La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : L'enseignement des questions socialement vives à l'école
Auteurs : LEGARDEZ Alain IUFM d'Aix-Marseille et CIRADE Université de Provence

Texte :
Nous présentons,- sous forme de courts résumés -, quelques éléments pour alimenter le débat sur l'enseignement de " questions socialement vives " à l'Ecole . Ces réflexions sont issues de travaux récents ou en cours de notre équipe IUFM d'Aix-Marseille - Université de Provence - INRP (voir références), menés surtout sur des thèmes économiques, sociologiques et de gestion en lycées généraux, technologiques et professionnels. Elles nous semble pouvoir également interpeller d'autres champs disciplinaires et d'autres niveaux d'enseignement. Elles s'appuient sur des résultats de recherches finalisées par l'enseignement et la formation ; et elles cherchent à éclairer théoriquement le processus d'enseignement-apprentissage en se plaçant dans une perspective didactique (donc de rapports aux savoirs).

Quelques hypothèses

Sur les " questions socialement vives " dans le champ scolaire

Nous appellerons " question socialement vive " une question qui possède les caractéristiques suivantes :
1- elle est vive dans la société :
- elle interpelle les pratiques sociales des acteurs scolaires (dans et hors de l'institution),
- elle renvoie aux représentations sociales de ces acteurs,
- elle est considérée par la société (globalement ou dans une de ses composantes) comme importante pour la société,
- elle fait l'objet d'un traitement médiatique tel que la majorité des acteurs scolaires en ont, même sommairement, connaissance.
2- elle est vive dans les savoirs de référence : il existe des débats entre spécialistes des champs disciplinaires ou entre les experts des champs professionnels. Dans la plupart de ces savoirs disciplinaires, plusieurs paradigmes sont en concurrence.
Il ne s'agit pas toujours à proprement parler de " questions d'actualité " : elles peuvent demeurer vives pendant de longues périodes, avec une intensité variable dans le temps et dans les différentes composantes de la société ; nous qualifions ces questions de " potentiellement socialement vives ".
De telles questions pénètrent dans le champ scolaire de plusieurs façons :
- d'abord par " l'actualité ", qui sert de référence pour " motiver " les élèves,
- ensuite par la " demande sociale " (celle des parents, des syndicats, des associations ou des intellectuels mobilisés par ces questions), dont l'expression est généralement floue, mais souvent forte, et qui conduit à intégrer tel ou tel problème dans le champ scolaire,
- enfin, par l'institution scolaire elle-même, lorsqu'elle modifie des programmes, crée de nouvelles disciplines, etc.
Les trois phénomènes peuvent converger ou diverger. Par exemple, la création de l'" ECJS " (enseignement civique, juridique et social), témoigne d'une convergence des préoccupations concernant le lien social et l'incivilité, alors que des contentieux comme celui sur les signes distinctifs religieux à l'école montrent à l'évidence une divergence d'opinion, mais renforcent de ce fait même l'aspect " vif " de la question. Les acteurs sociaux peuvent s'entendre sur la nécessité de traiter telle ou telle question à l'école, mais s'opposer sur la façon de la traiter. Dans ces conditions, la tâche des enseignants s'avère particulièrement ardue.

Sur la légitimité des savoirs scolaires

Ce qui donne du sens aux savoirs scolaires, c'est ce qui fonde leur légitimité. Mais cette légitimité trouve sa source à différents niveaux : d'abord dans la référence aux savoirs savants (qui a longtemps caractérisé à elle seule le " modèle académique ") ou aux savoirs sociaux et aux pratiques sociales et professionnelles ; ensuite dans la légitimité sociale des savoirs scolaires (qui témoigne du poids du projet social sur l'action scolaire) ; enfin dans le rapport aux savoirs des élèves et des enseignants.
Le problème est particulièrement délicat lorsque les savoirs scolaires à construire renvoient à des questions " socialement vives ", qui interfèrent largement avec les pratiques sociales des élèves et des enseignants. Les savoirs scolaires sur la société, - présents sous des formes diverses dans plusieurs disciplines scolaires et aux différents niveaux du système éducatif -, sont ainsi l'objet de nombreux questionnements sur les fondements de leur légitimité et sur les stratégies didactiques à mettre en œuvre pour les enseigner.
Des questions " sociales " et " sociétales " comme le chômage, les revenus, l'entreprise, la famille, l'incertitude en économie (cf travaux de notre équipe)…, ou les OGM (travaux de L. Simonneaux à l'ENFA) ont été scolairement légitimées ; d'autres sont en passe de le devenir (dans le cadre de l'ECJS ou des nouveaux dispositifs interdisciplinaires d'enseignement, etc…) , ce qui accroît l'acuité des problèmes qui y sont liés et développe le champ des QSV.

Sur la construction de " bonnes distances "

Nous faisons l'hypothèse que les enseignants cherchent à construire les distances optimales entre, d'une part les savoirs scolaires et les savoirs scientifiques ou les pratiques sociales et professionnelles de référence, et d'autre part entre les savoirs scolaires et les savoirs sociaux des élèves. C'est ainsi que nos travaux sur l'enseignement de la question économique socialement vive des " revenus " étudient le rôle de l'enseignant dans un système de " médiations sous contraintes " dans lequel les manuels (et leurs auteurs) occupent une position nodale quasi-incontournable.
De leur côté, les élèves, en tant que sujet sociaux, importent leurs savoirs non scolaires dans le contexte scolaire, ce que nous proposons d'appeler des " savoirs préalables " au processus d'enseignement-apprentissage. Ces savoirs préalables sont des " systèmes de représentations-connaissances " qui peuvent être constitués d'éléments de véritables représentations sociales activées dans le contexte scolaire et de " résidus " de savoirs scolaires.
Donc, en fonction de " vivacités perçues ", les enseignants vont évaluer les risques liés à ces enseignements scolaires ; ils peuvent alors être amenés à les refroidir, à les déproblématiser … au risque de faire perdre une bonne part de leur sens aux apprentissages (notamment dans les filières scolaires dévalorisées). Les savoirs appris restent alors (au mieux) des savoirs pour l'école, souvent suffisants pour un fonctionnement a minima du contrat didactique, mais peu exportables dans les savoirs sociaux ; ils pourraient alors difficilement participer à la formation du citoyen … alors que de nouveaux savoirs scolaires sur des QSV sont explicitement proposés dans cette perspective.

Quelques questions

Peut-on légitimement enseigner des questions socialement vives à l'école?

D'une façon générale, la légitimité d'une discipline scolaire se construit à travers deux grands mouvements :
- l'élaboration du champ disciplinaire scolaire, qui s'effectue en relation avec les savoirs savants de référence, et relève d'abord de l'institution scolaire elle-même. Elle fait intervenir de nombreux éléments : rôle des experts, de la " noosphère ", recours à des théories implicites ou explicites de l'apprentissage, objectifs de la politique éducative, structures du système éducatif. A l'intérieur de chaque discipline vont alors se constituer des objets d'enseignement. La question est de savoir comment ils se situent dans la discipline, et dans les relations avec d'autres disciplines.
- la légitimité sociale des savoirs scolaires, qui dépend pour l'essentiel de la façon dont la société conçoit le rôle de l'école : elle se manifeste à travers la demande d'éducation, les attentes des familles, les jugements sur l'utilité sociale de tel ou tel savoir, mais aussi à travers des stratégies de réussite (scolaire et sociale) ou d'évitement. Elle renvoie aussi aux représentations des élèves sur l'Ecole, sur les filières, sur les disciplines et sur chacun des objets d'enseignement.
Les sciences économiques et sociales-SES (à la fin des années 1960), ou récemment l'ECJS ont été présentés comme une réponse à une demande des élèves, des parents, de l'institution scolaire et de la société en général. Ces " innovations pédagogiques " mettent l'école aux prises avec deux tendances en grande partie contradictoires :
- d'une part, la tentation de légitimer un contenu scolaire par la prégnance (conjoncturelle ou structurelle) d'un questionnement social : l'école utilise de nombreuses voies pour " motiver " les connaissances scolaires, et cette motivation peut être reçue et interprétée différemment selon les acteurs et les époques. Les effets en sont sans doute différents selon la proximité des disciplines scolaires avec les pratiques sociales. Mais quels sont les savoirs qui sont en jeu ? Quelle est la place des valeurs par rapport à celle des connaissances ?
- d'autre part la volonté d'en maîtriser les conséquences didactiques : car à trop vouloir se rapprocher de la question sociale, on risque de s'exposer à la mise en cause des critères de légitimité du savoir scolaire : qu'est-ce qui garantira les contenus scolaires, si ce qui est transmis à l'école résulte simplement de la force momentanée d'un questionnement social ?
Dans une telle situation, il existe un certain nombre de risques pour l'enseignement de QSV :
- le risque de la dérive normative : l'enseignement deviendrait alors un cours de morale privilégiant le " politiquement correct " au détriment des savoirs ;
- le risque de la dérive relativiste : la nécessité d'un recul critique est remplacée par un repliement des savoirs sur des opinions, il y a disparition de toute distance entre les opinions et les savoirs ;
- le risque de nier la distance entre les savoirs scolaires et les pratiques sociales.
La tentation est grande alors, (pour diminuer le " risque d'enseigner ") de " refroidir " l'enseignement des QSV à l'école, et par là d'en affaiblir le sens pour les élèves, alors qu'il faudrait au contraire, pouvoir gérer ce risque et faire en sorte de " problématiser " ces questions, en assumant la nature de l'école comme " mise à distance du réel ".

Quelles stratégies didactiques pour enseigner des questions socialement vives ?

Celles-ci nous semblent pouvoir reposer sur trois éléments :
1- la nécessité de problématiser, car la rupture épistémologique paraît particulièrement cruciale dans des disciplines où l'apprenant est souvent amené à renoncer à des certitudes, en les confrontant à d'autres postures (celles de ses pairs, celles de l'enseignant) et en les mettant en relation avec des éclairages scientifiques divers (et à travers divers paradigmes théoriques). Ces questions ne peuvent prendre place dans l'enseignement sans que soient définis des cadres théoriques, des grilles d'analyse, qui donneront les moyens conceptuels de les traiter. C'est la condition indispensable pour passer de la question d'actualité au fait social, et du fait social à l'analyse sociologique par exemple. Mais le problème est particulièrement difficile dans les disciplines pour lesquelles l'apprenant doit réussir deux, voire trois ruptures et renoncer à autant de certitudes :
- il doit accepter de laisser les réponses données dans son milieu de vie en marge du discours scolaire, et accepter que son discours social ne soit ni unique, ni seul vrai ;
- il doit accepter de confronter sa réponse originelle, et parfois sa réponse scolaire, à celle(s) de ses condisciples ;
- il doit étudier des éclairages scientifiques divers sur une même question, et apprendre à les mettre en relation… ou en concurrence, apprendre à " argumenter ".
2- la nécessité de gérer les rapports aux savoirs, tant pour les enseignants que pour les élèves, en prenant en compte les "savoirs préalables" des élèves.
Pour les enseignants, cela suppose, outre la connaissance des savoirs de référence, la maîtrise des problématiques didactiques : il y a donc des savoirs professionnels relatifs à ce métier. Cela suppose aussi qu'ils puissent prendre en compte les relations des élèves aux savoirs, s'interroger sur le " déjà là " des élèves (leurs savoirs préalables), qui risque d'être d'autant plus puissant que la question est " socialement vive ". La prise en compte des savoirs préalables permettrait alors de mettre en place des stratégies didactiques réalistes quant à la zone proximale de développement de l'élève et respectueuses de son droit à penser, à se former une opinion.
Pour les élèves, la difficulté majeure consistera à accepter l'enjeu de savoirs dans le cadre scolaire, et donc à trouver du sens dans la reconstruction d'un savoir à légitimité scolaire, puis à intégrer une partie de ces savoirs scolaires dans son système de représentations-connaissances pour éclairer ses pratiques sociales.
3- la nécessité de ne pas séparer projet d'enseigner, d'éduquer, d'apprendre car il n'est d'enseignement que socialement finalisé. En permanence, la société s'interroge sur la finalité de l'école : la tâche première de l'école est-elle de distribuer des savoirs, ou de participer à la socialisation dans des sociétés où famille, groupes de pairs et de proximité n'y suffisent plus ? Les savoirs scolaires sont-ils une fin (les élèves doivent apprendre des contenus pour savoir), ou un moyen (les élèves se préparent à devenir des acteurs sociaux ) ?


QSV, rapport savoirs / valeurs et reproduction des inégalités scolaires

Il serait un peu naïf de croire qu'il suffit de réaffirmer qu'il existe une rationalité des valeurs pour que la question de l'enseignement d'une QSV soit résolue.
La référence serait pourtant Condorcet, lorsqu'il écrit qu'il " n'est de bon citoyen que savant ". C'est la référence à des contenus transposés des savoirs scientifiquement et socialement validés qui peut assurer une légitimité scolaire à l'enseignement de QSV, mais aussi qui peut permettre d'aider les élèves à en construire le sens dans l'école, puis d'en " exporter " des éléments dans les savoirs sociaux hors de l'école de manière à éclairer les choix du citoyen (que ce soit sur des questions économiques, sociales, politiques, ou historiques, ou morales, ou encore biotechnologiques, etc …).
Par ailleurs, nos travaux montrent (sur des exemples d'objets d'enseignements économiques) que les acteurs du système éducatif intègrent la hiérarchisation des filières d'une part, et véhiculent d'autre part la représentation que l'on se fait du " niveau " des élèves. Ces logiques peuvent conduire à proposer d'évacuer le sens de l'apprentissage scolaire sur des questions potentiellement vives, particulièrement pour les jeunes " en difficulté " (ceux des LT, et a fortiori ceux des LP).
Le déficit de sens conduit alors le plus souvent à l'absence d'apprentissage, ou à un " jeu de dupes " où les enseignants font leur " métier d'enseignants " et les élèves leur " métier d'élèves ", en limitant leurs investissements personnels.

On peut alors s'interroger sur le rôle " citoyen " de l'école, notamment sur des questions socialement vives ! Que faire ? Ne pourrait-on pas proposer une " reproblématisation raisonnée " des QSV dans le cadre scolaire ? Pour viser à la fois l'efficacité et l'efficience scolaires et travailler dans une perspective de développement de la personnalité sociale des jeunes, ne faudrait-il pas prendre au sérieux les " savoirs sociaux " des élèves (et particulièrement ceux qui sont issus des milieux les moins favorisés) ? Il s'agirait alors de faire accepter aux élèves le pari de la construction de savoirs scolaires sur ces QSV, en prenant en compte leurs savoirs sociaux et en leur proposant des enrichissements en retour sur ces savoirs…
Une " révolution culturelle " pour beaucoup d'acteurs de notre système éducatif, notamment lorsque l'on envisage de faire entrer officiellement dans l'école l'enseignement de nouvelles questions " sociales " dans la " nouvelle culture scolaire " en gestation au lycée, au collège, à l'école primaire !


Quelques travaux récents de notre équipe :

ALPE Y. (2001) Les savoirs scolaires sont-ils " spécifiques " ? L'exemple des savoirs issus des sciences sociales dans les disciplines d'enseignement, communication au colloque " Les politiques des savoirs ", Lyon 6/2001

LEGARDEZ A. et ALPE Y. , (2000), Questions socialement vives, enjeux sociaux et didactiques : la création d'un enseignement d'éducation civique, juridique et sociale en France, Actes du colloque " Recherche en éducation et formation à la citoyenneté ", 13ème Congrès international de l'association mondiale des sciences de l'éducation, Université de Sherbrooke, Canada, 6/2000

LEGARDEZ A., ALPE Y. (2001) La construction des objets d'enseignements scolaires sur des questions socialement vives : problématisation, stratégies didactiques et circulation des savoirs, communication au 4ème colloque AECSE " Actualité de la recherche en éducation et formation ", Lille 9/2001

LEGARDEZ A. (2001) Enseigner l'incertitude et le risque dans les cursus économiques en Europe, communication au colloque de l'EERA, Lille 9/2001

CHAZALON D., GAVINI A.M., LEBATTEUX N., LEGARDEZ A., LUDWIG-LEGARDEZ A., (2000), La représentation de l'entreprise et son évolution en contexte scolaire ; un exemple dans les classes de l'enseignement secondaire français, communication publiée in Actes du 4ème colloque AECSE " Actualité de la recherche en éducation et formation ", Bordeaux, 6/1999, p.298-317

LEGARDEZ A., ALPE Y., CHAZALON D., GAVINI A.M., GUIDONI J-P., LEBATTEUX N., LUDWIG-LEGARDEZ A., Les manuels scolaires : savoirs intermédiaires ou systèmes de médiations ? L'exemple de la questions socialement vive des revenus dans les enseignements économiques des lycées, Recherche et formation n°40 (à paraître)


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