Depuis plusieurs années, nous avons constaté une évolution
du rôle et du statut de la femme dans la société. Les filles
sont de plus en plus présentes dans les études secondaires et
supérieures et elles participent de plus en plus à la vie professionnelle.
Or nous constatons que la présence des femmes dans la vie politique française
reste très minoritaire. Force est de constater que la France est très
en retard en ce domaine par rapport à ses voisins européens.
FORMATION ET TRAJECTOIRES DE FEMMES
Notre recherche tente de déceler l'influence du poids de la formation
sur les trajectoires de femmes engagées en politique. Notre objectif
est donc de déceler l'importance de la scolarisation des filles sur leur
engagement politique à travers l'analyse de leurs carrières scolaires,
leurs choix d'études, mais également à travers les interactions
qui se nouent entre les stratégies scolaires et les stratégies
familiales, et matrimoniales (choix du conjoint, constitution de leur propre
famille, nombre d'enfants,
).
METHODOLOGIE : Nous avons appuyé notre recherche dans un premier
temps sur des concepts et travaux existants : statistiques issues du recueil
de " Données sociales " de 1990, et celles éditées
par l'INSEE de 1995 dans le recueil " Les Femmes ". Dans un second
temps, nous avons constitué un échantillon de femmes ayant des
activités politiques précises, soit en tant qu'élues à
tous les échelons locaux ou régionaux, soit occupant des positions
clés dans les diverses instances territoriales. Elles appartiennent à
diverses générations de " politiciennes " et ont été
choisies dans les différents partis politiques : divers Gauche, divers
Droite et Les Verts, ainsi que trois catégories d'âge : moins de
40 ans, 40-50 ans, plus de 50 ans. Nous travaillons actuellement sur des biographies
de femmes engagées en politique ou qui l'ont été en respectant
les critères de l'échantillon que nous avions constitué
pour les interviews.
Nous avons émis quatre hypothèses. Dans la première, nous
posons l'hypothèse que les filles n'avaient pas les mêmes chances
d'accès au savoir et à la socialisation et que cette inégalité
avait une répercussion sur leur place dans le monde social et économique.
Nous constatons d'emblée une inégalité dans les rapports
professeurs/ élèves-filles ou élèves-garçons
( travaux de Marie DURU-BELLAT et de Nicole MOSCONI). L'accès dans certaines
filières est plus difficile pour les filles. Ainsi, les filles sont faiblement
représentées dans les filières scientifiques et techniques
( 22,4 % de filles dans les Ecoles d'Ingénieurs alors que 42% des élèves
de S sont des filles). Selon Baudelot et Establet, les filles se cantonnent
dans des filières débouchant sur des métiers qui sont traditionnellement
attribuées à la femme : enseignement, santé, relations.
Au sein de la famille, la répartition des tâches n'a guère
évolué. Les femmes sont toujours très présentes
dans les travaux ménagers avec 3h48 de charge journalière de travail
domestique pour une salariée (soit une minute de moins qu'il y a treize
ans) contre 1h59 pour un salarié ( soit huit minutes de plus qu'il y
a treize ans), de même pour le suivi scolaire des enfants avec 21h20 par
mois pour la mère contre 8h30 pour le père auprès d'un
enfant en cours préparatoire.
Nous constatons aussi que les femmes sont moins nombreuses dans le monde associatif
: 37% de taux d'adhésion à l'ensemble des associations pour les
femmes contre 49% pour les hommes .
Ces inégalités se retrouvent dans le monde du travail. Si les
femmes entrent massivement dans le monde du travail depuis 1960, on remarque
qu'elles sont de plus en plus nombreuses entre 29 et 45 ans et qu'elles ne quittent
plus le marché du travail avant la retraite. Cependant elles sont toujours
peu nombreuses à occuper des postes à responsabilités (36,6
% de cadres et 12,6 % des emplois des Grands Corps de l'Etat). La concentration
des femmes sur certains emplois restent très marquée : en 1990,
parmi les 31 catégories socioprofessionnelles, les six les plus féminisées
regroupent 60% des femmes actives pour seulement 31% des emplois. Ces six catégories
sont toutes celles appartenant au groupe des employés ( 76,2%) ( hormis
les policiers et les militaires) auxquelles s'ajoutent les professions intermédiaires
d'instituteurs ou assimilés et professions intermédiaires de la
santé et du travail social (44,1%) . Enfin, force est de constater qu'une
femme gagne moins qu'un homme à diplôme égal et à
compétences égales. En 1997, le salaire annuel moyen d'une femme
du Nord-Pas-de-Calais est inférieur de 19,5% à celui d'un homme.
Plus on monte dans la hiérarchie plus la différence est marquée
Nous pensons que la forte concentration des femmes dans certains métiers
est due pour une part aux différences entre garçons et filles
dans l'orientation scolaire et aux modes d'insertion professionnelles. Mais
certains facteurs tels que les rôles joués respectivement par l'homme
et la femme au sein de la famille ne sont pas sans effet sur ce phénomène
, ni sur la place laissée aux femmes dans le monde socio-économique.
Les résultats statistiques et les entretiens ont largement confirmé
la première hypothèse.
Dans la deuxième hypothèse, nous émettons l'idée
que ces inégalités dans le monde social et économique
a une répercussion sur l'image que les femmes ont d'elles-mêmes.
Nous avons choisi pour évaluer cette répercussion de l'inégalité
des filles face au savoir et à la socialisation de travailler sur des
variables qui relèvent davantage d la méthode d'observation et
d'entretien : confiance en soi, incidence de l'accueil, modèle,
Mais pour avancer dans notre deuxième hypothèse, il nous est apparu
indispensable d'y ajouter des variables statistiques qui nous semblent être
des facteurs de déstabilisation tels que : la différence à
l 'embauche, le temps partiel, le chômage des femmes et qui peuvent avoir
une influence sur leur propre perception .
Il s'avère que les filles ont plus de mal à s'insérer dans
le monde du travail dans l'année qui suit la fin de leurs études
: 34 % de femmes au chômage (au sens BIT) pour 18,5 % d'hommes dans la
tranche inférieure à 30 ans. Le temps partiel, pas toujours choisi,
touche essentiellement des femmes (31,7 % de femmes pour 5,2 % d'hommes. Les
femmes par ailleurs, représentent 54% des chômeurs ( 53,3% dans
le Nord-Pas-de-Calais) et 58,7% des chômeurs de longue durée. Elles
sont souvent moins indemnisées que les hommes : 48,7% contre 56,8% (
Unedic 30/6/99). Dans l'enquête auprès des femmes politiques, d'autres
critères sont apparus qui touchent l'image de soi : des termes comme
manque de respect, culpabilité par rapport aux enfants, difficultés
à être à des postes éligibles : 8,3% de femmes maires
dans les communes du Nord-Pas-de-Calais en mars 2001 (Observatoire de la parité
- Région Nord-Pas-de-Calais).
Ainsi nous remarquons que l'inégalité face au savoir et à
la socialisation trouve son prolongement dans le monde du travail et dans le
monde politique. A ce stade de notre travail, nous ne pouvons pas mesurer quel
impact précis ces différences entre hommes et femmes ont sur l'image
que les femmes ont d'elles-mêmes, mais nous voulons souligner que ces
situations répétitives d'infériorité ne vont pas
dans le sens de donner confiance à quelqu'un qui, durant toute sa scolarisation
et tout le début de sa socialisation ( familiale et scolaire) a reçu
les messages de la différence et de l'infériorité.
Nous avons émis en troisième hypothèse que la représentation
des femmes en politique à des taux équitables passait par une
nouvelle perception de leurs potentiels et de leurs capacités. Nous
avons vu plus haut l'évolution constante de l'accès des filles
au savoir même si leur orientation fait souvent l'objet d'inégalités.
Nous constatons à l'heure actuelle que les filles réussissent
mieux à l'école, que ce soit dans les filières générales
ou professionnelles ( 75,8% de taux de réussite en 1993 au Baccalauréat
Général pour 72,2% de garçons), et qu 'elles entrent de
plus en plus dans les grandes écoles ( 24% à l'Ecole Nationale
de l'Administration et 9% à l'école Polytechnique en 1993). Les
femmes progressent dans la formation professionnelle continue ( de janvier 1992
à mai 1993, six cent mille femmes salariées ont suivi une formation
continue financée par leur employeur, soit une femme salariée
sur cinq). Elles sont également plus présentes dans certains domaines
: 53,1% de Cadres A dans l'Administration, 47,5% dans la magistrature en 1996.
Mais qu'en est-il des chiffres en politique ? Si les femmes restent minoritaires
malgré la loi sur la parité de 1999, elles ne cessent de progresser
dans ce domaine également. Les élections législatives de
juin 2002 portent à 14% le nombre de députées au lieu de
11% en 1997 et elles sont 29,9% au parlement européen. Les entretiens
viennent corroborer ces statistiques : les personnes enquêtées
parlent du potentiel des femmes et de leurs capacités sous-utilisées.
En ce qui concerne leur engagement, toutes avaient un motif précis qui
a déclenché cette envie : syndicalisme, défense d'une cause,
engagement étudiant,
Notre troisième hypothèse se
trouve confirmée.
Nous avons émis une quatrième hypothèse, sur laquelle
nous continuons nos recherches, à savoir que la représentativité
des femmes en politique passe par un nouveau rapport au pouvoir. Pour ce
faire, nous voulons vérifier si l'implication des femmes en politique
est différente de celle des hommes.
Nous avons travaillé tout d'abord sur leur implication dans le vote en
tant qu'électrice. Les statistiques montrent que la participation des
femmes a augmenté depuis leur droit de vote en 1946, pour atteindre des
taux supérieurs à ceux des hommes ( 42% contre 40% en 1995). Par
ailleurs leur comportement est en rupture avec celui qu 'elles avaient dans
le passé, et ce depuis les consultations électorales des années
quatre-vingt : elles votent plus à gauche ( 44% d'après BVA).
Ces changements de comportements électoraux chez les femmes peuvent s'expliquer
par leur nombre croissant dans des études supérieures longues
et leur entrée dans le monde du travail. Elles évoluent sur le
plan social et culturel.
Dans les entretiens, d'autres items apparaissent qui viennent compléter
les chiffres. Dans les réponses aux entretiens concernant le partage
des places donc de la parité, toutes les personnes interviewées
ont exprimé leur regret d'avoir du passer par la loi sur la parité
( " un mal nécessaire ") mais estiment que c'était un
moyen de faire avancer les choses. Les dernières élections de
juin 2002 ont malheureusement montré que cette loi pouvait être
détournée par le biais de sanctions pécuniaires qui gênent
moins les gros partis que les petits. Les femmes politiques s'investissent beaucoup
et s'expriment en termes de " temps ", " dossiers ", "
boulot à temps plein " et elles estiment que leur implication est
différente de celle des hommes, car elles estiment avoir plus de "
feeling ", d' " assiduité ", " avoir une autre façon
d'aborder certains dossiers "
Elles sont une majorité à
réclamer " une autre image du politique " en référence
à celle véhiculée actuellement par les hommes. Mais elles
sont minoritaires à s'exprimer sur l'image de la femme et sur le problème
de fonds de l'égalité des rôles.
Cette hypothèse n'est que partiellement vérifiée et fera
l'objet de nouvelles recherches. Nous tentons à l'heure actuelle de déceler
les interactions entre les stratégies scolaires, familiales et matrimoniales
sur l'engagement de ces femmes en politique.
En conclusion,
Notre recherche s'est efforcée de montrer que l'inégalité
des filles face à la socialisation, qu'elle soit familiale, puis scolaire
associée à une différence d'accès à certaines
filières jouaient un rôle dans l'accès des femmes à
la vie sociale, économique et politique.
Il nous semblait que ces inégalités pesaient lourd sur la construction
de leur identité et qu'un manque de confiance en elles s'installait insidieusement
et contrariait une éventuelle énergie à agir. La "
révolte " des femmes aux élections régionales de 1998,
qui s'est traduit par la formation de listes de femmes, a été
élément déclencheur qui nous a permis de mener ce travail.
Nous sommes persuadées que la présence des femmes en politique
ne pourra se faire que si elles sont davantage conscientes de leurs capacités
et du potentiel qui sommeillent en elles. Nous sommes également persuadées
que la présence de femmes en politique ne pourra pas avoir lieu dans
l'état actuel des choses, avec un pouvoir qui ressemble plus à
un rapport de force. Nous estimons que si ce rapport au pouvoir des hommes et
des femmes ne change pas, les femmes ne se sentiront jamais à l'aise
dans ce qui existe actuellement.
Au vu des résultats obtenus, nous continuons à être persuadées
qu'il faut gommer les inégalités filles/garçons dès
le plus jeune âge et ne pas se contenter de constater les différences
comme une fatalité, surtout en ce qui concerne le savoir et les rôles
au sein de la famille. Par ailleurs, nous sommes persuadées que cela
renforcerait la confiance en elles des filles, si elles apprenaient à
prendre conscience de leurs capacités et si on les aidait à découvrir
leur potentialité. Les moyens pour y parvenir restent à explorer.
Il nous semble que l'évolution de cet état de choses passe,
d'une part par un changement au niveau des " attentes collectives "
comme disait Marcel MAUSS. Nous partageons l'avis de Pierre BOURDIEU, en ce
sens que tant que pèseront sur les filles ces attentes et ces incitations
positives ou négatives, que parents, professeurs, conseillers d'orientation
exerceront sur elles inconsciemment à travers leur langage et leurs comportements,
elles n'échapperont pas au destin qui leur est assigné à
travers des rappels à l'ordre, à travers des principes de vision
et de division acquis et devenus " normaux ", à travers des
schèmes de perception et d'appréciation profondément incorporés
et difficilement accessibles à la conscience. Les enquêtes montrant
que le point de vue masculin continue à s'imposer, il s'agit donc d'opérer
ici un changement profond des mentalités, de reconsidérer l'ordre
établi, de repenser le partage des responsabilités au sein des
sphères privée et publique, et la répartition équitable
des rôles dans la sphère familiale.
D'autre part, l'égalité entre hommes et femmes faisant partie
intégrante d'un processus qui mène à une véritable
démocratie, il nous semble que l'accession des femmes au statut de "
sujet de la chose publique ", comme disait Michèle RIOT-SARCEY,
supposerait non seulement de faire éclater le cercle fermé des
représentants actuels du pouvoir, mais également de repenser la
formation des élu(e)s ainsi que le fonctionnement des partis. Ceci suppose
de reconsidérer l'histoire en y intégrant une forme de pouvoir,
non pas bâtie sur la domination qui a contribué à construire
un modèle d'exclues, mais un pouvoir fondé sur la complémentarité
et la coopération et axé sur des capacités d'action pragmatique,
c'est-à-dire un " beaucoup plus proche des gens " comme en
Norvège. C'est donc toute la genèse de la démocratie qui
est en cause.
Nous aimerions poursuivre ce travail de recherche sur les moyens à
développer pour optimiser les chances d'égalité entre filles
et garçons, au sein de la famille et de l'école, au travers peut-être
d'un langage symbolique qui ne serait plus lourdement masculinisé. Il
y a également un volet que nous n'avons pas exploré et que nous
aimerions approfondir. Nous avons exploré la sous-représentation
des femmes en politique du côté des inégalités et
des barrages qui leur sont faits face à leur désir d'engagement.
Mais il serait honnête pour que la recherche soit complète de vérifier
si cette sous-représentation ne vient pas du fait qu ' une majorité
de femmes manifestent moins volontiers cette volonté de participation.
Les désirs de réalisation sociale étant conditionnés
culturellement, il serait donc légitime de vérifier s'il existe
un mode d'interaction entre le fonctionnement du système politique et
le conditionnement culturel des désirs d'auto réalisation. Il
serait alors intéressant d'élargir la recherche à d'autres
pays, comme ceux de l'Europe du Nord et l'Afrique ou l'Asie qui n'ont pas les
mêmes rapports au pouvoir.
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