La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Le sujet apprenant et communicationnel. L'individualisation aide-t-elle le sujet à se construire ?


Titre : Connaissance ou savoir ? La question de l'écriture
Auteurs : Dominique MORIZOT :Docteur en sciences de l'information et de la communication et Enseignante et formatrice

Texte :

Tout système d'éducation est une manière politique de maintenir ou de modifier l'appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu'on emporte avec eux.
Michel Foucault

L'enseignement de l'écriture comme médiation prend en charge la question de la production du sens en même temps que celle de la destination. L'écriture y acquiert le statut de travail - conçu comme transformation du monde - et vient interroger l'appartenance. L'identité du sujet y entre à son tour en travail. Cet enseignement est propre à participer à la constitution du sujet en tant qu'acteur du lien social, au sens où, précisément, l'idée d'acteur social n'est pas séparable de celle de sujet (Touraine).
L'enseignement de l'écriture comme médiation rend nécessaire la reconnaissance d'une distinction entre connaissance et savoir : la connaissance consiste en une accumulation qui demeure extérieure au sujet, elle s'acquiert et se vérifie ; le savoir quant à lui se construit et se questionne, il implique une appropriation par le sujet, et le relie aux autres sujets.
Ainsi, la connaissance de la langue comme système de règles et de normes ne se situe pas sur le même plan que le savoir sur l'écriture qui vient, quant à lui, inscrire la connaissance, nécessaire à la médiation, dans la médiation même. Seul, en effet, le savoir sur l'écriture rend le sujet apte à prendre place et à se situer, précisément comme sujet, dans la diversité des situations de communication plutôt qu'à inscrire ses textes dans une typologie préalablement définie. Or, aussi longtemps que l'enseignement de l'écriture - ou son absence - se satisfait de la transmission de normes linguistiques et sociolangagières, cadrées par la seule notion de genre, sans que soit pensé le rapport à l'autre ni l'articulation entre la dimension singulière des échanges symboliques et la dimension collective de la communication, elle conduit à la seule reproduction de modèles. Le sujet apprenant, précisément occulté comme sujet, ne peut s'y déployer comme sujet communicationnel. Autrement dit, la quête des normes à laquelle le sujet apprenant est soumis, et se soumet en retour, vient oblitérer la réflexion communicationnelle.
Pourtant, l'inscription de la singularité du sujet dans l'espace collectif - dans une reconnaissance de la dimension institutionnelle de la langue - est de nature à transformer cet espace. Le sujet s'y constitue dans une appartenance active, consentie, qui va au-delà de la mise en Ïuvre spécifique des signes de la langue en quoi consiste l'écriture. Dans l'écriture cependant, et du fait de la despacialisation qui la caractérise, despacialisation définie par l'absence réelle de l'interlocuteur, le sujet construit la consistance de son rapport à l'autre ; il s'y construit en tant que sujet. Cette absence rend d'autant plus nécessaire l'acquisition des normes de la sociabilité. Celles-ci font l'objet d'une représentation à l'élaboration de laquelle, par distinction des pratiques orales, le destinataire ne vient pas apporter de contribution effective. On comprend ainsi le rôle fondateur de l'écriture dans la citoyenneté : le sujet est contraint d'y construire, in absentia, une représentation symbolique de l'autre. Cette représentation entre dans la catégorie du savoir.
Dans ces conditions, et par ailleurs, la construction du sens se fait à partir de la matérialité du fait énonciatif : le mot y retrouve sa chair. La construction du sens fonde une construction esthétique : le sujet y découvre qu'il ne peut faire disparaître l'opacité du signifiant, forme sensible nécessaire à la construction du sens à laquelle il participe, et échappant, pour partie, à la détermination des sujets. Il s'agit d'une ouverture à l'esthétique, soit à la reconnaissance de ce qui se perçoit des formes produites, par chacun, dans l'espace social. L'ouverture à l'esthétique est, en outre, constitutive de l'expérience de l'art.

Agir, en termes de formation, implique une participation à la construction d'acteurs. Or, cette fonction constructive revient, pour partie, à l'enseignement. L'acquisition de la connaissance qui légitime l'accès de l'enseignant/formateur à cette fonction n'y suffit pas : il y faut encore un savoir, vivant, soit en perpétuelles restructuration et déstructuration. Il s'agit d'une fonction à risques : si la connaissance se maîtrise, tout savoir est porteur d'un inconfort intellectuel, que seul le doute ontologique vient rendre fécond.


De la théorie à la pratique, et en guise d'illustration

Toute formation à l'écriture est susceptible de permettre l'appropriation et l'élaboration de savoirs par le sujet apprenant. Elle l'est à partir du moment où l'enseignant se donne pour mission de participer à la constitution d'acteurs sociaux et qu'il considère l'accès des sujets à la construction des réseaux signifiants nécessaire à cette constitution, plutôt que de les y soumettre.

Je présente ici un module de travail de l'écriture mis en place pour la première année de l'I.U.P Ç Métiers des arts et de la culture È de l'Université d'Avignon. L'objectif de cet enseignement est de faire acquérir aux étudiants des compétences transversales qui leur permettent de produire des textes inscrits dans les situations professionnelles qu'ils sont susceptibles de rencontrer, et dont ils se reconnaissent les auteurs.
Ce module de travail de l'écriture s'articule en deux temps : 1/écriture d'un ego-texte ; 2/écriture aboutie d'un texte inscrit dans une situation institutionnelle préalablement définie. Chaque étudiant ayant à produire chacun de ces deux types de textes.
1/Nous appelons ego-texte un texte produit sans que soit posée la question du lecteur et sans que soit abordée celle du sens. C'est le texte-expression (l'expremere latin ne signifie pas autre chose que faire sortir en appuyanté) Il deviendra pré-texte, aux divers sens du terme. Ce que l'on appelle parfois embrayeur dans le vocabulaire des ateliers d'écriture suffit à la production de textes de ce registre. Et les étudiants s'en contentent aisément, peu entraînés qu'ils sont à s'interroger sur les situations d'énonciation auxquelles ils participent.
Pour embrayeur ici (et nous assumons le sens technique du terme) : une lecture de la première page d'un article posthume et inachevé de Proust ([Chardin et Rembrandt], in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 372).
L'ego-texte, propriété de son auteur, n'est pas diffusé dans le cadre du travail.
2/Nous qualifions d'abouti un texte à propos duquel l'auteur, le groupe d'étudiants-lecteurs et l'expert (Reuter) ne voient plus de propositions d'amélioration à faire . Ce second texte peut être qualifié de méta-texte : il s'agit d'un discours porté sur (ou à partir de) l'ego-texte.
La production du texte institutionnel "partî donc du texte initial (l'ego-texte) qui va acquérir, dans une large ouverture de possibilités, le statut d'objet culturel (roman, film, pièce de théatre, exposition, etc.) à partir duquel un discours va être produit. Cette production ne peut avoir lieu sans qu'une situation d'énonciation n'ait été préalablement choisie et définie : discours journalistique ou discours de la critique, discours de la recherche, ou discours institutionnel au sens plus vaste ou plus courant du terme (soit tenu, ici, dans le cadre d'une institution culturelle), statuts du destinateur et des destinataires.
Ce second texte est largement diffusé, lu, critiqué. Ceci en plusieurs étapes.
a) Constitution de comités de lectures qui, munis d'un guide d'évaluation, vont faire un diagnostic du texte, puis des demandes de réécriture locales, voire de réorientation plus générales du texte.
b) Retravail du texte par son auteur, à partir des suggestions, ou demandes éventuellement négociées, du comité de lecture.
c) Présentation collective de la nouvelle version et lecture critique, en présence de l'enseignant, qui revêt le statut d'expert.
d) Réécriture finale. C'est ce dernier texte qui sera évalué.

Au-delà des questions attendues au cours de tout travail du texte comme forme porteuse et productrice de sens, viennent s'en poser d'autres qui renvoient à la place de la singularité du sujet dans l'espace social. Ce sont des questions qui relèvent toutes, finalement, de la médiation, c'est-à-dire de la dialectique entre le singulier et le collectif, qui renvoie au concept d'appartenance. En termes d'enseignement, elles relèvent de la question du sujet apprenant et communicationnel, apprenant à être communicationnel. Le sujet y invente l'écriture comme pratique formative et transformative et découvre que la fabrication du texte retravaille le rapport à l'autre.
A titre d'exemple d'une telle invention, je fais référence ici à l'itinéraire rapidement parcouru par une étudiante qui avait élargi la notion d'"objet culturelî jusqu'à donner à son ego-texte le statut de copie d'élève dont elle s'instituait la correctrice. Le discours tenu à propos de la "copieî était une caricature (non travaillée comme telle) du discours correcteur rigide et sans modulation, qui assène, dans un total déni de l'étudiant comme autre, soit dans la négligence de la relation. A ma question : Vous aimeriez que l'on s'adresse à vous sur ce ton ?, elle répondit : Non, mais c'est comme ça qu'ils écrivent, les profs. Je l'invitai alors à écrire comme elle jugerait bon de le faire si elle était prof, et, en même temps comme elle aimerait qu'on lui écrive, dans une conformité avec son statut d'étudiante.
Très vite, dans la nécessité de reformuler sa place de sujet (place fictive, certes ; elle n'oblige pas pour autant à la stéréotypie), elle a pu remettre son texte en travail dans une reconnaissance, en même temps qu'une production, de sa propre identité énonciative. Augmentant son rôle, elle s'est instituée en auteur (auteur, comme autorité, viennent de la racine latine aug-, augmenter).

Pour conclure
L'enseignement de l'écriture ne peut se satisfaire de remplacer par l'acquisition de connaissances, voire de techniques et de connaissance pratiques, un savoir qui ne se fonde que sur l'expérience : celle de la médiation.


Menu