La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : La violence en milieu scolaire, un champ de compétences pour les enseignants ?
Auteurs : TRIBY Emmanuel, LSE, EA 2310, ULP, Strasbourg / POLIANSKI Pascal CeRF, EA 2182, IUFM d'Alsace

Texte :
1. Problématique générale. La violence est considérée comme un champ potentiel d'action dans cette communication qui vise à présenter les premiers résultats d'une recherche sur les compétences des enseignants. Notre préoccupation est double :
- nous permettre de construire une autre approche de la pratique enseignante fondée sur l'utilisation critique de la notion de professionnalité ;
- faire avancer l'élaboration d'un modèle d'analyse de cette pratique construit autour des concepts de temps et d'espace scolaires, et, au-delà, sur le concept de taylorisme scolaire.
À ce double objectif, s'ajoute la volonté de faire évoluer le rapport entre théorie et pratique dans l'activité et la formation des enseignants.
Ainsi, la violence est d'abord une sorte de prétexte dans cette communication. Ceci n'en déprécie pas l'importance, au contraire, puisque, en première analyse, elle constitue pour nous un fait social suffisamment " total " pour ouvrir la nécessité d'une construction théorique pour pouvoir le saisir. Elle constitue également l'occasion d'articuler plus étroitement la violence dans l'institution et la violence de l'institution ; non pour tenter de montrer comment la seconde pourrait légitimer la première, mais parce qu'il y a entre les deux une évidente corrélation. La violence constitue surtout le moyen d'actualiser la lancinante question de la professionnalisation des enseignants. En somme, ce qui importe c'est de sortir d'une conception de l'enseignement qui enferme cette activité dans la liaison que la relation pédagogique établit entre l'énoncé d'un savoir et un esprit prêt à le recevoir. Il convient en fait de percevoir cette activité comme un travail.
Ce qui compte alors, ce sont les modalités de la division du travail qu'on établit. Soit on est dans une division discriminante, qui divise les tâches entre l'enseignant qui enseigne et d'autres professionnels qui tentent de résoudre tous les problèmes qui ne relèvent pas de l'enseignement. Soit on est dans un modèle qui préserve la nécessaire responsabilité de l'enseignant qui cherche, auprès d'autres professionnels, des éclairages différents, lui permettant de sortie de ses propres schèmes causaux d'une conception mécaniste de l'action. Le modèle auquel on peut se référer est l'équipe " pluridisciplinaire " telle qu'elle est imaginée en médecine du travail (en " santé au travail ") ou en santé mentale (les hiérarchies disciplinaires et symboliques en moins). L'autre professionnel est un tiers qui permet au soignant de prendre la distance critique nécessaire pour comprendre et éventuellement le problème. C'est en fait une matrice susceptible de produire de la connaissance, et, dans le même mouvement, c'est un moyen d'identifier et de mesurer l'importance du problème posé.
Notre hypothèse théorique constitue alors également un appui méthodologique et une perspective pratique pour l'action, selon quatre moments (? temps distincts) :
- la violence en milieu scolaire est un révélateur des savoirs acquis par l'expérience personnelle et professionnelle par les professionnels de l'éducation scolaire
- les savoirs d'expérience construisent des espaces symboliques et cognitifs, des configurations dans lesquelles vont être saisies les expressions de violence scolaire
- les savoirs d'expérience constituent un appui pour l'activité professionnelle entre les savoirs académiques et les valeurs professionnelles
- la formation des enseignants consiste à apprendre à apprendre par l'expérience, reconnaître la portée et les limites de ce savoir.

2. Position théorique. Par rapport à un ensemble d'autres notions (activité, métiers, projets…), la violence doit pouvoir être rapprochée de la notion clé de professionnalité de façon plus heuristique sur le plan de la pertinence scientifique, mais à condition d'en faire la matière d'un champ de compétences nouveau. La notion de compétence nous paraît à la fois plus problématique mais également plus opérationnelle. Elle est plus problématique dans la mesure où elle est chargée d'un lourd discours social qui la marque idéologiquement. Elle reste pourtant opératoire en fonction même de cette proximité qu'elle entretient avec la modernité c'est-à-dire le changement indécis et la précarité incertaine.
Notre hypothèse théorique centrale se décline en trois temps ou niveaux de conception ou/et d'intervention. Primo, le développement de la violence dans l'institution scolaire est le symptôme d'une crise de la professionnalité enseignante. Secundo, cette crise résulte principalement du fait que les cadres de penser leurs activités ne sont plus adaptés aux situations pédagogiques que les enseignants rencontrent. Tertio, toute formation d'enseignants doit se construire dans la confrontation de ces modes de penser son activité aux données socio-économiques générales qui la fondent, d'un côté, aux situations institutionnelles et concrètes, de l'autre.

3. Méthodologie. Dans le cadre d'une instance rectorale de coordination des actions en direction de la violence, nous avons été amenés à faire une proposition de relecture plus théorique des phénomènes prétendument "connus" parce que dûment enregistrés, répondant ainsi à notre rôle social de chercheur. La première étape de notre démarche a été occupée par l'envoi d'un questionnaire (questions fermées pour la plupart), auprès de 10% de la population enseignante du 2d degré de l'Académie de Strasbourg (choisi selon la méthode des quotas), soit approximativement 1200 formulaires adressés directement à la personne sélectionnée dans son établissement. Le taux de retour est près de 55%, soit 657 questionnaires. Les questions portaient essentiellement sur les représentations des temps et des faits sociaux (et politiques) de la violence scolaire ainsi que de ses espaces : symboliques, matériels, institutionnels…. Une étape ultérieure de la recherche devrait consister en une série d'entretiens individuels et collectifs permettant d'aller plus loin dans la justification (au sens de Boltanski et Thévenot) et l'élucidation.
Notre hypothèse méthodologique est qu'il est possible d'inférer des attitudes voire des capacités à partir des représentations et des prises de position des acteurs, dans la mesure où ces dernières sont révélatrices de positions dans un champ d'activités et d'univers mentaux et cognitifs socialement identifiables. Une série de tris croisés a été ainsi réalisée , s'inscrivant chacun dans le cadre de notre hypothèse théorique
Les limites de notre démarche sont évidentes : il ne nous est pas possible d'établir des liens de causalité entre des variables ; seules des mises en relation et corrélation sont possibles dans le cadre d'un modèle organisationnel qu'il convient de construire pas à pas, en cherchant à comprendre plus qu'à expliquer, éclairer plus qu'analyser. Il ne nous est pas non plus possible de définir le contenu précis des représentations que nous mettons au jour : seuls des entretiens approfondis (2ème phase de notre recherche) devraient le rendre possible.

4. Résultats et discussion
4.1. Le sens des réponses au questionnaire. Remarquons que la plupart des enseignants interrogés travaillent dans des établissements qui ne relèvent ni de ZEP, ni de " zone violence " caractérisée . Les premiers résultats obtenus dévoilent une nette standardisation des réponses, révélant une conformité des opinions et ce, quel que soit le milieu d'exercice (établissement ''normal'' ou en ''zone'') la discipline ou le genre. Ceci peut tenir d'abord aux questions posées et à leur formulation. Ceci semble également suggérer que la violence (en milieu scolaire) devrait cesser d'être interprété comme un fait social à ce point "total" qu'il ne permet plus d'être compris dans le cadre d'un système particulier. Il n'est plus alors au fondement de la mise au jour de structures sociales et institutionnelles particulières. Dans cette perspective, la violence est un concept à la fois banal et central pour étudier de nouveaux axes spécifiant la professionnalité enseignante, pour révéler de nouvelles frontières et de nouveaux espaces d'activité pour les enseignants. La violence s'inscrit dans un phénomène plus complexe, identifié dès les années 70 dans les termes du consumérisme scolaire, mais phénomène majeur qui, en réalité, correspond à un renversement total du rapport de l'école à la société : l'école n'est plus portée par un projet collectif qui légitime une action éducative largement socialisée, mais redevable, par une offre diversifiée de s'inscrire dans des projets individuels et familiaux (des " stratégies "). Dans les systèmes de formation, c'est le savoir (sa nature, sa structure, son rôle…) qui est déterminant.
4.2. La professionnalité. Concernant la professionnalité, objet central de nos investigations, la perspective ouverte par cette recherche permet de construire la structure du champ représentationnel et social des professionnels de l'enseignement. Des champs se dessinent, des relations apparaissent comme autant de points d'appui pour des résistances mais également des leviers de changements.
Schématiquement, à la lecture des réponses, deux grandes configurations peuvent être proposées :
- une première croise deux axes, celui de la relation pédagogique et celui des rapports de travail. Le premier axe met en tension la formation à et de la relation pédagogique, d'un côté, et son institutionnalisation, de l'autre. Le second axe oppose les relations fondées sur le réseau et celles fondées sur le pouvoir. À l'évidence les processus considérés sont de nature à la fois individuelle et collective. La violence est perçue comme extérieure à la relation pédagogique, perturbatrice de l'ordre qu'elle tend à construire ; en retour, le traitement de la violence ne passe pas nécessairement par cette relation - la formation est largement disqualifiée comme réponse à ce phénomène - mais s'inscrit davantage dans les rapports de travail construits par et dans l'institution.
- la seconde configuration s'emboîte en quelque sorte dans la première, et fait se croiser un axe de la pertinence professionnelle et un axe externe, non signifiant pour la plupart des enseignants interrogés. Le premier articule la discipline et la classe, comme deux espaces professionnels fortement signifiants. Le second oppose à une extrémité l'établissement scolaire, et à l'autre extrémité, le système scolaire et le pouvoir politique qui tente de la faire exister.
Ces configurations délimitent et structurent des positions professionnelles assez significatives : entre une certaine incrédulité frisant le scepticisme et des collègues mobilisés mais perplexes, on peut remarquer la lente montée de l'établissement comme espace significatif, même si cela génère des résistances chez beaucoup de personnes interrogées. Ces résistances s'expriment à la fois par un attachement à l'ancrage disciplinaire, par nature externe à l'établissement, et par une préférence pour les regroupements inter-établissements quand il s'agit de chercher des issues à la violence
Le fait le plus marquant est la défiance générale, ou presque, vis-à-vis de la formation, d'une part, vis-à-vis du pouvoir politique central, d'autre part, en somme les deux instances qui ont concouru à faire exister le système scolaire caractéristique de l'École de la République. Les marques de désarroi sont nombreuses, ce qui amènent ceux qui les expriment à des positions révélatrices : le champ de la violence s'élargit à l'agitation et à l'expression de l 'ennui , le sentiment de n'être ni compris, ni soutenu par leur chef d'établissement. À cet égard, il faut remarquer que si ce dernier se trouve placé au devant de la lutte contre la violence, c'est surtout par défiance vis-à-vis des autres niveaux de pouvoir (local et national) que par adhésion à cette fonction. Plus significative peut-être est l'étrange tension que semblent établir les collègues entre le recours au chef d'établissement dans des situations de violence et le refus de voir dans la violence un problème d'autorité.
4.3. La formation des enseignants. Dans ce domaine, il paraît souhaitable d'opérer un double travail conduisant à modifier les représentations des acteurs-clé de l'institution scolaire et l'outiller pour résister au mieux aux pressions d'une demande sociale délétère. Ceci suppose une formation à la fois théorique, à dominante psychosociale, et une formation pratique permettant d'entrer dans l'économie même de l'action éducative.
Ce double travail n'aura de sens et d'efficacité que s'il s'accompagne d'une véritable interrogation sur l'exercice du pouvoir, en particulier dans la tension micro-sociale entre l'enseignant dans sa classe et le chef d'établissement dans son établissement, d'un côté, dans la tension macro sociale, entre les pressions de l'environnement et le devenir du pouvoir politique central, de l'autre. De plus, une volonté de rendre plus lisible son activité professionnelle et ses effets devra nécessairement l'accompagner (analyse de l'activité, élucidation, objectivation, évaluation). Enfin, le retour sur les bonnes raisons que l'on se donne d'enseigner est indispensable ; ce retour pourra en particulier s'opérer par la pratique de la controverse entre professionnels (enseignants ou non) et l'inscription dans des projets interdisciplinaires.


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