Il ne fait de doute pour personne que la fonction première de l'école
est de transmettre des savoirs. Mais lesquels ? Comment déterminer ce
qui doit être enseigné ? Chaque société répond
de façon particulière à cette question, en fonction de
ses valeurs propres, et de la part qu'occupe le système scolaire - lorsqu'il
existe - dans le processus de transmission sociale des savoirs. Dans notre société,
la forme scolaire de cette transmission a pris une place prépondérante
: ainsi, il existe de fait aujourd'hui une catégorie particulière
de savoirs, les " savoirs scolaires ". La nature de ces savoirs, et
les liens qu'ils entretiennent avec d'autres formes de savoirs, posent de nombreux
problèmes pédagogiques, didactiques et épistémologiques.
Un des plus brûlant aujourd'hui s'organise autour de la question de la
légitimité de ces savoirs.
Cette question n'est que partiellement épistémologique : seule
une faible partie des savoirs produits dans les sociétés est considérée
comme acceptable à l'école, pour toutes sortes de raisons (jugements
sur les niveaux de complexité des savoirs ou les capacités des
apprenants, sur la conformité à des systèmes de valeurs,
etc.). Et parmi ces savoirs " acceptables ", seule une partie fait
en réalité l'objet d'actes d'enseignement, et acquiert ainsi une
légitimité à la fois sociale et scolaire.
La construction de cette légitimité renvoie à des mécanismes
complexes ; elle s'appuie en effet sur divers déterminants, dont le poids
peut varier d'une discipline scolaire à l'autre, d'une époque
à l'autre :
- la légitimité scientifique : dans la mesure où personne
ne prétend que les savoirs scolaires sont directement et totalement scientifiques,
celle-ci n'existe pas en soi et il est nécessaire de la construire. De
plus, dans les systèmes scolaires, la référence aux savoirs
savants est souvent fort lointaine. Se constituent alors à partir des
programmes, des manuels, de publications spécialisées, des "
savoirs intermédiaires " caractéristiques de chaque discipline
d'enseignement, qui sont plus facilement accessibles aux acteurs du système
que les véritables savoirs savants, parce qu'ils ont précisément
été élaborés pour cela : il y a fabrication d'un
corpus spécifique, qui pose beaucoup de problèmes quant à
ses conséquences sur la nature même des savoirs scolaires qui sont
censés y renvoyer ;
- la légitimité institutionnelle : celle-ci résulte de
la mise en forme scolaire d'un projet politique (éduquer, enseigner)
; elle s'appuie sur le découpage en disciplines scolaires, le processus
de " disciplinarisation " des contenus (définition de tâches
scolaires et de procédures, d'exercices canoniques, de méthodes
d'évaluation
), et aussi bien sûr sur les programmes officiels,
les instructions
;
- la légitimité sociale : elle s'élabore à partir
des représentations sociales de la fonction de l'école, et des
interprétations sociales des acteurs, elle s'exprime à travers
la demande sociale d'éducation, les stratégies scolaires ( ou
" socio-scolaires ") et les projets d'usage des savoirs scolaires
(en particulier ceux des élèves et de leurs familles).
Les savoirs scolaires sont donc clairement le résultat d'une production
sociale, ils sont construits à travers un ensemble de processus : en
conséquence, ceux qui sont susceptibles d'entrer dans la " mise
en forme scolaire " possèdent des caractéristiques propres.
D'abord, ils se présentent de façon " décontextualisée
" : les savoirs scolaires sont des savoirs pour l'école, transmis
et évalués en tant que tels ; ils sont de surcroît dépersonnalisés
(séparation du savoir et de la personne qui en est l'auteur au cours
du processus de transposition didactique).
Ils sont aussi " re-fabriqués ". A partir de champs savants
de référence et des savoirs sur l'enseignement et la formation,
se réalise à travers la construction des curriculums un re-découpage
finalisé sous conditions : re-découpage par les frontières
des disciplines scolaires qui ne correspondent généralement pas
à celles des champs savants de référence , finalisé
car le but est de " faire apprendre ", sous conditions car les modalités
de la forme scolaire modifient la pertinence de ces découpages selon
les niveaux, les filières, etc.
Au-delà de ces caractéristiques générales, ils doivent
aussi pouvoir respecter trois critères fondamentaux :
- critère de transmissibilité : il découle du caractère
" enseignable " des savoirs, dont la détermination repose en
partie sur des apports des sciences cognitives, et en partie aussi sur des présupposés
pédagogiques ;
- critère de progressivité : celui-ci résulte du caractère
" programmable " des savoirs scolaires, qui repose lui-même
sur des théories didactiques ou au minimum sur des pratiques de didactisation
; ce critère renvoie aussi et plus généralement à
l'organisation du curriculum ;
- critère d'exigibilité : selon lequel un savoir exigible doit
présenter deux caractéristiques : il est légitimé,
et il existe un système de validation, défini à travers
le processus de disciplinarisation des contenus scolaires.
Ces modalités particulières de production des savoirs scolaires
ont une autre conséquence : puisqu'il faut que ces savoirs soient socialement
acceptables à l'école, puisqu'il faut aussi que le projet d'enseigner
rencontre un projet d'apprendre (à travers par exemple la " motivation
" de l'élève
), les savoirs scolaires ne peuvent plus
ignorer aujourd'hui les questions socialement vives. Et ces questions vives
peuvent l'être à la fois dans la société, dans les
sciences de référence et dans le système scolaire :
- dans la société en général : il s'agit alors de
questions sociales qui, dans un contexte donné, deviennent " socialement
vives ", qui interpellent les pratiques et/ou les représentations
sociales des acteurs scolaires, qui représentent un enjeu pour la société
(globalement ou dans l'une de ses composantes) et suscitent des débats,
voire des conflits. Elles font souvent l'objet d'un traitement médiatique
tel que la majorité des acteurs scolaires en ont, même sommairement,
connaissance. A titre d'exemple, le chômage des jeunes, l'incivilité
et la violence, constituent à des degrés divers selon les moments
et les milieux sociaux des " questions sociales, socialement vives "
tout comme les OGM ou le clonage peuvent constituer des " questions biologiques
socialement vives "
;
- dans les théories de références : elles donnent lieu
à des débats souvent vifs dans les savoirs savants et/ou les pratiques
sociales de référence ; pour la plupart d'entre elles, plusieurs
systèmes explicatifs (paradigmes) sont en concurrence
- dans le système scolaire : ces questions pénètrent bien
évidemment dans le système scolaire, à travers " l'actualité
" (souvent conçue par les enseignants comme un moyen d'intéresser
les élèves), à travers les pratiques sociales des élèves,
leurs représentations et leurs questionnements
Dans ces conditions, l'enseignant aura d'autant plus de problèmes spécifiques
à gérer la situation didactique que l'objet scolaire concerné
renverra à des questions particulièrement vives dans un ou plusieurs
de ces champs
Il y a ainsi dans l'enseignement des questions délicates,
qui induisent des approches particulières du questionnement didactique,
et rendent la situation des enseignants parfois très inconfortable :
comment par exemple enseigner dans le cadre des valeurs laïques de l'école
républicaine lorsque l'on a dans sa classe des élèves portant
le foulard islamique ? De fait, certaines disciplines scolaires sont plus exposées
que d'autres à ces problèmes, et donc plus vulnérables
à une mise en cause des critères de légitimité du
savoir scolaire. Ce phénomène est encore renforcé à
l'heure actuelle par l'affaiblissement général des arguments d'autorité
dans le choix et la validation des savoirs à transmettre
Il existe donc une échelle du risque des disciplines scolaires et des
objets d'enseignements, qui résulte de trois facteurs déterminants
:
- La proximité plus ou moins grande avec des pratiques sociales, des
questions socialement vives, et le degré de vivacité de ces questions
, qui détermine le risque d'activation des conflits de valeurs dans la
situation didactique ; lorsque la proximité est grande, le rapport au
savoir des élèves est particulièrement difficile à
traiter et la prise en compte des représentations est cruciale, mais
dangereuse , car elle projette des pratiques sociales dans le champ scolaire
de façon très intense.
- l'hétérogénéité plus ou moins marquée
des savoirs de référence, et l'existence éventuelle de
plusieurs paradigmes explicatifs en concurrence : le rapport au savoir savant
des enseignants est problématique, car rien ne garantit qu'un champ savant
de référence corresponde directement à l'objet d'enseignement.
- la proximité ou l'éloignement des savoirs de référence,
qui est largement déterminée par le niveau d'enseignement .
Les conséquences de la situation d'un objet d'enseignement ou d'une
discipline scolaire sur cette échelle du risque sont multiples.
D'abord, elle se traduit par des problèmes dans la gestion de la prise
de distance avec les " catégories de la pratique sociale "
: l'enseignant est obligé, face à des questions à risque,
de gérer avec prudence cette rupture. En effet, illustrer un cours sur
l'inégalité des chances sociales en prenant pour exemple les enfants
d'immigrés dans sa propre classe est indiscutablement plus risqué
que de prendre l'exemple de la salle de classe pour la mesure des surfaces
et
la décontextualisation ne peut être de même nature dans les
deux cas !
Ensuite, elle pose des problèmes dans la gestion de l'interaction pédagogique
: les savoirs véhiculés dans la classe ne sont pas désincarnés.
Ils sont portés par des individus, vers des individus. L'interaction
pédagogique étant une relation très riche et très
complexe, elle sera d'autant plus difficile à maîtriser qu'il y
aura risque d'activer des conflits de valeurs : la déconstruction des
obstacles à l'apprentissage concernant la notion de " force "
en physique sera moins dangereuse sur ce plan (même si elle est tout aussi
délicate par ailleurs) que celle concernant les notions de justice et
de châtiment dans le domaine juridique
Enfin, elle entraîne des difficultés dans la gestion de la "
bonne distance " entre les genres de savoirs (savoirs savants, intermédiaires,
sociaux
) et entre savoirs à enseigner et questions socialement
vives. En la matière, la stratégie didactique est en partie déterminée
par la posture épistémologique de l'enseignant et par la construction
de son identité professionnelle. Mais si la distance aux savoirs de référence
est trop grande (par exemple si l'on se propose d'enseigner la physique nucléaire
au collège
), le risque de voir se constituer un " savoir spécifiquement
scolaire à vocation sociale " est alors très grand : dans
ce cas, le référent savant (si seulement il existe) peut devenir
à l'extrême un simple alibi de " l'enseignable " - même
si l'objet d'enseignement ainsi conçu semble répondre à
la préoccupation sociale . Le savoir scolaire est alors auto-légitimé
: ce qui fait la valeur de ce savoir, c'est qu'il est enseigné
Dans l'autre sens, si la distance aux questions et aux pratiques sociales est
trop grande, les savoirs scolaires sont alors totalement " désocialisés
" (il n'existe plus de projet d'usage de ces savoirs) et leur réappropriation
par l'apprenant devient problématique
Face à ces difficultés, les enseignants ont souvent recours à
des " savoirs intermédiaires " qui sont les produits de la
corporation, ou de l'institution au sens large, à travers le filtre de
savoirs professionnels sur la formation, l'enseignement et l'apprentissage.
Ces savoirs sont une étape essentielle dans la circulation des savoirs,
et un enjeu professionnel fort, comme le montrent certaines recherches sur la
place et le rôle des manuels scolaires dans les pratiques des enseignants
et dans la façon dont ils justifient leurs choix en matière de
contenus
Les questions relatives à la légitimité des savoirs scolaires
(quels savoirs doit-on enseigner, qu'est-ce qui garantit leur validité,
qu'est-ce qu'il est aujourd'hui interdit d'ignorer
) sont aujourd'hui fortement
médiatisées. Elles sont considérées par certains
chercheurs comme la manifestation d'une " crise curriculaire ", témoignant
de la remise en cause des fondements même du curriculum : revalorisation
de l'apprentissage par la pratique et l'alternance -" seule la pratique
apprend "-, importance croissante du modèle des " compétences
" qui se substituerait au modèle des savoirs, tentations relativistes,
etc....
Mais derrière ces problèmes, se profile une autre interrogation,
très délicate : celle qui concerne la " nature " même
des savoirs scolaires. Le modèle académique traditionnel considérait
la question elle-même comme irrecevable, dans la mesure où il postulait
que les savoirs scolaires, conçus comme cumulatifs, n'étaient
qu'une réduction programmée des savoirs savants. Le modèle
de la transposition didactique s'est attaché, comme son nom l'indique,
à mettre en évidence le nécessaire processus de transformation,
qui mène des savoirs savants au savoir enseigné.
Notre recherche repose sur l'hypothèse que les savoirs scolaires constituent
un forme spécifique de savoirs, propres aux sociétés où
domine (et pas seulement dans l'école elle-même) la forme scolaire,
et que cette forme spécifique est irréductible à celle
des savoirs qui lui donnent naissance. Elle renvoie à une autre approche,
encore très largement à construire : celle d'une " écologie
des savoirs " reposant sur une analyse de la construction sociale des disciplines
d'enseignement. D'une façon plus ambitieuse, mais nécessairement
plus lointaine, est posée la question des conditions de possibilité
d'une épistémologie des savoirs scolaires.
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