1. Introduction
A travers cette contribution, nous souhaiterions examiner comment le programme
de philosophie avec les enfants peut être ou non considéré
comme un moyen adéquat pour mettre en place et maintenir la paix. Pour
cela, nous expliquerons ici en quoi consiste la pratique de la philosophie en
communauté de recherche avec des enfants, puis nous pointerons les éléments
précis qui nous semblent contribuer à cet objectif.
La pratique de la philosophie avec les enfants est une tentative d'éduquer
les plus jeunes à penser de plus en plus par et pour eux-mêmes,
de manière plus critique et plus créative. Dans les faits, l'exercice
philosophique avec les enfants et les adolescents ne consiste pas à refaire
avec eux le chemin réflexif des grands auteurs de la philosophie, mais
plutôt de les inviter à s'engager dans une aventure intellectuelle
où ils pourront eux-mêmes faire leur propre chemin réflexif,
construire leur propre raisonnement et développer leur argumentation.
Par la mise en place d'un dialogue argumenté entre les jeunes, il se
construit une recherche commune, un espace d'investigation dans lequel les enfants
et les adolescents pratiquent ensemble des habiletés cognitives et affectives
qui méritent notre attention. En effet, par l'exercice de l'oral réflexif,
les jeunes développent des compétences telles que l'habileté
à rechercher, à définir, à analyser ou à
raisonner. En filigrane de cette formation intellectuelle, se dévoilent
aussi des enjeux qui ont trait directement à la formation morale des
jeunes. En effet, par la transformation d'une classe ordinaire en une communauté
de recherche philosophique, les jeunes apprennent à s'écouter,
à se respecter, à coopérer et deviennent de plus en plus
tolérant face à la différence. Le dialogue philosophique
qui caractérise ce groupe de recherche devient alors un instrument pour
la construction et l'appropriation du savoir, pour l'apprentissage d'un savoir-faire
dans la communication par le dialogue et l'investigation commune et enfin pour
le développement d'un savoir être de plus en plus raisonnable.
Or, ces bases ne permettraient-elles pas de contrer la croissance de l'incivilité,
d'inverser l'effet crescendo de la violence et de construire une paix durable
?
2. Éduquer à la paix.
En 1998, au Québec, Gilles Vignault introduisait une conférence
de presses en disant : "Le problème de la violence, c'est un manque
de vocabulaire!" En effet, la violence n'aime pas les mots : nous avons
recours à la violence lorsque nous ne sommes plus capables d'exprimer
ce que nous pensons et ressentons. Introduire le dialogue en éducation
c'est permettre aux enfants d'apprivoiser les mots et d'acquérir peu
à peu un mode de communication pacifique.
Mais prévenir la violence et éduquer à la paix dans les
écoles peut prendre plusieurs directions différentes. Nous estimons
qu'un travail éducatif orienté vers la paix constitue un effort
civilisateur dans lequel se développent les conditions nécessaires
à une organisation sociale démocratique toujours plus respectueuse
de la dignité humaine. Ainsi, éduquer à la paix reviendrait
à donner aux jeunes les moyens de devenir d'une part des individus plus
tolérants, plus solidaires, plus justes, plus critiques, plus autocritiques
et, d'autre part, des citoyens responsables socialement, respectueux des autres
et non violents.
Mais quels moyens employer pour aboutir à de telles fins ? Il nous semble
que quand les moyens utilisés sont à l'image de nos objectifs,
les résultats sont des plus probants. Ainsi, une éducation à
la paix qui revendique la formation d'êtres respectueux, justes, tolérants,
critiques et solidaires devrait permettre aux jeunes de participer à
la création d'une organisation sociale démocratique, d'exercer
la tolérance, d'être activement engagés dans un processus
critique et, surtout, de pratiquer le dialogue.
Autrement dit, une telle éducation devrait être un exercice permanent
de l'agir raisonnable, c'est-à-dire un exercice qui donne notamment l'occasion
d'examiner patiemment une question sous plusieurs angles, d'évaluer ce
qui est juste de ce qui ne l'est pas, d'ajuster les moyens aux fins et de délibérer
seul ou avec d'autres à propos de l'issue de nos actions. L'approche
que nous suggérons pour cette contribution nous semble permettre le développement
de ces compétences. Mais qu'en est-il au juste ?
3. Qu'est-ce que la pratique de la philosophie avec les enfants ?
Parmi la diversité des pratiques philosophiques avec les jeunes, nous
avons retenu celle initiée par Matthew Lipman . Son approche se caractérise
par trois moments distincts :
1) une lecture collective à tour de rôle d'un roman philosophique,
2) le recueil des questions qui seront abordées,
3) le dialogue philosophique.
Chaque moment constitue une étape vers la création d'une communauté
de recherche philosophique et une brève analyse de cette notion apparaît
être fondamentale. Plusieurs points seront ici discutés : la formule
de la communauté de recherche, le rôle de l'animateur dans ce programme,
la formation d'un savoir-faire intellectuel et l'apprentissage d'un savoir être
raisonnable.
A - Qu'est-ce qu'une communauté de recherche ?
Dans les faits, une communauté de recherche est un groupe de personnes
qui discutent ensemble autour d'une question qui les intéresse. Ces personnes,
enfants, adolescents ou adultes, sont invités à proposer des hypothèses,
à partager leurs idées et à les argumenter. Les participants
ont alors l'occasion d'entendre des points de vue qui divergent des leur et,
en écoutant les arguments des autres, ils travaillent en commun à
une meilleure compréhension des sujets qu'ils discutent.
Dans ce " parler-ensemble ", alimenté par une multiplicité
de points de vue, les participants sont assistés par un animateur, dont
le rôle est de créer les conditions favorables pour que chacun
puisse exercer son jugement en approfondissant avec le groupe la question choisie.
Les participants sont alors appelés notamment à définir
les termes qu'ils emploient, à donner des raisons, à chercher
des exemples et des contre-exemples, à comparer, à dégager
certains présupposés, à identifier les implications des
propos soutenus, à poser des questions, etc. Ce moment d'investigation
entre pairs est une véritable pratique de l'oral réflexif et l'installation
de telles communautés de recherche dès l'école maternelle
jusque dans les cours d'université permettrait aux participants de cultiver
des habitudes de réflexion, d'écoute et d'expression.
Parce qu'elle est un lieu de recherche et un moment de questionnement, la communauté
de recherche philosophique donne aux participants l'occasion d'exprimer leur
point de vue et de participer à un examen commun des hypothèses
avancées pendant le dialogue. Au fil des discussions, les participants
emploient progressivement des expressions telles que celles-ci : " On pourrait
peut-être penser que
", " Peux-tu expliquer pourquoi tu
dis cela ? " ou " Je ne suis pas d'accord avec l'idée de
parce que
", " Est-ce que tu peux ré expliquer ce que
tu viens de dire ? ", " Quand nous disons cela, ne présupposons-nous
pas que
? ", " Vers quoi nous mène cette idée
? ", " Qu'est-ce que tu entends par
? " Ces expressions
sont simples et elles sont de plus en plus utilisées comme des outils
pour progresser dans la compréhension du sujet discuté et des
différents points de vue adoptables sur ce sujet. Mais dans cet échange,
quel est le rôle de l'enseignant ?
B- Le rôle de l'animateur.
Le rôle de l'animateur est de permettre la progression du dialogue et
de garantir un contexte qui accorde une importance primordiale à la justice,
au droit de chacun d'être entendu, au respect de ce droit, à l'équité,
à la liberté. Plus précisément, son mandat n'est
pas de vendre des connaissances fragmentaires, mais d'intervenir de façon
significative et judicieuse, le plus souvent sous forme de questions telles
que : " Que veux-tu dire par
? " ou " Est-ce que tu présupposes
que
? " ou encore " Pourquoi dis-tu cela? ". Ces questions
visent essentiellement l'installation d'une procédure régulatrice
d'un discours philosophique qui tend, de manière générale,
vers le développement critique et créatif d'une idée. Pour
l'animateur, ces questions sont autant d'instruments afin qu'il puisse susciter
chez ses élèves la pratique du jugement articulé. Dans
ces conditions, il faut remarquer que l'enseignant doit opérer un véritable
renversement dans son enseignement, puisque la transformation d'une classe en
une communauté de recherche philosophique suppose qu'il renonce à
la formule pédagogique magistrale de la réponse au nom d'une pédagogie
dialogique de la question, de l'interrogation, de l'investigation. C'est lorsque
l'animateur accepte ce rôle que le groupe peut se transformer en une communauté
et le dialogue en une recherche.
C - L'apprentissage d'un savoir-faire ou la formation d'habiletés
intellectuelles.
Le programme " Philosophie avec les enfants " a plusieurs objectifs
éducatifs, notamment de permettre aux enfants de devenir des libres penseurs,
c'est-à-dire de leur apprendre à penser de plus en plus par et
pour eux-mêmes. Mais penser par et pour soi-même c'est aussi savoir
penser avec les autres, savoir entrer en dialogue. Ce mode de penser, toujours
lié à ce que les autres pensent, est le mode de penser critique.
Sous l'angle intellectuel, la formation de la pensée critique est l'objectif
principal de l'approche de Lipman. Elle se caractérise essentiellement
par trois compétences, soit 1) l'habileté à rechercher
des critères, 2) la sensibilité au contexte et 3) la capacité
à s'autocorriger.
À ces trois grandes compétences s'ajoutent l'apprentissage de
plusieurs habiletés de penser et le développement de dispositions
intellectuelles. Les habiletés de penser sont des compétences
cognitives qui se résument à des actes mentaux comme par exemple
les habiletés à distinguer, à définir, à
entrevoir les conséquences, à dégager les présupposés.
Ann Margaret Sharp, principale collaboratrice de Lipman, témoigne que
" les élèves apprennent à s'objecter aux raisonnements
qui manquent de solidité, à tracer des inférences valides,
à hypothétiser, à généraliser, à poser
de bonnes questions, à utiliser et reconnaître des critères,
à se servir de bonnes analogies, à apporter des alternatives,
etc. " Par contraste, les dispositions intellectuelles qui sont développées
par cette approche peuvent se résumer à des états mentaux
comme par exemple l'étonnement, la curiosité, le doute, la recherche,
l'incertitude, la perplexité. Ces dispositions sont les cellules de bases
de la connaissance et leur apprivoisement favorise un meilleur apprentissage,
plus intelligent et plus constructif.
Ces compétences d'ordre intellectuel ont pour fin l'organisation de la
pensée. Elles sont comme des outils dont le mandat est de permettre aux
jeunes de juger de manière plus critique et plus créative, de
discerner avec lucidité ce qui vrai de ce qui ne l'est pas, ce qui est
juste de ce qui est injuste, etc. De manière générale,
cette formation du jugement s'inscrit dans la pratique des différentes
habiletés de penser, dans l'exercice du jugement lui-même et de
celui de la délibération critique avec autrui.
D - Le développement d'un savoir être ou la formation de l'agir
raisonnable.
En plus de cette formation intellectuelle, la pratique de la philosophie en
communauté de recherche et le dialogue qui la structure offrent des instruments
pour une formation morale des jeunes. En effet, dans une communauté de
recherche, chacun est invité à donner son avis, à partager
son opinion et donc de rentrer en relation avec les autres. L'approche de Lipman
favorise cette formation relationnelle qui a comme résultat que les jeunes
apprennent de plus en plus à se connaître les uns les autres en
tant que personne, à dialoguer en acceptant le fait qu'ils doivent prendre
le temps de s'écouter, de respecter une procédure acceptable lors
d'une discussion pour enfin constater que la collaboration intellectuelle est
un moyen efficace pour progresser dans l'identification des équivoques
et dans la compréhension de la vérité. De plus, le dialogue
propose un mode de discussion qui développe chez les jeunes le sentiment
de reconnaissance, de justice et d'équité.
La manière d'agir qui répond à ces dispositions morales
essentielles pour la réalisation d'une structure durable de la paix est
l'agir raisonnable. Mais qu'est-ce qu'être raisonnable ? Pour Lipman,
" l'attitude raisonnable est, de manière générale,
le rationnel nuancé par le jugement " . Par conséquent, c'est
la formation du jugement qui apparaît être l'étape fondamentale
dans le processus de formation de cet agir raisonnable, puisqu'il est, selon
Lipman, la pierre de touche de cette attitude, comme le moyen terme qui permet
le passage entre la raison et l'action raisonnée. Ainsi, savoir-faire
et savoir être sont des compétences complémentaires, l'une
permettant la réalisation de l'autre dans l'accomplissement d'un nouvel
art de vivre en paix.
4. Résultats et synthèse.
Suite à cette brève présentation du programme " Philosophie
avec les enfants ", prenons le temps et l'espace nécessaire afin
d'examiner les résultats d'une telle démarche avec les jeunes
et interrogeons ses capacités à créer les conditions nécessaires
à l'existence et au maintient de la paix. Ann Margaret Sharp propose
une série de compétences développées chez des jeunes
ayant profité de cet enseignement. Elle témoigne :
- qu'ils respectent les personnes
- qu'ils posent des questions pertinentes
- qu'ils demandent des critères d'évaluation
- qu'ils écoutent les autres
- qu'ils montrent de l'intérêt pour la cohérence de leur
argumentation
- qu'ils sont ouvert à de nouvelles idées
- qu'ils sont capable de construire à partir des idées des autres
À partir de cette courte liste, on observe que la pratique du philosopher
en communauté de recherche avec les jeunes a comme résultat qu'ils
découvrent leur intelligence par le fait qu'ils pensent de plus en plus
par et pour eux-mêmes. Par cette pratique intellectuelle et morale, les
enfants et les adolescents développent des habiletés qui leur
permettront de poser des jugements solides, adéquats aux circonstances
et fiables. Mais pourront-ils résoudre les problèmes qui sont
en amont des situations conflictuels ? Seront-ils à même d'examiner
les divergences de manière pacifique? L'activité philosophique
avec des jeunes est un pas de plus vers la formation d'individus de plus en
plus capable de penser en commun et dans ce " penser-ensemble ", ils
apprennent à s'engager dans un dialogue qui accorde une importance fondamentale
à ce que les autres pensent. Or, n'est-ce pas sur la base de cette reconnaissance
mutuelle que siègent les plus éclatantes victoires humaines ou
la réalisation d'un accord pacifique durable? Par l'apprentissage du
dialogue, nous estimons que l'introduction de ce programme dans les établissements
scolaires contribue à la formation de personnes de plus en plus respectueuse
de la dignité humaine et plus enclins à adopter une attitude raisonnable.
Gilles Vignault, auteur compositeur, parrain du projet de prévention
contre la violence au moyen de la pratique de la philosophie avec les enfants.
Matthew Lipman était professeur de philosophie au Montclair State University
dans le New Jersey aux États-Unis et directeur de l'institut de recherche
pour l'avancement de la philosophie avec les enfants.
SHARP, Ann Margaret, La communauté de recherche : une éducation
pour la démocratie, dans " Philosophie et pensée chez l'enfant
" sous la direction de Anita Caron, université du Québec
à Montréal, éd. Arc, p. 86
LIPMAN, Matthew, À l'école de la pensée, université
De Boeck, Belgique, 1995, p. 24
SHARP, Ann Margaret, Quelques présupposés sur la notion de communauté
de recherche, dans " La pratique de la philosophie avec les enfants "
sous la direction de Michel Sasseville, université Laval, Québec,
p. 54 |