1. Intérêt de la recherche
La construction identitaire est un processus complexe qui allie les dimensions
biographiques et sociales, réelles et symboliques, conscientes et inconscientes,
rationnelles et imaginaires. Pour qu'une identité professionnelle et
plus précisément une identité pédagogique puisse
s'épanouir, une démarche identitaire personnelle qui prenne en
compte ces différentes dimensions est indispensable. Pendant le temps
transitoire, la " vacance " que constitue la formation initiale des
enseignants, il s'agit d'amorcer chez les étudiants ce processus d'élaboration
identitaire de manière à ancrer les compétences professionnelles
dans la vérité singulière de chaque sujet. Ceci implique
de favoriser un modèle clinique de formation fondé sur une forte
articulation entre la théorie et la pratique qui développe chez
les futurs enseignants la capacité de " se réfléchir
" en prenant en compte aussi la part de caché, de conflictuel, d'errance...
présente dans toute situation éducative.
2. Questions de la recherche
La recherche que j'ai menée avec quatre groupes d'étudiants futurs
instituteurs en dernière année de formation s'appuyait sur deux
objectifs principaux :
n créer dans le cadre de la formation professionnelle un lieu et un temps
d'expression, de projection et de symbolisation qui ne serait ni celui du discours
conscient et rationnel, ni celui de la pratique en tant que telle, mais bien
un espace d'entre-deux qui permettrait aux étudiants de se dire, d'exprimer
autrement, par une autre voie et d'une autre voix, le vécu de leur formation
;
n analyser les différentes dynamiques identitaires ainsi révélées
et donc mettre en évidence les éléments essentiels qui
fondent et articulent l'identité professionnelle.
3. Instrumentation utilisée
En tant que psychopédagogue, je travaille avec mes étudiants futurs
instituteurs trois types de savoirs :
n les savoirs constitués, c'est-à-dire l'acquisition de contenus
théoriques et l'interrogation sur le processus de connaissances ;
n les savoirs d'expériences issus de l'approche du terrain et de la réflexion
sur l'action ;
n les savoirs d'altérité que sont le savoir sur soi et sa relation
aux autres.
Dans le cadre des temps de réflexion suite aux expériences vécues
en stage, je me suis centrée, notamment grâce à l'instrumentation
créée, sur la dynamique qui existe entre savoirs d'expérience
et savoirs d'altérité.
Quatre outils ont ainsi été mis au point et utilisés dans
ces périodes de réflexion sur la pratique.
A) Le Q-Sort " images d'enfants " veut mettre en évidence la
manière dont les étudiants se représentent eux-mêmes
à travers l'image de l'enfant qu'ils portent en eux. L'épreuve
consiste dans le classement de 49 images d'enfants choisies dans la littérature
enfantine en fonction de celles qui nous sont très proches, proches,
neutres, éloignées, très éloignées. Les identifications
et les contre-identifications débouchent sur les justifications des choix
extrêmes. L'épreuve permet à l'étudiant de prendre
conscience du type d'identification qui le caractérise ainsi que de l'impact
de cette identification sur sa relation aux enfants lorsqu'il est instituteur
dans une classe.
B) Les portraits chinois sont utilisés comme instrument diagnostique,
d'ouverture vers la symbolisation d'un vécu ponctuel et comme outil projectif
visant à symboliser un idéal à atteindre. Les portraits
chinois reprennent le jeu traditionnel du " si c'était " en
proposant comme induction " moi, comme instituteur, si j'étais...
". Sept mots-clefs servent d'entrées métaphoriques et rationnelles,
les sujets étant invités d'abord à se laisser aller librement
à des associations puis à les justifier, c'est-à-dire à
préciser le sens qu'ils leur accordent.
C) Le dessin de soi comme instituteur amène le sujet à exprimer
trois dimensions importantes du soi professionnel imaginaire : les attributs,
les symboles qu'il juge spécifiques à la fonction enseignante
, la gestion du regard de l'autre et la relation qu'il entretient avec les différentes
composantes pédagogiques. L'outil permet à l'étudiant de
prendre conscience de sa position dans l'espace psycho-pédagogique ainsi
que du style pédagogique auquel il se réfère.
D) Le récit dont on est le héros clôture l'ensemble des
épreuves et veut mettre en évidence la dynamique d'évolution
de l'étudiant durant sa formation. A travers ce récit à
forte charge symbolique transparaît le cheminement identitaire de l'étudiant
tant sur le plan personnel que professionnel. Par l'identification à
un héros, l'étudiant est amené à préciser
sa quête, les obstacles rencontrés, la manière dont il est
arrivé à les vaincre, les adjuvants et les ennemis et, ce qui
n'est pas de moindre importance, à se situer comme héros donc
comme victorieux de sa propre formation.
Ces différentes épreuves de nature essentiellement projective
tracent les axes nécessaires à la description des fondements de
l'identité professionnelle, c'est-à-dire la manière dont
le moi articule les différentes instances qui le constituent, chaque
outil étant aussi en lui-même remobilisateur de ces instances.
3. Optique méthodologique de la recherche
Cette recherche s'est faite selon une approche purement qualitative, dans une
perspective multiréférentielle inscrite dans la post-modernité
et trouve ses sources dans la phénoménologie, l'ethnométhodologie.
La recherche s'intéresse donc à la subjectivité du sujet
et non à la réalité en tant que telle. La démarche
méthodologique s'appuie sur le paradigme compréhensif : les hypothèses
ne se posent pas a priori mais apparaissent progressivement, émanent
du terrain, se remodèlent en fonction des découvertes et de la
construction théorique. Dans un premier temps, l'approche des données
s'est faite de manière perceptuelle, à la manière de l'écoute
flottante du psychanalyste pour ensuite devenir une analyse conceptuelle, ouverte
sur la création de modèles théoriques qui se sont validés
au cours de l'investigation. Pour dépouiller les données, je me
suis située moi-même dans un entre-deux, lieu potentiel de découvertes
et de création. Ainsi, j'ai élaboré au fur et à
mesure des grilles de lecture cohérentes qui soutiennent la construction
de modèles. J'ai pu évaluer d'une part, grâce à l'étude
systématique de chaque outil, les potentialités propres à
chaque instrument, les axes forts, les contenus, et d'autre part, grâce
à l'étude approfondie des parcours de quatre étudiants,
j'ai pu rendre à la perspective instrumentale et formative, ses caractéristiques
cliniques d'intégration.
4. Résultats de la recherche
Il ne peut y avoir de formation d'êtres humains sans fantastique ou sans
fantasmatique sous-jacente. En termes de contenus, ce sont des éléments
de cette fantasmatique qui ont été mis à jour et symbolisés
grâce à l'instrumentation utilisée. Pour chaque outil et
sur base des données recueillies, différentes catégories
ont été créées et modélisées. Toutes
caractérisent des profils identitaires complexes tant sur le plan psychologique
que pédagogique. Différents axes opératoires et conceptuels
ont pu être définis et sont repérables à travers
les outils proposés. Chaque outil a ainsi joué son rôle
de révélateur des fondements fantasmatiques de l'identité
professionnelle.
n Le Q-Sort a pu révéler les modèles d'identification et
de contre-identification du sujet en relation avec son historicité ;
n Les portraits chinois et les dessins ont caractérisé l'image
du soi professionnel et mis en relation l'identité pour soi et l'identité
pour autrui. Différents profils ont aussi été mis en évidence
selon le type de représentation des composantes pédagogiques.
n Les récits ont révélé les instances psychiques
mobilisées dans le trajet de formation ainsi que les conflits psychiques
et socio-historiques sous-jacents.
n L'étude transversale d'histoires de formation a, quant à elle,
révélé le vécu des cassures, fractures durant la
période de formation et le type d'aménagement identitaire qui
en a découlé.
A) Les modèles d'identification représentent autant de points
d'appui pour les étudiants. L'histoire personnelle et familiale est en
effet agissante dans la production de l'identité professionnelle. La
manière dont le futur enseignant adhère à certaines images
d'enfant ou, au contraire les rejette, est révélatrice non seulement
de son propre vécu d'enfant mais aussi du type de relation qui s'établit
entre lui et les élèves de sa classe.
B) L'image du soi professionnel est liée à la position pédagogique
de l'étudiant, reflétant les modèles élaborés
ou spontanés, tenaces ou passagers dans lesquels il s'inscrit. Outre
le statut de l'enseignant - défini comme une réponse aux aménagements
identitaires individuels- sa position liée à ses points de focalisation
a été mise en évidence. Quatre axes ont été
dégagés : " centration sur soi ", " centration
sur la relation ", " centration sur la tâche " et "
centration sur la norme ".
C) La représentation des composantes pédagogiques est également
liée à la perception du soi professionnel. Les modèles
identificatoires ainsi que l'image que l'on a de soi en tant qu'enseignant déterminent
ses représentations des élèves, du savoir, de l'environnement
pédagogique ainsi que le type d'interaction entre ces différents
éléments. A travers ces composantes se dégagent certains
styles pédagogiques plus communicationnels, intercatifs ou plus cognitifs.
D) L'identité pour soi, l'identité pour autrui. Toute image de
soi est elle-même dépendante de l'image que l'on croit susciter
chez les autres. Dans les dessins, la place prise par le regard du " spectateur
" a permis de dégager deux grandes catégories : celle ou
les sujets se figurent en relation dans le dessin (les sujets étant orientés
vers les enfants ou le savoir) et celles ou les sujets se figurent en relation
hors du dessin (les sujets se représentant face au spectateur comme s'ils
posaient pour une photo).
E) Les conflits psychiques et socio-historiques. La formation pédagogique
atteint tant le sujet singulier que le sujet social, c'est pourquoi les conflits,
les tensions, voire les fractures qui traversent, dynamisent ou paralysent les
étudiants se jouent aussi bien sur un plan psychique que socio-historique.
Le processus expérientiel renvoie à des conflits socio-historiques
reliés au cadre social et relationnel. L'espace de formation en tant
qu'espace expérientiel est intrinsèquement conflictuel puisqu'il
s'agit de passer de son code de base à un autre supposé plus adéquat.
L'abandon ou la reconstruction du code, des normes, de l'habitus implique une
rupture de liens et de significations et donc aussi un réaménagement
identitaire. Les conflits psychiques touchent quant à eux directement
le sujet singulier. Certains étudiants fonctionnent surtout en référence
au surmoi et ont tendance à progressivement adhérer à ces
normes même s'ils avaient au départ un tempérament rebelle
et opposé. D'autres étudiants trouvent un aménagement identitaire
par le moi idéal s'accrochant généralement à leur
rêve d'enfant " devenir instituteur " ou s'identifiant massivement
aux enfants eux-mêmes. D'autres sont animés par un idéal
du moi puissant, se posant inlassablement des défis, définissant
leur choix professionnel comme une quête personnelle jamais achevée.
D'autres enfin arrivent à concilier l'ensemble des instances, témoignant
d'engagement personnel et pédagogique, capables de s'inscrire dans la
réalité scolaire tout en étant mobilisés par de
forts idéaux et respectant leur identité propre.
F) Le récit du parcours de formation présente la formation d'un
enseignant comme celle d'un héros, jalonnée par une série
d'épreuves qui placent le sujet face à des forces qui l'angoissent,
des images qui l'attirent ou l'effrayent. La période des épreuves
est celle des affrontements de toutes sortes qui vont transformer le sujet en
héros. Les fractures, les moments de crise, d'échec vécus
dans la formation me sont apparus comme des éléments essentiels
dans la construction identitaire. J'ai pu mettre en évidence que les
moments de déséquilibre déterminaient selon les dynamiques
singulières des sujets, une reconstruction, une tension, une cristallisation
ou une scission dans le processus identitaire.
5. Conclusion
De nombreux exemples illustrent ces cheminements heurtés, tâtonnants,
vascillants mais volontaires. A travers eux, prédomine la manière
singulière dont les personnes bricolent, choisissent et agencent leurs
expériences, leurs catégories propres, aussi bien dans la réalité
que symboliquement. La construction identitaire est en effet un processus, une
histoire qui n'est jamais figée à un moment quelconque de la biographie
pour peu, toutefois, qu'il y ait réappropriation par les sujets eux-mêmes
de ce qui est en jeu dans l'évolution de leur identité. Accéder
à une part moins consciente de soi-même est une manière
de retourner à la source même de la formation des compétences
professionnelles. La formation initiale devrait être l'amorce de la construction
graduelle d'une identité d'enseignant. Le travail de structuration-déstructuration-restructuration
entamé durant la formation ne va cependant avoir des effets durables
que s'il est lié à un travail d'élucidation, de prise de
conscience et de remaniement de ses représentations et de ses attentes.
Ce travail sur soi est une condition nécessaire pour que les futurs enseignants
conçoivent un projet d'action professionnelle aussi adapté que
possible non seulement au contexte éducatif de leur classe mais aussi
à leurs caractéristiques personnelles. Les outils médiateurs
et intégrateurs proposés dans le cadre de cette recherche sont
un des moyens offerts aux étudiants pour se construire indirectement,
mais en profondeur, des compétences professionnelles.
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