La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : DEVENIR ENSEIGNANT : quatre instruments de formation pour analyser les fondements fantasmatiques de l'identité professionnelle
Auteurs : DIERKENS Carine (Haute Ecole de Bruxelles - Département pédagogique)

Texte :
1. Intérêt de la recherche
La construction identitaire est un processus complexe qui allie les dimensions biographiques et sociales, réelles et symboliques, conscientes et inconscientes, rationnelles et imaginaires. Pour qu'une identité professionnelle et plus précisément une identité pédagogique puisse s'épanouir, une démarche identitaire personnelle qui prenne en compte ces différentes dimensions est indispensable. Pendant le temps transitoire, la " vacance " que constitue la formation initiale des enseignants, il s'agit d'amorcer chez les étudiants ce processus d'élaboration identitaire de manière à ancrer les compétences professionnelles dans la vérité singulière de chaque sujet. Ceci implique de favoriser un modèle clinique de formation fondé sur une forte articulation entre la théorie et la pratique qui développe chez les futurs enseignants la capacité de " se réfléchir " en prenant en compte aussi la part de caché, de conflictuel, d'errance... présente dans toute situation éducative.

2. Questions de la recherche
La recherche que j'ai menée avec quatre groupes d'étudiants futurs instituteurs en dernière année de formation s'appuyait sur deux objectifs principaux :
n créer dans le cadre de la formation professionnelle un lieu et un temps d'expression, de projection et de symbolisation qui ne serait ni celui du discours conscient et rationnel, ni celui de la pratique en tant que telle, mais bien un espace d'entre-deux qui permettrait aux étudiants de se dire, d'exprimer autrement, par une autre voie et d'une autre voix, le vécu de leur formation ;
n analyser les différentes dynamiques identitaires ainsi révélées et donc mettre en évidence les éléments essentiels qui fondent et articulent l'identité professionnelle.

3. Instrumentation utilisée
En tant que psychopédagogue, je travaille avec mes étudiants futurs instituteurs trois types de savoirs :
n les savoirs constitués, c'est-à-dire l'acquisition de contenus théoriques et l'interrogation sur le processus de connaissances ;
n les savoirs d'expériences issus de l'approche du terrain et de la réflexion sur l'action ;
n les savoirs d'altérité que sont le savoir sur soi et sa relation aux autres.
Dans le cadre des temps de réflexion suite aux expériences vécues en stage, je me suis centrée, notamment grâce à l'instrumentation créée, sur la dynamique qui existe entre savoirs d'expérience et savoirs d'altérité.
Quatre outils ont ainsi été mis au point et utilisés dans ces périodes de réflexion sur la pratique.
A) Le Q-Sort " images d'enfants " veut mettre en évidence la manière dont les étudiants se représentent eux-mêmes à travers l'image de l'enfant qu'ils portent en eux. L'épreuve consiste dans le classement de 49 images d'enfants choisies dans la littérature enfantine en fonction de celles qui nous sont très proches, proches, neutres, éloignées, très éloignées. Les identifications et les contre-identifications débouchent sur les justifications des choix extrêmes. L'épreuve permet à l'étudiant de prendre conscience du type d'identification qui le caractérise ainsi que de l'impact de cette identification sur sa relation aux enfants lorsqu'il est instituteur dans une classe.
B) Les portraits chinois sont utilisés comme instrument diagnostique, d'ouverture vers la symbolisation d'un vécu ponctuel et comme outil projectif visant à symboliser un idéal à atteindre. Les portraits chinois reprennent le jeu traditionnel du " si c'était " en proposant comme induction " moi, comme instituteur, si j'étais... ". Sept mots-clefs servent d'entrées métaphoriques et rationnelles, les sujets étant invités d'abord à se laisser aller librement à des associations puis à les justifier, c'est-à-dire à préciser le sens qu'ils leur accordent.
C) Le dessin de soi comme instituteur amène le sujet à exprimer trois dimensions importantes du soi professionnel imaginaire : les attributs, les symboles qu'il juge spécifiques à la fonction enseignante , la gestion du regard de l'autre et la relation qu'il entretient avec les différentes composantes pédagogiques. L'outil permet à l'étudiant de prendre conscience de sa position dans l'espace psycho-pédagogique ainsi que du style pédagogique auquel il se réfère.
D) Le récit dont on est le héros clôture l'ensemble des épreuves et veut mettre en évidence la dynamique d'évolution de l'étudiant durant sa formation. A travers ce récit à forte charge symbolique transparaît le cheminement identitaire de l'étudiant tant sur le plan personnel que professionnel. Par l'identification à un héros, l'étudiant est amené à préciser sa quête, les obstacles rencontrés, la manière dont il est arrivé à les vaincre, les adjuvants et les ennemis et, ce qui n'est pas de moindre importance, à se situer comme héros donc comme victorieux de sa propre formation.
Ces différentes épreuves de nature essentiellement projective tracent les axes nécessaires à la description des fondements de l'identité professionnelle, c'est-à-dire la manière dont le moi articule les différentes instances qui le constituent, chaque outil étant aussi en lui-même remobilisateur de ces instances.

3. Optique méthodologique de la recherche
Cette recherche s'est faite selon une approche purement qualitative, dans une perspective multiréférentielle inscrite dans la post-modernité et trouve ses sources dans la phénoménologie, l'ethnométhodologie. La recherche s'intéresse donc à la subjectivité du sujet et non à la réalité en tant que telle. La démarche méthodologique s'appuie sur le paradigme compréhensif : les hypothèses ne se posent pas a priori mais apparaissent progressivement, émanent du terrain, se remodèlent en fonction des découvertes et de la construction théorique. Dans un premier temps, l'approche des données s'est faite de manière perceptuelle, à la manière de l'écoute flottante du psychanalyste pour ensuite devenir une analyse conceptuelle, ouverte sur la création de modèles théoriques qui se sont validés au cours de l'investigation. Pour dépouiller les données, je me suis située moi-même dans un entre-deux, lieu potentiel de découvertes et de création. Ainsi, j'ai élaboré au fur et à mesure des grilles de lecture cohérentes qui soutiennent la construction de modèles. J'ai pu évaluer d'une part, grâce à l'étude systématique de chaque outil, les potentialités propres à chaque instrument, les axes forts, les contenus, et d'autre part, grâce à l'étude approfondie des parcours de quatre étudiants, j'ai pu rendre à la perspective instrumentale et formative, ses caractéristiques cliniques d'intégration.

4. Résultats de la recherche
Il ne peut y avoir de formation d'êtres humains sans fantastique ou sans fantasmatique sous-jacente. En termes de contenus, ce sont des éléments de cette fantasmatique qui ont été mis à jour et symbolisés grâce à l'instrumentation utilisée. Pour chaque outil et sur base des données recueillies, différentes catégories ont été créées et modélisées. Toutes caractérisent des profils identitaires complexes tant sur le plan psychologique que pédagogique. Différents axes opératoires et conceptuels ont pu être définis et sont repérables à travers les outils proposés. Chaque outil a ainsi joué son rôle de révélateur des fondements fantasmatiques de l'identité professionnelle.
n Le Q-Sort a pu révéler les modèles d'identification et de contre-identification du sujet en relation avec son historicité ;
n Les portraits chinois et les dessins ont caractérisé l'image du soi professionnel et mis en relation l'identité pour soi et l'identité pour autrui. Différents profils ont aussi été mis en évidence selon le type de représentation des composantes pédagogiques.
n Les récits ont révélé les instances psychiques mobilisées dans le trajet de formation ainsi que les conflits psychiques et socio-historiques sous-jacents.
n L'étude transversale d'histoires de formation a, quant à elle, révélé le vécu des cassures, fractures durant la période de formation et le type d'aménagement identitaire qui en a découlé.
A) Les modèles d'identification représentent autant de points d'appui pour les étudiants. L'histoire personnelle et familiale est en effet agissante dans la production de l'identité professionnelle. La manière dont le futur enseignant adhère à certaines images d'enfant ou, au contraire les rejette, est révélatrice non seulement de son propre vécu d'enfant mais aussi du type de relation qui s'établit entre lui et les élèves de sa classe.
B) L'image du soi professionnel est liée à la position pédagogique de l'étudiant, reflétant les modèles élaborés ou spontanés, tenaces ou passagers dans lesquels il s'inscrit. Outre le statut de l'enseignant - défini comme une réponse aux aménagements identitaires individuels- sa position liée à ses points de focalisation a été mise en évidence. Quatre axes ont été dégagés : " centration sur soi ", " centration sur la relation ", " centration sur la tâche " et " centration sur la norme ".
C) La représentation des composantes pédagogiques est également liée à la perception du soi professionnel. Les modèles identificatoires ainsi que l'image que l'on a de soi en tant qu'enseignant déterminent ses représentations des élèves, du savoir, de l'environnement pédagogique ainsi que le type d'interaction entre ces différents éléments. A travers ces composantes se dégagent certains styles pédagogiques plus communicationnels, intercatifs ou plus cognitifs.
D) L'identité pour soi, l'identité pour autrui. Toute image de soi est elle-même dépendante de l'image que l'on croit susciter chez les autres. Dans les dessins, la place prise par le regard du " spectateur " a permis de dégager deux grandes catégories : celle ou les sujets se figurent en relation dans le dessin (les sujets étant orientés vers les enfants ou le savoir) et celles ou les sujets se figurent en relation hors du dessin (les sujets se représentant face au spectateur comme s'ils posaient pour une photo).
E) Les conflits psychiques et socio-historiques. La formation pédagogique atteint tant le sujet singulier que le sujet social, c'est pourquoi les conflits, les tensions, voire les fractures qui traversent, dynamisent ou paralysent les étudiants se jouent aussi bien sur un plan psychique que socio-historique. Le processus expérientiel renvoie à des conflits socio-historiques reliés au cadre social et relationnel. L'espace de formation en tant qu'espace expérientiel est intrinsèquement conflictuel puisqu'il s'agit de passer de son code de base à un autre supposé plus adéquat. L'abandon ou la reconstruction du code, des normes, de l'habitus implique une rupture de liens et de significations et donc aussi un réaménagement identitaire. Les conflits psychiques touchent quant à eux directement le sujet singulier. Certains étudiants fonctionnent surtout en référence au surmoi et ont tendance à progressivement adhérer à ces normes même s'ils avaient au départ un tempérament rebelle et opposé. D'autres étudiants trouvent un aménagement identitaire par le moi idéal s'accrochant généralement à leur rêve d'enfant " devenir instituteur " ou s'identifiant massivement aux enfants eux-mêmes. D'autres sont animés par un idéal du moi puissant, se posant inlassablement des défis, définissant leur choix professionnel comme une quête personnelle jamais achevée. D'autres enfin arrivent à concilier l'ensemble des instances, témoignant d'engagement personnel et pédagogique, capables de s'inscrire dans la réalité scolaire tout en étant mobilisés par de forts idéaux et respectant leur identité propre.
F) Le récit du parcours de formation présente la formation d'un enseignant comme celle d'un héros, jalonnée par une série d'épreuves qui placent le sujet face à des forces qui l'angoissent, des images qui l'attirent ou l'effrayent. La période des épreuves est celle des affrontements de toutes sortes qui vont transformer le sujet en héros. Les fractures, les moments de crise, d'échec vécus dans la formation me sont apparus comme des éléments essentiels dans la construction identitaire. J'ai pu mettre en évidence que les moments de déséquilibre déterminaient selon les dynamiques singulières des sujets, une reconstruction, une tension, une cristallisation ou une scission dans le processus identitaire.

5. Conclusion
De nombreux exemples illustrent ces cheminements heurtés, tâtonnants, vascillants mais volontaires. A travers eux, prédomine la manière singulière dont les personnes bricolent, choisissent et agencent leurs expériences, leurs catégories propres, aussi bien dans la réalité que symboliquement. La construction identitaire est en effet un processus, une histoire qui n'est jamais figée à un moment quelconque de la biographie pour peu, toutefois, qu'il y ait réappropriation par les sujets eux-mêmes de ce qui est en jeu dans l'évolution de leur identité. Accéder à une part moins consciente de soi-même est une manière de retourner à la source même de la formation des compétences professionnelles. La formation initiale devrait être l'amorce de la construction graduelle d'une identité d'enseignant. Le travail de structuration-déstructuration-restructuration entamé durant la formation ne va cependant avoir des effets durables que s'il est lié à un travail d'élucidation, de prise de conscience et de remaniement de ses représentations et de ses attentes. Ce travail sur soi est une condition nécessaire pour que les futurs enseignants conçoivent un projet d'action professionnelle aussi adapté que possible non seulement au contexte éducatif de leur classe mais aussi à leurs caractéristiques personnelles. Les outils médiateurs et intégrateurs proposés dans le cadre de cette recherche sont un des moyens offerts aux étudiants pour se construire indirectement, mais en profondeur, des compétences professionnelles.

Pistes bibliographiques
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