.
Ils ont tenté d'habiter le désert en transportant leur culture de quartier, tout en mettant en avant, d'une façon souvent très paradoxale, leur culture maghrébine, ce qui a produit beaucoup de heurts au niveau de ce que pouvaient leur renvoyer le guide et les chameliers, ces habitants du Maghreb qui ne sont pas pris en étau par la modernité et les productions violentes de l'urbanité.
Les adolescents se sont heurtés à une vraie charpente, probablement celle qui tenait leur père debout au moment de leur exil. En transhumant, les adolescents d'origine maghrébine ont approché la réalité migratoire de leur famille, en faisant une partie du chemin : revisiter des éléments de leur culture d'origine que leur famille a essayés de leur transmettre (du dedans, par la filiation) et les croiser avec les éléments de la culture du pays d'accueil et surtout du quartier où ils ont grandi( éléments extérieurs du monde social acquis par affiliation).
Ils ont marché dans un sable mouvant, parlant parfois de leur place de fils de… , parfois de leur place d'enfant de quartier.
De passage au Sahara, ils étaient des passeurs, revenant aux sources de leur histoire pour se trouver, se retrouver, dans un monde où ils ne sont plus les Etrangers comme leur père, mais bien intégrés dans un tissu social où ils ont une place à prendre.
La parole des adolescents s'est déployée sur un vaste terrain, dans un groupe composé d'éléments leur rappelant leur histoire d'origine et d'éléments de leur vie actuelle. Chaotiques, confuses, leurs paroles partaient dans tous les sens pour être reprises dans un lieu de métissage : nous l'avons dit, notre groupe d'adultes était une aire transitionnelle qui a aidé les adolescents à mettre des mots et du sens sur leur processus identitaire

13) Conclusion
En parcourant le chemin réalisé autour de ce projet, vous vous apercevez qu'il est des creux de dunes où la visibilité manque étrangement…. Et là, du haut d'un sif, les yeux s'égarent dans l'océan de dunes : continuons à marcher, continuons à questionner cet outil pédagogique, prenons le temps d'une véritable réflexion. Ce n'est pas le but qui est intéressant mais le chemin parcouru ensemble, pour ce qui me concerne. Merci d'accepter cette marche en partageant cet esprit de transhumance.


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