Pour réfléchir au problème du connaître et de l'agir,
je me baserai sur mon expérience d'enseignant et d'étudiant. Je
souhaiterais examiner comment ma pratique professionnelle de professeur des
écoles a été changée par des études en sciences
de l'éducation. De mon point de vue actuel, j'entends ce changement comme
positif. Partant d'une pratique traditionnelle contenant des aspects plus contemporains,
il me semble maintenant être plus attentif à l'élève
en tant que sujet apprenant.
Dans un premier temps, je souhaiterais lister ce qui est déterminant
pour l'agir pédagogique car je pense que la représentation que
l'on se fait du métier est plus déterminante que des recommandations
hiérarchiques, par exemple. Ce que l'on a connu en tant qu'élève
est sans doute essentiel. La vingtaine d'années passée "à
bénéficier" d'un enseignement frontal laisse son empreinte,
crée des façons de penser ou d'agir
La formation professionnelle, qu'elle soit initiale ou continue, vient modifier
les représentations et les pratiques. La formation initiale est souvent
taxée d'inadaptation car elle relèverait d'un discours théorique.
Pour ceux qui adhèrent à ces propos deux façons de voir
les choses s'offrent à eux : une adhésion intellectuelle qui reste
sans effet mais qui pourra nourrir la réflexion ; un refus pour cause
d'inadaptation au réel de la pratique à l'aulne de laquelle tout
devrait se mesurer. Dans les deux cas, la pratique de classe reste inchangée.
En ce qui concerne la formation continue, le peu d'intérêt que
lui portent les enseignants doublé d'impressions pointillistes qu'elle
laisse, permet de douter des changements de pratique induits. Seuls les enseignants
déjà sensibilisés au thème pourront en tirer profit.
Je les conçois plutôt comme des informations. Les stages de formation
continue plus longs permettent de mettre à plat des pratiques par le
dialogue et de construire d'autres pratiques. Mais de retour en classe et passé
le moment de l'engouement pour cette "nouvelle façon de faire",
alors même que surgissent les premiers problèmes (liés à
l'application d'un discours) il est fort à parier que les pratiques précédentes
vont reprendre place, tout simplement parce qu'il n'y a plus de retour institutionnel
(Conseiller, formateur, iufm), et que les routines rassurent.
Les manuels constituent une source d'incitation importante. Cependant quelques
problèmes se posent. Ils sont élaborés sur des principes
théoriques que les praticiens n'ont pas toujours le temps de déceler.
Alors la mise en pratique ne correspond pas toujours aux intentions des auteurs.
Soit, il faut que les enseignants s'approprient les méthodes faites par
d'autres mais dans un projet cohérent qui n'est pas toujours aisé
de mettre en uvre compte tenu des diverses variables du réel. En
somme, même si des manuels sont intéressants dans leurs conceptions
et sources de renouvellement des pratiques, ils risquent fort d'être phagocytés
par une pratique plus traditionnelle. Il va sans dire que nous n'évoquons
pas les impératifs de vente et de rentabilité.
L'imitation est le dernier point que je souhaiterais évoquer. En arrivant
dans une école on est bien obligé de "se couler" dans
le moule. De part la légitime volonté de s'intégrer dans
un groupe constitué ou la naissance de relation de sympathie. Petit à
petit on s'aperçoit qu'il y a une homogénéisation des pratiques.
Cela n'est pas forcément négatif (découverte de pratiques
différentes, nécessaire cohérence face aux enfants, bénéfice
de l'expérience des plus anciens), mais encore une fois on risque une
persistance des pratiques existantes. Cette force de conformation aux plus nombreux
me semble particulièrement forte dans l'optique d'une socialisation professionnelle,
parfois renforcée par la pression plus ou moins visible des parents.
Ces différents éléments se croisent, s'entrechoquent, interfèrent
avec ce qu'est l'enseignant et les situations qu'il vit, les rencontres qu'il
fait pour donner naissance à une pratique en actes. Ces quatre points
(mais il y en a d'autres) ont en commun d'être extérieur à
l'enseignant, de lui être imposés plus ou moins consciemment. Ce
qui ne veut pas dire que ce soit totalement négatif, mais on peut s'interroger
sur la portée réelle, sur la pratique de classe des ces différents
discours théoriques ou pratiques. Quoi qu'il en soit, ces différents
éléments déterminent l'action. Ce qui pose problème,
c'est lorsque les enseignants agissent sans en avoir conscience et qu'ils mettent
en avant un bon sens naturel ou une évidence qui va de soi. En fait,
on peut penser que l'enseignant est, qu'il le veuille ou non, influencé.
Alors autant en être conscient et connaître ses sources d'influence.
Cela permet d'être plus libre et plus ouvert à l'évolution.
Partant de ces constats, je souhaiterais analyser en quoi la rédaction
d'un mémoire de DEA en Sciences de l'Éducation a changé
ma pratique et essayer de comprendre pourquoi. En effet, on pourrait croire
que les Sciences de l'Éducation bien éloignées de la pratique
ne sont qu'un argument pour amateur de théorie.
Tout d'abord la formation reçue en licence semble confirmer ce pronostic
puisqu'elle a été pour moi de type informationnel : j'ai appris
des choses mais cela encore une fois est resté extérieur et les
changements ont été marginaux. Les éléments théoriques
ont été ici compris mais n'ont pas fondamentalement changé,
dans la pratique, ma façon de faire : mes connaissances théoriques
étaient activées à l'université alors qu'en classe
les vieux schèmes d'action reprenaient le dessus. L'insuffisance des
liens entre les deux mais aussi le manque de questionnement ou d'implication
expliquent cette disjonction.
Le mémoire de maîtrise amorçait un changement qui n'a fait
que s'accentuer par la suite. Nous emprunterons nos références
théoriques à deux champs tout d'abord sociologique avec L'homme
pluriel de B. Lahire puis didactique avec un ouvrage collectif Passages à
l'écriture de Delamotte, Gippet, Jorro, Penloup. De la sociologie de
l'action, je retiendrai que les déterminants de l'action mais aussi les
modèles de l'incorporation s'originent dans des sources diverses. De
la didactique de l'écriture, je retiendrai l'idée que l'écrit
est un médiateur qui permet de faire débattre théorie et
pratique.
Listons brièvement quelques changements significatifs : en ce qui concerne
la conduite de classe, je laisse beaucoup plus la parole aux élèves
facilitant ainsi les interactions. Je prends plus en compte le niveau de l'élève
dans une approche empathique. Je tente de mettre en avant une pédagogie
à la mesure des élèves sans empiéter sur leur autonomie.
Je suis davantage à l'écoute et j'essaie de faciliter la coopération
entre élèves plutôt que d'imposer à partir de mon
statut.
Réfléchissons maintenant à la façon dont un travail
universitaire a pu modifier une pratique professionnelle ? Tout d'abord le sujet
de ce mémoire (l'enseignement de l'oral) venait d'un intérêt
personnel et d'interrogations diffuses qui se sont formalisées dans ce
travail. Les problématiques envisagées s'originaient dans une
pratique de classe quotidienne, dans des observations mais aussi dans le mémoire
de maîtrise. Le but d'un DEA est de commencer la formation du futur doctorant,
en cela le DEA pourrait écarter de la pratique pour installer dans une
approche plus théorique ou critique. Or, ma position de praticien et
la méthodologie choisie (essais en classe) m'ont poussés à
articuler référence et pratique. Il est vrai que cela a parfois
joué en défaveur du travail universitaire. En fait, j'ai cherché
ce que proposaient les chercheurs et didacticiens. C'est dire que mes lectures
n'étaient pas neutres mais automatiquement orientées, directement
référées. Ce furent des moments difficiles car des choix
s'imposaient. Sur quels critères, moi praticien, puis-je dire que tel
ou tel chercheur est dans le vrai ou plutôt qu'il peut m'apporter des
éléments de réflexion ? Il s'agissait de me confronter,
de discuter avec ces auteurs pour trouver une position tenable. Il ne me fallait
pas naïvement adhérer à telle ou telle théorie mais
reconstruire une nouvelle façon de voir, de comprendre ces problèmes
à partir de ce que je vivais et de ce que je suis. Dés lors la
théorie n'est plus externe mais intériorisée, élément
vivant de mon identité professionnelle comme système de compréhension
du réel, enrichisseur de mon répertoire de schèmes de pensées
intériorisés. Ces schèmes de pensées ont pu être
intériorisés grâce à trois dispositifs différents
: les séminaires ateliers, l'écriture et corollairement une pratique
réflexive.
Les séminaires ateliers ont pour but d'exposer l'avancée du travail
de recherche. Je devais donc expliquer ma démarche à d'autres
étudiants. Lors de ces échanges, les étudiants non-spécialistes
de la question me renvoyaient des interrogations réelles me conduisant
à me justifier face à eux, à réorganiser ma pensée,
à accepter de revenir sur des égarements que j'avais parfois pressentis
mais que par commodité je n'avais pas questionnés. Bref, j'étais
en train de clarifier ma pensée en construisant une identité professionnelle
basée sur la réflexivité. Le fait de dire, de formuler,
d'être entendu conforte et facilite l'intégration.
L'écriture du mémoire, exercice risqué car impliqué
est une expérience singulière ou je me suis confronté soit
aux autres (les auteurs de références, l'analyse des pratiques)
soit également à moi-même. Ce mémoire est le reflet
parfois difficile à soutenir de mes lacunes scripturales d'une part mais
aussi de certaines incohérences dans ma pensée d'autre part. Cependant
le fait de l'assumer, avec toutes ces parts d'ombre m'a conduit à être
(momentanément ?) en accord avec cet écrit. Il n'est pas seulement
une réponse attendue par
, mais aussi ma réponse actuelle
compte tenu de mon cheminement. C'est ainsi que j'ai en partie évité
l'écueil d'un discours impersonnel et qui n'aurait donc eu aucune incidence
sur mes pratiques. D'un point de vue matériel, la mise en forme écrite
impose et facilite la réflexion. Gravé, le texte incite au retour,
à la modification en un mot permet de se relire, de se confronter à
soi-même. La forme scripturale permet alors de mieux conceptualiser.
L'enregistrement vidéo ou audio des séances est formateur. Même
s'il est difficile de se regarder ou de s'entendre cela permet de mieux prendre
de la distance d'essayer de comprendre ce qui s'est passé, en activant
diverses grilles de lecture, afin de comprendre laquelle est la plus adéquate
dans cette situation. Cela invite à multiplier les angles de lecture
(interaction entre élèves ou avec le maître, discours tenu,
progression de la pensée, paroles non entendues en situation). Sans épuiser
la richesse du réel cette vision des choses m'a permis cependant de complexifier
mes représentations. Bien sûr, les situations ne sont pas les mêmes
et les chances de vivre la même chose sont bien minces, il n'empêche
que s'exercer à vouloir comprendre et examiner les possibles permet d'enrichir
sa réflexion hors situation mais on peut raisonnablement penser que ce
procédé améliore les prises de décision en situation.
Le troisième point lié aux deux précédents mérite
un développement. C'est la pratique réflexive. Les séminaires
ateliers et l'écriture sont des moyens de l'activité réflexive
sur une pratique même s'il s'agit dans notre cas d'une optique universitaire.
Voyons maintenant ce que peut-être la réflexion dans l'action qui
bien qu'étroitement articulée à l'activité réflexive
telle qu'on l'a précédemment décrite s'en distingue néanmoins.
Plus inconfortable que l'activité réflexive hors classe, plus
pressante, elle est le lot commun de l'enseignant. Elle a à voir avec
le choix dans l'urgence, en situation. Elle nécessite en temps réel
l'analyse de la situation et le choix d'une réponse (en fonction de l'objectif
visé) dans un éventail de possibles. Elle relève de l'activation
des grilles de lecture de la réalité de la classe. Les grilles
ont été construites à travers les différents filtres
déjà évoqués, mais aussi dans la réflexion
sur l'action. Parfois encore incertaines car récentes ces grilles s'activent
au détour d'une réflexion d'enfant ou de la perception d'une situation.
Elles rassurent le praticien réflexif qui a besoin de faire et de se
voir faire dans la cohérence. Sachant qu'il peut puiser dans un éventail
d'outils conceptuels pour analyser et rebondir alors il peut cheminer plus sereinement
avec les élèves. Selon le résultat, la lecture sera renforcée
ou nuancée. Le moment qui suit l'action est important. Il permet de faire
le bilan de ce que l'on a expérimenté, de jauger nos réponses
dans l'action, de relativiser nos échecs ou réussites. L'idéal
serait d'en parler avec un collègue, dans mon cas encore une fois c'est
le travail d'écriture qui m'a permis cette mise à distance. Il
pouvait s'en suivre des modifications de mes grilles d'analyses. C'est en cela
que je pense que les schèmes de pensée et d'action sont liés
puisque construits dans une réflexion sur l'action, ils réorganisent
les préparations de classe et le faire en classe. L'absence de référence
(ou grille de lecture construite) laisse place au pilotage aveugle de la classe
dans le sens où c'est la tradition ou les idées allant dangereusement
de soi qui prennent alors la place laissée libre. Cela semble faire écho
à une pratique professionnelle ancrée dans une praxis telle qu'Imbert
la définit (2000). En effet, ce qui est mis en avant c'est la singularité,
l'interaction, l'infinitude et donc l'ouverture.
En somme, l'étude des Sciences de l'Éducation a changé
ma vision des choses par une pratique réflexive. Alors, je ne peux plus
enseigner de la même façon. J'ai renforcé mon image dans
une identité professionnelle centrée sur l'apprentissage. Les
moyens de mise en uvre de la réflexivité sont : l'écriture
du mémoire, la confrontation à d'autres étudiants, l'implication
et la mise en place d'un dialogue entre théorie et pratique. Loin de
penser la suprématie de la théorie sur la pratique (ou l'inverse),
ce parcours m'a permis de mieux comprendre les liens entre les deux comme dialogue.
La compréhension du réel nécessite la constitution de grilles
de lecture par le praticien, grilles qui se constituent dans des allers-retours
entre théorie et pratique. Faute de quoi, submergé par le réel,
on se trouve dans l'injonction d'agir sans comprendre et par réflexe
sécuritaire, on reprend les pratiques plus traditionnelles (encore une
fois pas toujours négatives). Si ces grilles de lectures ne sont pas
construites mais imposées on risque ce que les enseignants connaissent
bien concernant leurs élèves, la juxtaposition de deux pensées
parfois contradictoires. Ce parcours bien que singulier, me permet mutatis mutandis
de réaffirmer l'intérêt de la pratique réflexive
et des apports de la théorie pour aller vers une professionnalisation
des enseignants.
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