1. Problématique générale. La violence est considérée
comme un champ potentiel d'action dans cette communication qui vise à
présenter les premiers résultats d'une recherche sur les compétences
des enseignants. Notre préoccupation est double :
- nous permettre de construire une autre approche de la pratique enseignante
fondée sur l'utilisation critique de la notion de professionnalité
;
- faire avancer l'élaboration d'un modèle d'analyse de cette pratique
construit autour des concepts de temps et d'espace scolaires, et, au-delà,
sur le concept de taylorisme scolaire.
À ce double objectif, s'ajoute la volonté de faire évoluer
le rapport entre théorie et pratique dans l'activité et la formation
des enseignants.
Ainsi, la violence est d'abord une sorte de prétexte dans cette communication.
Ceci n'en déprécie pas l'importance, au contraire, puisque, en
première analyse, elle constitue pour nous un fait social suffisamment
" total " pour ouvrir la nécessité d'une construction
théorique pour pouvoir le saisir. Elle constitue également l'occasion
d'articuler plus étroitement la violence dans l'institution et la violence
de l'institution ; non pour tenter de montrer comment la seconde pourrait légitimer
la première, mais parce qu'il y a entre les deux une évidente
corrélation. La violence constitue surtout le moyen d'actualiser la lancinante
question de la professionnalisation des enseignants. En somme, ce qui importe
c'est de sortir d'une conception de l'enseignement qui enferme cette activité
dans la liaison que la relation pédagogique établit entre l'énoncé
d'un savoir et un esprit prêt à le recevoir. Il convient en fait
de percevoir cette activité comme un travail.
Ce qui compte alors, ce sont les modalités de la division du travail
qu'on établit. Soit on est dans une division discriminante, qui divise
les tâches entre l'enseignant qui enseigne et d'autres professionnels
qui tentent de résoudre tous les problèmes qui ne relèvent
pas de l'enseignement. Soit on est dans un modèle qui préserve
la nécessaire responsabilité de l'enseignant qui cherche, auprès
d'autres professionnels, des éclairages différents, lui permettant
de sortie de ses propres schèmes causaux d'une conception mécaniste
de l'action. Le modèle auquel on peut se référer est l'équipe
" pluridisciplinaire " telle qu'elle est imaginée en médecine
du travail (en " santé au travail ") ou en santé mentale
(les hiérarchies disciplinaires et symboliques en moins). L'autre professionnel
est un tiers qui permet au soignant de prendre la distance critique nécessaire
pour comprendre et éventuellement le problème. C'est en fait une
matrice susceptible de produire de la connaissance, et, dans le même mouvement,
c'est un moyen d'identifier et de mesurer l'importance du problème posé.
Notre hypothèse théorique constitue alors également un
appui méthodologique et une perspective pratique pour l'action, selon
quatre moments (? temps distincts) :
- la violence en milieu scolaire est un révélateur des savoirs
acquis par l'expérience personnelle et professionnelle par les professionnels
de l'éducation scolaire
- les savoirs d'expérience construisent des espaces symboliques et cognitifs,
des configurations dans lesquelles vont être saisies les expressions de
violence scolaire
- les savoirs d'expérience constituent un appui pour l'activité
professionnelle entre les savoirs académiques et les valeurs professionnelles
- la formation des enseignants consiste à apprendre à apprendre
par l'expérience, reconnaître la portée et les limites de
ce savoir.
2. Position théorique. Par rapport à un ensemble d'autres
notions (activité, métiers, projets
), la violence doit pouvoir
être rapprochée de la notion clé de professionnalité
de façon plus heuristique sur le plan de la pertinence scientifique,
mais à condition d'en faire la matière d'un champ de compétences
nouveau. La notion de compétence nous paraît à la fois plus
problématique mais également plus opérationnelle. Elle
est plus problématique dans la mesure où elle est chargée
d'un lourd discours social qui la marque idéologiquement. Elle reste
pourtant opératoire en fonction même de cette proximité
qu'elle entretient avec la modernité c'est-à-dire le changement
indécis et la précarité incertaine.
Notre hypothèse théorique centrale se décline en trois
temps ou niveaux de conception ou/et d'intervention. Primo, le développement
de la violence dans l'institution scolaire est le symptôme d'une crise
de la professionnalité enseignante. Secundo, cette crise résulte
principalement du fait que les cadres de penser leurs activités ne sont
plus adaptés aux situations pédagogiques que les enseignants rencontrent.
Tertio, toute formation d'enseignants doit se construire dans la confrontation
de ces modes de penser son activité aux données socio-économiques
générales qui la fondent, d'un côté, aux situations
institutionnelles et concrètes, de l'autre.
3. Méthodologie. Dans le cadre d'une instance rectorale de coordination
des actions en direction de la violence, nous avons été amenés
à faire une proposition de relecture plus théorique des phénomènes
prétendument "connus" parce que dûment enregistrés,
répondant ainsi à notre rôle social de chercheur. La première
étape de notre démarche a été occupée par
l'envoi d'un questionnaire (questions fermées pour la plupart), auprès
de 10% de la population enseignante du 2d degré de l'Académie
de Strasbourg (choisi selon la méthode des quotas), soit approximativement
1200 formulaires adressés directement à la personne sélectionnée
dans son établissement. Le taux de retour est près de 55%, soit
657 questionnaires. Les questions portaient essentiellement sur les représentations
des temps et des faits sociaux (et politiques) de la violence scolaire ainsi
que de ses espaces : symboliques, matériels, institutionnels
. Une
étape ultérieure de la recherche devrait consister en une série
d'entretiens individuels et collectifs permettant d'aller plus loin dans la
justification (au sens de Boltanski et Thévenot) et l'élucidation.
Notre hypothèse méthodologique est qu'il est possible d'inférer
des attitudes voire des capacités à partir des représentations
et des prises de position des acteurs, dans la mesure où ces dernières
sont révélatrices de positions dans un champ d'activités
et d'univers mentaux et cognitifs socialement identifiables. Une série
de tris croisés a été ainsi réalisée , s'inscrivant
chacun dans le cadre de notre hypothèse théorique
Les limites de notre démarche sont évidentes : il ne nous est
pas possible d'établir des liens de causalité entre des variables
; seules des mises en relation et corrélation sont possibles dans le
cadre d'un modèle organisationnel qu'il convient de construire pas à
pas, en cherchant à comprendre plus qu'à expliquer, éclairer
plus qu'analyser. Il ne nous est pas non plus possible de définir le
contenu précis des représentations que nous mettons au jour :
seuls des entretiens approfondis (2ème phase de notre recherche) devraient
le rendre possible.
4. Résultats et discussion
4.1. Le sens des réponses au questionnaire. Remarquons que la plupart
des enseignants interrogés travaillent dans des établissements
qui ne relèvent ni de ZEP, ni de " zone violence " caractérisée
. Les premiers résultats obtenus dévoilent une nette standardisation
des réponses, révélant une conformité des opinions
et ce, quel que soit le milieu d'exercice (établissement ''normal'' ou
en ''zone'') la discipline ou le genre. Ceci peut tenir d'abord aux questions
posées et à leur formulation. Ceci semble également suggérer
que la violence (en milieu scolaire) devrait cesser d'être interprété
comme un fait social à ce point "total" qu'il ne permet plus
d'être compris dans le cadre d'un système particulier. Il n'est
plus alors au fondement de la mise au jour de structures sociales et institutionnelles
particulières. Dans cette perspective, la violence est un concept à
la fois banal et central pour étudier de nouveaux axes spécifiant
la professionnalité enseignante, pour révéler de nouvelles
frontières et de nouveaux espaces d'activité pour les enseignants.
La violence s'inscrit dans un phénomène plus complexe, identifié
dès les années 70 dans les termes du consumérisme scolaire,
mais phénomène majeur qui, en réalité, correspond
à un renversement total du rapport de l'école à la société
: l'école n'est plus portée par un projet collectif qui légitime
une action éducative largement socialisée, mais redevable, par
une offre diversifiée de s'inscrire dans des projets individuels et familiaux
(des " stratégies "). Dans les systèmes de formation,
c'est le savoir (sa nature, sa structure, son rôle
) qui est déterminant.
4.2. La professionnalité. Concernant la professionnalité, objet
central de nos investigations, la perspective ouverte par cette recherche permet
de construire la structure du champ représentationnel et social des professionnels
de l'enseignement. Des champs se dessinent, des relations apparaissent comme
autant de points d'appui pour des résistances mais également des
leviers de changements.
Schématiquement, à la lecture des réponses, deux grandes
configurations peuvent être proposées :
- une première croise deux axes, celui de la relation pédagogique
et celui des rapports de travail. Le premier axe met en tension la formation
à et de la relation pédagogique, d'un côté, et son
institutionnalisation, de l'autre. Le second axe oppose les relations fondées
sur le réseau et celles fondées sur le pouvoir. À l'évidence
les processus considérés sont de nature à la fois individuelle
et collective. La violence est perçue comme extérieure à
la relation pédagogique, perturbatrice de l'ordre qu'elle tend à
construire ; en retour, le traitement de la violence ne passe pas nécessairement
par cette relation - la formation est largement disqualifiée comme réponse
à ce phénomène - mais s'inscrit davantage dans les rapports
de travail construits par et dans l'institution.
- la seconde configuration s'emboîte en quelque sorte dans la première,
et fait se croiser un axe de la pertinence professionnelle et un axe externe,
non signifiant pour la plupart des enseignants interrogés. Le premier
articule la discipline et la classe, comme deux espaces professionnels fortement
signifiants. Le second oppose à une extrémité l'établissement
scolaire, et à l'autre extrémité, le système scolaire
et le pouvoir politique qui tente de la faire exister.
Ces configurations délimitent et structurent des positions professionnelles
assez significatives : entre une certaine incrédulité frisant
le scepticisme et des collègues mobilisés mais perplexes, on peut
remarquer la lente montée de l'établissement comme espace significatif,
même si cela génère des résistances chez beaucoup
de personnes interrogées. Ces résistances s'expriment à
la fois par un attachement à l'ancrage disciplinaire, par nature externe
à l'établissement, et par une préférence pour les
regroupements inter-établissements quand il s'agit de chercher des issues
à la violence
Le fait le plus marquant est la défiance générale, ou presque,
vis-à-vis de la formation, d'une part, vis-à-vis du pouvoir politique
central, d'autre part, en somme les deux instances qui ont concouru à
faire exister le système scolaire caractéristique de l'École
de la République. Les marques de désarroi sont nombreuses, ce
qui amènent ceux qui les expriment à des positions révélatrices
: le champ de la violence s'élargit à l'agitation et à
l'expression de l 'ennui , le sentiment de n'être ni compris, ni soutenu
par leur chef d'établissement. À cet égard, il faut remarquer
que si ce dernier se trouve placé au devant de la lutte contre la violence,
c'est surtout par défiance vis-à-vis des autres niveaux de pouvoir
(local et national) que par adhésion à cette fonction. Plus significative
peut-être est l'étrange tension que semblent établir les
collègues entre le recours au chef d'établissement dans des situations
de violence et le refus de voir dans la violence un problème d'autorité.
4.3. La formation des enseignants. Dans ce domaine, il paraît souhaitable
d'opérer un double travail conduisant à modifier les représentations
des acteurs-clé de l'institution scolaire et l'outiller pour résister
au mieux aux pressions d'une demande sociale délétère.
Ceci suppose une formation à la fois théorique, à dominante
psychosociale, et une formation pratique permettant d'entrer dans l'économie
même de l'action éducative.
Ce double travail n'aura de sens et d'efficacité que s'il s'accompagne
d'une véritable interrogation sur l'exercice du pouvoir, en particulier
dans la tension micro-sociale entre l'enseignant dans sa classe et le chef d'établissement
dans son établissement, d'un côté, dans la tension macro
sociale, entre les pressions de l'environnement et le devenir du pouvoir politique
central, de l'autre. De plus, une volonté de rendre plus lisible son
activité professionnelle et ses effets devra nécessairement l'accompagner
(analyse de l'activité, élucidation, objectivation, évaluation).
Enfin, le retour sur les bonnes raisons que l'on se donne d'enseigner est indispensable
; ce retour pourra en particulier s'opérer par la pratique de la controverse
entre professionnels (enseignants ou non) et l'inscription dans des projets
interdisciplinaires. |