Nous présentons,- sous forme de courts résumés -, quelques
éléments pour alimenter le débat sur l'enseignement de
" questions socialement vives " à l'Ecole . Ces réflexions
sont issues de travaux récents ou en cours de notre équipe IUFM
d'Aix-Marseille - Université de Provence - INRP (voir références),
menés surtout sur des thèmes économiques, sociologiques
et de gestion en lycées généraux, technologiques et professionnels.
Elles nous semble pouvoir également interpeller d'autres champs disciplinaires
et d'autres niveaux d'enseignement. Elles s'appuient sur des résultats
de recherches finalisées par l'enseignement et la formation ; et elles
cherchent à éclairer théoriquement le processus d'enseignement-apprentissage
en se plaçant dans une perspective didactique (donc de rapports aux savoirs).
Quelques hypothèses
Sur les " questions socialement vives " dans le champ scolaire
Nous appellerons " question socialement vive " une question qui possède
les caractéristiques suivantes :
1- elle est vive dans la société :
- elle interpelle les pratiques sociales des acteurs scolaires (dans et hors
de l'institution),
- elle renvoie aux représentations sociales de ces acteurs,
- elle est considérée par la société (globalement
ou dans une de ses composantes) comme importante pour la société,
- elle fait l'objet d'un traitement médiatique tel que la majorité
des acteurs scolaires en ont, même sommairement, connaissance.
2- elle est vive dans les savoirs de référence : il existe des
débats entre spécialistes des champs disciplinaires ou entre les
experts des champs professionnels. Dans la plupart de ces savoirs disciplinaires,
plusieurs paradigmes sont en concurrence.
Il ne s'agit pas toujours à proprement parler de " questions d'actualité
" : elles peuvent demeurer vives pendant de longues périodes, avec
une intensité variable dans le temps et dans les différentes composantes
de la société ; nous qualifions ces questions de " potentiellement
socialement vives ".
De telles questions pénètrent dans le champ scolaire de plusieurs
façons :
- d'abord par " l'actualité ", qui sert de référence
pour " motiver " les élèves,
- ensuite par la " demande sociale " (celle des parents, des syndicats,
des associations ou des intellectuels mobilisés par ces questions), dont
l'expression est généralement floue, mais souvent forte, et qui
conduit à intégrer tel ou tel problème dans le champ scolaire,
- enfin, par l'institution scolaire elle-même, lorsqu'elle modifie des
programmes, crée de nouvelles disciplines, etc.
Les trois phénomènes peuvent converger ou diverger. Par exemple,
la création de l'" ECJS " (enseignement civique, juridique
et social), témoigne d'une convergence des préoccupations concernant
le lien social et l'incivilité, alors que des contentieux comme celui
sur les signes distinctifs religieux à l'école montrent à
l'évidence une divergence d'opinion, mais renforcent de ce fait même
l'aspect " vif " de la question. Les acteurs sociaux peuvent s'entendre
sur la nécessité de traiter telle ou telle question à l'école,
mais s'opposer sur la façon de la traiter. Dans ces conditions, la tâche
des enseignants s'avère particulièrement ardue.
Sur la légitimité des savoirs scolaires
Ce qui donne du sens aux savoirs scolaires, c'est ce qui fonde leur légitimité.
Mais cette légitimité trouve sa source à différents
niveaux : d'abord dans la référence aux savoirs savants (qui a
longtemps caractérisé à elle seule le " modèle
académique ") ou aux savoirs sociaux et aux pratiques sociales et
professionnelles ; ensuite dans la légitimité sociale des savoirs
scolaires (qui témoigne du poids du projet social sur l'action scolaire)
; enfin dans le rapport aux savoirs des élèves et des enseignants.
Le problème est particulièrement délicat lorsque les savoirs
scolaires à construire renvoient à des questions " socialement
vives ", qui interfèrent largement avec les pratiques sociales des
élèves et des enseignants. Les savoirs scolaires sur la société,
- présents sous des formes diverses dans plusieurs disciplines scolaires
et aux différents niveaux du système éducatif -, sont ainsi
l'objet de nombreux questionnements sur les fondements de leur légitimité
et sur les stratégies didactiques à mettre en uvre pour
les enseigner.
Des questions " sociales " et " sociétales " comme
le chômage, les revenus, l'entreprise, la famille, l'incertitude en économie
(cf travaux de notre équipe)
, ou les OGM (travaux de L. Simonneaux
à l'ENFA) ont été scolairement légitimées
; d'autres sont en passe de le devenir (dans le cadre de l'ECJS ou des nouveaux
dispositifs interdisciplinaires d'enseignement, etc
) , ce qui accroît
l'acuité des problèmes qui y sont liés et développe
le champ des QSV.
Sur la construction de " bonnes distances "
Nous faisons l'hypothèse que les enseignants cherchent à construire
les distances optimales entre, d'une part les savoirs scolaires et les savoirs
scientifiques ou les pratiques sociales et professionnelles de référence,
et d'autre part entre les savoirs scolaires et les savoirs sociaux des élèves.
C'est ainsi que nos travaux sur l'enseignement de la question économique
socialement vive des " revenus " étudient le rôle de
l'enseignant dans un système de " médiations sous contraintes
" dans lequel les manuels (et leurs auteurs) occupent une position nodale
quasi-incontournable.
De leur côté, les élèves, en tant que sujet sociaux,
importent leurs savoirs non scolaires dans le contexte scolaire, ce que nous
proposons d'appeler des " savoirs préalables " au processus
d'enseignement-apprentissage. Ces savoirs préalables sont des "
systèmes de représentations-connaissances " qui peuvent être
constitués d'éléments de véritables représentations
sociales activées dans le contexte scolaire et de " résidus
" de savoirs scolaires.
Donc, en fonction de " vivacités perçues ", les enseignants
vont évaluer les risques liés à ces enseignements scolaires
; ils peuvent alors être amenés à les refroidir, à
les déproblématiser
au risque de faire perdre une bonne
part de leur sens aux apprentissages (notamment dans les filières scolaires
dévalorisées). Les savoirs appris restent alors (au mieux) des
savoirs pour l'école, souvent suffisants pour un fonctionnement a minima
du contrat didactique, mais peu exportables dans les savoirs sociaux ; ils pourraient
alors difficilement participer à la formation du citoyen
alors
que de nouveaux savoirs scolaires sur des QSV sont explicitement proposés
dans cette perspective.
Quelques questions
Peut-on légitimement enseigner des questions socialement vives à
l'école?
D'une façon générale, la légitimité d'une
discipline scolaire se construit à travers deux grands mouvements :
- l'élaboration du champ disciplinaire scolaire, qui s'effectue en relation
avec les savoirs savants de référence, et relève d'abord
de l'institution scolaire elle-même. Elle fait intervenir de nombreux
éléments : rôle des experts, de la " noosphère
", recours à des théories implicites ou explicites de l'apprentissage,
objectifs de la politique éducative, structures du système éducatif.
A l'intérieur de chaque discipline vont alors se constituer des objets
d'enseignement. La question est de savoir comment ils se situent dans la discipline,
et dans les relations avec d'autres disciplines.
- la légitimité sociale des savoirs scolaires, qui dépend
pour l'essentiel de la façon dont la société conçoit
le rôle de l'école : elle se manifeste à travers la demande
d'éducation, les attentes des familles, les jugements sur l'utilité
sociale de tel ou tel savoir, mais aussi à travers des stratégies
de réussite (scolaire et sociale) ou d'évitement. Elle renvoie
aussi aux représentations des élèves sur l'Ecole, sur les
filières, sur les disciplines et sur chacun des objets d'enseignement.
Les sciences économiques et sociales-SES (à la fin des années
1960), ou récemment l'ECJS ont été présentés
comme une réponse à une demande des élèves, des
parents, de l'institution scolaire et de la société en général.
Ces " innovations pédagogiques " mettent l'école aux
prises avec deux tendances en grande partie contradictoires :
- d'une part, la tentation de légitimer un contenu scolaire par la prégnance
(conjoncturelle ou structurelle) d'un questionnement social : l'école
utilise de nombreuses voies pour " motiver " les connaissances scolaires,
et cette motivation peut être reçue et interprétée
différemment selon les acteurs et les époques. Les effets en sont
sans doute différents selon la proximité des disciplines scolaires
avec les pratiques sociales. Mais quels sont les savoirs qui sont en jeu ? Quelle
est la place des valeurs par rapport à celle des connaissances ?
- d'autre part la volonté d'en maîtriser les conséquences
didactiques : car à trop vouloir se rapprocher de la question sociale,
on risque de s'exposer à la mise en cause des critères de légitimité
du savoir scolaire : qu'est-ce qui garantira les contenus scolaires, si ce qui
est transmis à l'école résulte simplement de la force momentanée
d'un questionnement social ?
Dans une telle situation, il existe un certain nombre de risques pour l'enseignement
de QSV :
- le risque de la dérive normative : l'enseignement deviendrait alors
un cours de morale privilégiant le " politiquement correct "
au détriment des savoirs ;
- le risque de la dérive relativiste : la nécessité d'un
recul critique est remplacée par un repliement des savoirs sur des opinions,
il y a disparition de toute distance entre les opinions et les savoirs ;
- le risque de nier la distance entre les savoirs scolaires et les pratiques
sociales.
La tentation est grande alors, (pour diminuer le " risque d'enseigner ")
de " refroidir " l'enseignement des QSV à l'école, et
par là d'en affaiblir le sens pour les élèves, alors qu'il
faudrait au contraire, pouvoir gérer ce risque et faire en sorte de "
problématiser " ces questions, en assumant la nature de l'école
comme " mise à distance du réel ".
Quelles stratégies didactiques pour enseigner des questions socialement
vives ?
Celles-ci nous semblent pouvoir reposer sur trois éléments :
1- la nécessité de problématiser, car la rupture épistémologique
paraît particulièrement cruciale dans des disciplines où
l'apprenant est souvent amené à renoncer à des certitudes,
en les confrontant à d'autres postures (celles de ses pairs, celles de
l'enseignant) et en les mettant en relation avec des éclairages scientifiques
divers (et à travers divers paradigmes théoriques). Ces questions
ne peuvent prendre place dans l'enseignement sans que soient définis
des cadres théoriques, des grilles d'analyse, qui donneront les moyens
conceptuels de les traiter. C'est la condition indispensable pour passer de
la question d'actualité au fait social, et du fait social à l'analyse
sociologique par exemple. Mais le problème est particulièrement
difficile dans les disciplines pour lesquelles l'apprenant doit réussir
deux, voire trois ruptures et renoncer à autant de certitudes :
- il doit accepter de laisser les réponses données dans son milieu
de vie en marge du discours scolaire, et accepter que son discours social ne
soit ni unique, ni seul vrai ;
- il doit accepter de confronter sa réponse originelle, et parfois sa
réponse scolaire, à celle(s) de ses condisciples ;
- il doit étudier des éclairages scientifiques divers sur une
même question, et apprendre à les mettre en relation
ou en
concurrence, apprendre à " argumenter ".
2- la nécessité de gérer les rapports aux savoirs, tant
pour les enseignants que pour les élèves, en prenant en compte
les "savoirs préalables" des élèves.
Pour les enseignants, cela suppose, outre la connaissance des savoirs de référence,
la maîtrise des problématiques didactiques : il y a donc des savoirs
professionnels relatifs à ce métier. Cela suppose aussi qu'ils
puissent prendre en compte les relations des élèves aux savoirs,
s'interroger sur le " déjà là " des élèves
(leurs savoirs préalables), qui risque d'être d'autant plus puissant
que la question est " socialement vive ". La prise en compte des savoirs
préalables permettrait alors de mettre en place des stratégies
didactiques réalistes quant à la zone proximale de développement
de l'élève et respectueuses de son droit à penser, à
se former une opinion.
Pour les élèves, la difficulté majeure consistera à
accepter l'enjeu de savoirs dans le cadre scolaire, et donc à trouver
du sens dans la reconstruction d'un savoir à légitimité
scolaire, puis à intégrer une partie de ces savoirs scolaires
dans son système de représentations-connaissances pour éclairer
ses pratiques sociales.
3- la nécessité de ne pas séparer projet d'enseigner, d'éduquer,
d'apprendre car il n'est d'enseignement que socialement finalisé. En
permanence, la société s'interroge sur la finalité de l'école
: la tâche première de l'école est-elle de distribuer des
savoirs, ou de participer à la socialisation dans des sociétés
où famille, groupes de pairs et de proximité n'y suffisent plus
? Les savoirs scolaires sont-ils une fin (les élèves doivent apprendre
des contenus pour savoir), ou un moyen (les élèves se préparent
à devenir des acteurs sociaux ) ?
QSV, rapport savoirs / valeurs et reproduction des inégalités
scolaires
Il serait un peu naïf de croire qu'il suffit de réaffirmer qu'il
existe une rationalité des valeurs pour que la question de l'enseignement
d'une QSV soit résolue.
La référence serait pourtant Condorcet, lorsqu'il écrit
qu'il " n'est de bon citoyen que savant ". C'est la référence
à des contenus transposés des savoirs scientifiquement et socialement
validés qui peut assurer une légitimité scolaire à
l'enseignement de QSV, mais aussi qui peut permettre d'aider les élèves
à en construire le sens dans l'école, puis d'en " exporter
" des éléments dans les savoirs sociaux hors de l'école
de manière à éclairer les choix du citoyen (que ce soit
sur des questions économiques, sociales, politiques, ou historiques,
ou morales, ou encore biotechnologiques, etc
).
Par ailleurs, nos travaux montrent (sur des exemples d'objets d'enseignements
économiques) que les acteurs du système éducatif intègrent
la hiérarchisation des filières d'une part, et véhiculent
d'autre part la représentation que l'on se fait du " niveau "
des élèves. Ces logiques peuvent conduire à proposer d'évacuer
le sens de l'apprentissage scolaire sur des questions potentiellement vives,
particulièrement pour les jeunes " en difficulté " (ceux
des LT, et a fortiori ceux des LP).
Le déficit de sens conduit alors le plus souvent à l'absence d'apprentissage,
ou à un " jeu de dupes " où les enseignants font leur
" métier d'enseignants " et les élèves leur "
métier d'élèves ", en limitant leurs investissements
personnels.
On peut alors s'interroger sur le rôle " citoyen " de l'école,
notamment sur des questions socialement vives ! Que faire ? Ne pourrait-on pas
proposer une " reproblématisation raisonnée " des QSV
dans le cadre scolaire ? Pour viser à la fois l'efficacité et
l'efficience scolaires et travailler dans une perspective de développement
de la personnalité sociale des jeunes, ne faudrait-il pas prendre au
sérieux les " savoirs sociaux " des élèves (et
particulièrement ceux qui sont issus des milieux les moins favorisés)
? Il s'agirait alors de faire accepter aux élèves le pari de la
construction de savoirs scolaires sur ces QSV, en prenant en compte leurs savoirs
sociaux et en leur proposant des enrichissements en retour sur ces savoirs
Une " révolution culturelle " pour beaucoup d'acteurs de notre
système éducatif, notamment lorsque l'on envisage de faire entrer
officiellement dans l'école l'enseignement de nouvelles questions "
sociales " dans la " nouvelle culture scolaire " en gestation
au lycée, au collège, à l'école primaire !
Quelques travaux récents de notre équipe :
ALPE Y. (2001) Les savoirs scolaires sont-ils " spécifiques "
? L'exemple des savoirs issus des sciences sociales dans les disciplines d'enseignement,
communication au colloque " Les politiques des savoirs ", Lyon 6/2001
LEGARDEZ A. et ALPE Y. , (2000), Questions socialement vives, enjeux sociaux
et didactiques : la création d'un enseignement d'éducation civique,
juridique et sociale en France, Actes du colloque " Recherche en éducation
et formation à la citoyenneté ", 13ème Congrès
international de l'association mondiale des sciences de l'éducation,
Université de Sherbrooke, Canada, 6/2000
LEGARDEZ A., ALPE Y. (2001) La construction des objets d'enseignements scolaires
sur des questions socialement vives : problématisation, stratégies
didactiques et circulation des savoirs, communication au 4ème colloque
AECSE " Actualité de la recherche en éducation et formation
", Lille 9/2001
LEGARDEZ A. (2001) Enseigner l'incertitude et le risque dans les cursus économiques
en Europe, communication au colloque de l'EERA, Lille 9/2001
CHAZALON D., GAVINI A.M., LEBATTEUX N., LEGARDEZ A., LUDWIG-LEGARDEZ A., (2000),
La représentation de l'entreprise et son évolution en contexte
scolaire ; un exemple dans les classes de l'enseignement secondaire français,
communication publiée in Actes du 4ème colloque AECSE " Actualité
de la recherche en éducation et formation ", Bordeaux, 6/1999, p.298-317
LEGARDEZ A., ALPE Y., CHAZALON D., GAVINI A.M., GUIDONI J-P., LEBATTEUX N.,
LUDWIG-LEGARDEZ A., Les manuels scolaires : savoirs intermédiaires ou
systèmes de médiations ? L'exemple de la questions socialement
vive des revenus dans les enseignements économiques des lycées,
Recherche et formation n°40 (à paraître)
|