La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Les interventions sociales et les familles : injonction ou implication ?


Titre : Information à caractère conversationnel et apprentissages lectoraux et scripturaux dans la sphère familiale
Auteurs : FRANCIS Véronique : Groupe de recherche en Éducation familiale et Interventions sociales auprès des familles, Université Nanterre-Paris-X ; IUFM Orléans-Tours, site de Chartres

Texte :
De nombreuses études ont souligné les relations entre maîtrise de la langue et difficultés scolaires. En France, l'analyse des résultats aux évaluations nationales, au cours de la scolarité élémentaire et à l'entrée au collège, montre que 18% des élèves hors ZEP contre 37% en ZEP ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture et écriture (DEP, 2000).
La part et les modalités des expériences sociales en matière de lecture, orientées par le rapport à l'écrit dominant dans la famille, sont fort hétérogènes selon les élèves. Or, la diversité des situations d'échanges autour des pratiques lectorales et scripturales dans le milieu familial, et plus largement dans l'environnement éducatif, permet au jeune lecteur de disposer d'un éventail de ressources qui constituent ses stratégies d'apprentissage du lire-écrire en sachant que « apprendre à lire et à écrire, c'est déjà lire et écrire » (Lentin, 1998, p.75). La nécessité de valoriser des pratiques multiples autour de l'écrit et de mobiliser les parents dans cette démarche s'avère donc déterminante (Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1991, 1992 ; Vial et Prêteur, 1997, Ben  Fadhel, 1998).
Cette communication a pour but de présenter certaines pratiques lectorales et scripturales de la sphère familiale, particulièrement sollicitées lorsque les enseignants d'école maternelle s'appuient sur un dispositif communicationnel aux parents d'élèves reposant sur l'information à caractère conversationnel (Francis, 1999). Notre objectif est de faire apparaître comment  ce dispositif est investi par les mères, lorsque le support qui le structure est journal de bord d'une expérience scolaire, sociale et cognitive, témoin de l'expérience de développement de l'enfant.
Information écrite et communication école/famille
Notre enquête par questionnaire, réalisée auprès de 522 enseignantes souligne l'utilisation, dans certaines classes d'école maternelle, d'un support d'information individuel où les messages destinés aux parents d'élèves sont archivés (au sens de l'archive telle que définie par Foucault, 1969) au fur et à mesure de l'année scolaire. Il est identifié par les termes cahier « de liaison », « de correspondance », « de vie »...
L'étude de 50 de ces cahiers en provenance de 50 classes différentes, réalisée à partir de l'Analyse des Discours (Maingueneau, 1991), a permis d'examiner le rapport entre contenu d'information et places énonciatives pour l'ensemble de leurs 2050 messages. Notre typologie fait apparaître que les messages destinés à l'ensemble des parents d'élèves d'une même classe se réfèrent à quatre types d'information : l'information à caractère institutionnel, qui porte sur le fonctionnement de l'école et de la classe ; l'appel à participation orienté vers une demande d'aide aux parents ; l'information à caractère événementiel qui annonce les activités occasionnelles de l'établissement ou de la classe et l'information à caractère conversationnel qui met l'accent sur le quotidien de la classe. Les messages de ce type, souvent illustrés ou accompagnés d' « écrits sociaux » (Lahire, 1993a) campent l'horizon de la classe grâce à des éléments précis tels que les prénoms des élèves, des textes présentant les lieux de travail ou les activités... La place accordée à l'enfant en tant que « sujet parlant » (Bakhtine, 1929/1977), la reconnaissance du groupe et des échanges qui s'y produisent, la présentation de situations se référant à l'expérience scolaire ordinaire, définissent la spécificité de l'information à caractère conversationnel.  Dans la sphère familiale, l'information à caractère conversationnel  permet aux mères de cerner les contours d'une expérience scolaire enfantine, sociale et cognitive, souvent peu accessible. Elle facilite l'exercice d'une fonction de parent d'élève intra-familiale habituellement ignorée par l'école (Francis, 2000).  
Dispositifs communicationnels des classes et pratiques parentales
Ce type de cahier, que l'on peut considérer comme un emblème de la communication entre l'école et les familles, mobilise des pratiques d'écriture, de reproduction, d'archivage de consultation et de présentation des textes. Il ne constitue pourtant que la part visible d'un dispositif communicationnel (Maingueneau, 1991) qui s'édifie sur des pratiques d'enseignement et des processus d'apprentissage attribuant une place plus ou moins affirmée aux enfants et aux parents. Selon les classes, ce dispositif est mis « en valeur », « à portée » ou « à disposition » des élèves et de leurs parents. Lorsque le dispositif communicationnel  est « mis à disposition », les stratégies mises en oeuvre par les parents soulignent l'appropriation (Dunst, 1993) de savoirs et savoir-faire.
Nous nous appuyons sur une partie d'un corpus plus large utilisé pour notre recherche doctorale. Les données sont issues de séquences d'observation menées dans 8 classes situées en Zone d'Éducation Prioritaire, de l'analyse des supports d'information ainsi que d'entretiens réalisés auprès de 29 mères d'élèves et de 31 enfants âgés de 3 à 6 ans défavorisés face à l'emploi et au logement. Pour les entretiens, le recueil des données s'est appuyé sur la méthode des récits de pratiques (Kohn et al., 1994). Afin de contourner l'écueil qui consiste à aborder les parents les plus proches de l'école, le contact avec les familles s'est fait par l'intermédiaire de personnes relais, implantées dans les quartiers où sont situées les écoles. Ce sont les mères qui ont répondu à notre demande. L'analyse de contenu de type qualitatif, réalisée en croisant l'ensemble de ces données, a conduit à une approche comparative des différents dispositifs des classes. Notre objectif est d'examiner les usages de ce cahier, support d'information à caractère conversationnel lorsque le dispositif des classes est mis « à disposition » des élèves et de leurs parents. Il s'agit, plus particulièrement, de souligner les pratiques éducatives parentales dans le domaine de la lecture et de l'écriture.

RÉSULTATS
  Interactions oral/écrit et conversations
Les conduites observées dans les classes montrent que les jeunes enfants explorent les formes sociales et culturelles de l'écrit. L'usage des supports d'information nourrit les échanges oraux entre pairs dans l'espace scolaire. Les écrits sont des supports essentiels pour les conduites conversationnelles qui, en constituant des « cadres » pour les interactions (Bruner, 1984), favorisent l'activité langagière. Le rapport constant dans lequel oral et écrit sont tenus, lors des activités de production et d'archivage des textes, favorisent l'activité réflexive sur les types de textes et de supports écrits. Au cours des échanges, les enfants confrontent et exposent leurs compétences. Ils tissent également des relations entre expériences familiales et scolaires. Le cahier modifie l'activité langagière de l'enfant et l'aide en particulier à évoquer ses expériences de la vie scolaire. Les textes sont un soutien pour l'enfant-messager. Il montre, décrit, commente les documents qui se rapportent à des événements antérieurs. Le soutien à l'activité langagière est également introduit par le rôle actif du parent. Les mères écoutent l'enfant présenter, expliquer. Elles le questionnent, le félicitent, adoptent volontairement des attitudes où elles affichent leur ignorance ou leur incrédulité et l'encouragent à développer leur propos -" je fais semblant de pas bien comprendre pour qu'il m'explique bien "- le questionnent pour solliciter des précisions -"je lui pose des questions pour voir si elle a compris "- ...
Difficultés lectorales parentales et rôle de l'enfant-messager
Dans notre échantillon 5 mères ont abordé la question du manque de familiarité avec l'écrit. Malgré cette difficulté, il apparaît qu'elles ont elles-aussi une connaissance très précise de la classe. Elles s'appuient d'une part sur les savoirs de l'enfant pour aborder l'information en provenance de l'école. Elles affirment parfois volontairement une attitude de candide, encourageant ainsi leur enfant à leur exposer l'information. Elles confrontent d'autre part ses propos à « l'image du texte ». Celle-ci est en effet source d'information. L'ensemble de l'agencement du texte -sa mise en forme, ses indices scripturaux, graphiques, typographiques et topographiques- produit du sens sur l'écrit. Lorsque cela leur semble nécessaire, elles cherchent ensuite confirmation auprès du conjoint, des enfants aînés lecteurs confirmés, d'une voisine ou se contentent de " vérifier " le texte par elles-même, de le reprendre " au calme " lorsqu'elles sont sûres qu'elles pourront se consacrer pleinement au lent déchiffrement qu'exige pour elles l'écrit. L'écrit offre une stabilité à l'information et cette stabilité est tout à fait essentielle, en particulier pour les mères qui maîtrisent mal la langue de l'école.
Le constat de l'existence de compétences sur les écrits chez les mères considérées comme « non-lectrices » par les enseignants, conduit à souligner l'approche encore trop univoque des notions de « lire » et « écrire » malgré les tentatives faites pour analyser avec finesse les pratiques qui s'y rattachent (Mauger, Poliak et Pudal, 1995). L'« absence » de compétences lectorales maternelles ne semble pas constituer un frein aux conduites conversationnelles autour de l'information écrite à caractère conversationnel en provenance de l'école.  
Des pratiques lectorales et scripturales ordinaires
L'observation des conduites de l'enfant face aux textes représente une ouverture inédite sur sa curiosité et sur ses compétences vis à vis des écrits. Les mères s'approprient les termes -courants ou plus spécialisés- que l'enfant utilise lorsqu'il nomme et commente les différents types d'écrits archivés dans son cahier : recette de cuisine, fiche de bricolage, page de couverture d'un livre lu en classe, rubrique d'un magazine, bande dessinée, partition d'une chanson... Cette curiosité pour les écrits, mise en scène par l'enfant au moyen du cahier, est relayée  dans deux types de circonstances : d'une part des situations ponctuelles et informelles lors desquelles les mères relient ces expériences scolaires à celles qui émergent dans la vie familiale (nommer les écrits et supports d'écrits de l'environnement quotidien : une affiche, une lettre, une carte postale, un mode d'emploi...) ; d'autre part des situations où les mères s'engagent aux côtés de l'enfant dans des pratiques d'écriture « ordinaires » (Fabre, 1993). Les textes à caractère conversationnel font en effet écho à des pratiques de la sphère privée qui revêtent une place importante pour les mères : l'élaboration de la mémoire familiale par la réalisation et la consultation des albums photographiques. Le cahier est rangé aux côtés des objets-remparts contre l'oubli. Ces archives ordinaires, présentant quelques événements de la vie scolaire ou familiale arrachés à l'oubli, sont l'objet de présentations aux membres de la famille ou du groupe-classe.
Composer : choix des thématiques et rapport à l'acte scripturaire
Lorsque le projet d'écrire est en relation avec un événement important de la vie de l'enfant  -une naissance, une sortie exceptionnelle...-, le thème est cerné d'emblée. Des documents -faire-part de naissance, photographie de famille...- viennent en appui de ce projet d'écriture.
Lorsqu'en revanche l'enfant " demande à écrire sans sujet " particulier, il puise dans " les trésors " : des images collectées ici ou là dans les prospectus, renvoyant à des situations vécues, ou conservées pour l'intérêt esthétique ou documentaire qu'on leur attribue. Les mères gardent " des choses, des images qu'on pourra utiliser " pour produire un texte. Certaines informations à caractère conversationnel en provenance de l'école introduisent une thématique dont les mères se saisissent pour l'illustrer par des images, un texte prélevé dans les prospectus de leur environnement. Certaines d'entre elles " guettent les nouveaux sujets " avec impatience parce qu'ils permettent d'écrire " même si on n'a pas forcément une vie agréable avec beaucoup de choses à raconter, comme des beaux week-ends à la mer " . Ces messages, accueillis comme des amorces pour l'écriture, sont particulièrement attendus par celles qui renouent avec des pratiques scripturaires qui leur ont été familières ou qui leur sont plaisantes : tenir son journal de jeune fille, faire le " livre de la naissance de bébé " , commenter les photographies des albums familiaux.

DISCUSSION
La référence aux expériences sociales et cognitives, par l'usage de l'écrit et des outils qui lui sont associés, inscrit symboliquement l'enfant dans la culture scolaire et mobilise des formes spécifiques de rapport à la langue et aux autres. Les pratiques de production et de lecture d'informations écrites rompent avec la tradition arbitrairement instaurée par le système scolaire de dissocier activité d'écriture et activité de lecture. Elles semblent à même de privilégier «le rapport entre un sujet connaissant (l'enfant) et un objet de connaissance (la langue écrite)» et de « favoriser l'appropriation de [cet] objet complexe, de nature sociale, dont le mode d'existence est social et qui est au centre d'un certain nombre d'échanges sociaux» (Ferreiro, 2000, p. 15). La mise en jeu du rapport dialectique entre formes écrites et formes orales des savoirs, la tentative d'implication des parents, semblent propices aux encouragements souvent faits à l'école  de souligner les capacités du jeune enfant à s'engager dans des conduites réflexives sur les écrits. Les mères peuvent être des partenaires actifs pour accompagner l'enfant dans son rôle de messager. Elles mobilisent des connaissances qui réfèrent à la fois aux pratiques d'écritures privées, souvent présentes et nombreuses dans les milieux populaires mais rarement prises en compte du fait de leur faible légitimité culturelle (Lahire, 1993b). Cette recherche exploratoire demanderait de plus amples investigations, en particulier pour vérifier l'hypothèse qui se dessine ici où il apparaît que la mise à portée de l'expérience scolaire « ordinaire» de l'enfant module la réserve du parent et participe de l'autorisation qu'il s'accorde à accompagner le jeune enfant lors de son entrée dans la culture écrite.

Bibliographie
BAKHTINE Mikhail (1929) Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
BEN FADHEL Slah Eddine (1998), Contexte éducatif socio familial et acquisition de l'écrit à l'école élémentaire, Revue Française de Pédagogie, n°124, p. 69-80.
CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane (1991), Le temps des partenaires, Migrants-Formation, 85, p.6-22.
CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane (1992), Relations école-familles populaires et réussite au CP, Revue Française de Pédagogie, n°100, p. 5-18.
  DUNST C.J. (1993) Implications of Risk and opportunity factors for assessment and intervention practices. Topics  in Early Childhood Special Education, n°13, p. 143-152.
  FABRE Daniel (1993) Introduction, in Daniel Fabre (Éd) Écritures ordinaires, Paris, POL.
FOUCAULT Michel (1969), L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
FRANCIS Véronique (1999) « L'Information écrite aux parents d'élèves d'école maternelle : types de messages, identité des supports et rôles de l'information », La Revue Internationale d'Éducation Familiale, n° 1-2, p. 51-75.
FRANCIS Véronique (2000) « Les Mères des milieux populaires face à l'école maternelle. Accès à l'information et rapport à l'institution », Les Sciences de l'éducation pour l'ère nouvelle, vol. 33, n° 4, p. 83-108.
FRANCIS Véronique (2001) La Communication école maternelle/famille. Le rôle des supports d'information à caractère conversationnel, Thèse de doctorat de Sciences de l'Éducation sous la direction de Paul Durning, Université de Nanterre-Paris-X.
FRANCIS Véronique (2002) « Créer un répertoire de textes : un encouragement à "l'art du bricolage" », Les Actes de Lecture, n° 78, 2002, p. 57-63 .
FRANCIS Véronique (à paraître) Le Partenariat école/famille. Le rôle de l'enfant messager in Rayna Sylvie et  Brougére Gilles(Ed), Actes du Colloque Parents et Professionnels de la petite enfance, INRP.
LAHIRE Bernard (1993a) Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l'«échec scolaire» à l'école primaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
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LENTIN Laurence (1998), Apprendre à penser, parler, lire, écrire, Paris, ESF.
MAC KENZIE Donald (1991) La Bibliographie et la sociologie des textes, Traduit de l'anglais par Marc Amfreville, Paris, Cercle de la Librairie.
MAINGUENEAU Dominique (1991) L'Analyse du discours. Introduction aux lectures de l'archive, Paris, Hachette.
MAUGER Gérard, POLIAK Claude et PUDAL Bernard (1995) Lectures ordinaires in SEIBEL Bernadette (Éd) Lire, faire lire. Des usages de l'écrit aux politiques de lecture, Paris, Le Monde, p. 31-63.
VIAL Barbara et PRÊTEUR Yves (1997), Éducation sociofamiliale et développement du rapport à l'écrit et à l'école, La Revue internationale de l'Éducation Familiale, 1, p.55-67.


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