La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : Les savoirs scolaires : une forme spécifique de savoirs ?
Auteurs : ALPE Yves <br>Maître de conférences en sociologie, <br>Directeur / adjoint de l'IUFM d'Aix Marseille

Texte :
Il ne fait de doute pour personne que la fonction première de l'école est de transmettre des savoirs. Mais lesquels ? Comment déterminer ce qui doit être enseigné ? Chaque société répond de façon particulière à cette question, en fonction de ses valeurs propres, et de la part qu'occupe le système scolaire - lorsqu'il existe - dans le processus de transmission sociale des savoirs. Dans notre société, la forme scolaire de cette transmission a pris une place prépondérante : ainsi, il existe de fait aujourd'hui une catégorie particulière de savoirs, les " savoirs scolaires ". La nature de ces savoirs, et les liens qu'ils entretiennent avec d'autres formes de savoirs, posent de nombreux problèmes pédagogiques, didactiques et épistémologiques. Un des plus brûlant aujourd'hui s'organise autour de la question de la légitimité de ces savoirs.

Cette question n'est que partiellement épistémologique : seule une faible partie des savoirs produits dans les sociétés est considérée comme acceptable à l'école, pour toutes sortes de raisons (jugements sur les niveaux de complexité des savoirs ou les capacités des apprenants, sur la conformité à des systèmes de valeurs, etc.). Et parmi ces savoirs " acceptables ", seule une partie fait en réalité l'objet d'actes d'enseignement, et acquiert ainsi une légitimité à la fois sociale et scolaire.

La construction de cette légitimité renvoie à des mécanismes complexes ; elle s'appuie en effet sur divers déterminants, dont le poids peut varier d'une discipline scolaire à l'autre, d'une époque à l'autre :
- la légitimité scientifique : dans la mesure où personne ne prétend que les savoirs scolaires sont directement et totalement scientifiques, celle-ci n'existe pas en soi et il est nécessaire de la construire. De plus, dans les systèmes scolaires, la référence aux savoirs savants est souvent fort lointaine. Se constituent alors à partir des programmes, des manuels, de publications spécialisées, des " savoirs intermédiaires " caractéristiques de chaque discipline d'enseignement, qui sont plus facilement accessibles aux acteurs du système que les véritables savoirs savants, parce qu'ils ont précisément été élaborés pour cela : il y a fabrication d'un corpus spécifique, qui pose beaucoup de problèmes quant à ses conséquences sur la nature même des savoirs scolaires qui sont censés y renvoyer ;
- la légitimité institutionnelle : celle-ci résulte de la mise en forme scolaire d'un projet politique (éduquer, enseigner) ; elle s'appuie sur le découpage en disciplines scolaires, le processus de " disciplinarisation " des contenus (définition de tâches scolaires et de procédures, d'exercices canoniques, de méthodes d'évaluation…), et aussi bien sûr sur les programmes officiels, les instructions… ;
- la légitimité sociale : elle s'élabore à partir des représentations sociales de la fonction de l'école, et des interprétations sociales des acteurs, elle s'exprime à travers la demande sociale d'éducation, les stratégies scolaires ( ou " socio-scolaires ") et les projets d'usage des savoirs scolaires (en particulier ceux des élèves et de leurs familles).

Les savoirs scolaires sont donc clairement le résultat d'une production sociale, ils sont construits à travers un ensemble de processus : en conséquence, ceux qui sont susceptibles d'entrer dans la " mise en forme scolaire " possèdent des caractéristiques propres.

D'abord, ils se présentent de façon " décontextualisée " : les savoirs scolaires sont des savoirs pour l'école, transmis et évalués en tant que tels ; ils sont de surcroît dépersonnalisés (séparation du savoir et de la personne qui en est l'auteur au cours du processus de transposition didactique).
Ils sont aussi " re-fabriqués ". A partir de champs savants de référence et des savoirs sur l'enseignement et la formation, se réalise à travers la construction des curriculums un re-découpage finalisé sous conditions : re-découpage par les frontières des disciplines scolaires qui ne correspondent généralement pas à celles des champs savants de référence , finalisé car le but est de " faire apprendre ", sous conditions car les modalités de la forme scolaire modifient la pertinence de ces découpages selon les niveaux, les filières, etc.
Au-delà de ces caractéristiques générales, ils doivent aussi pouvoir respecter trois critères fondamentaux :
- critère de transmissibilité : il découle du caractère " enseignable " des savoirs, dont la détermination repose en partie sur des apports des sciences cognitives, et en partie aussi sur des présupposés pédagogiques ;
- critère de progressivité : celui-ci résulte du caractère " programmable " des savoirs scolaires, qui repose lui-même sur des théories didactiques ou au minimum sur des pratiques de didactisation ; ce critère renvoie aussi et plus généralement à l'organisation du curriculum ;
- critère d'exigibilité : selon lequel un savoir exigible doit présenter deux caractéristiques : il est légitimé, et il existe un système de validation, défini à travers le processus de disciplinarisation des contenus scolaires.

Ces modalités particulières de production des savoirs scolaires ont une autre conséquence : puisqu'il faut que ces savoirs soient socialement acceptables à l'école, puisqu'il faut aussi que le projet d'enseigner rencontre un projet d'apprendre (à travers par exemple la " motivation " de l'élève…), les savoirs scolaires ne peuvent plus ignorer aujourd'hui les questions socialement vives. Et ces questions vives peuvent l'être à la fois dans la société, dans les sciences de référence et dans le système scolaire :
- dans la société en général : il s'agit alors de questions sociales qui, dans un contexte donné, deviennent " socialement vives ", qui interpellent les pratiques et/ou les représentations sociales des acteurs scolaires, qui représentent un enjeu pour la société (globalement ou dans l'une de ses composantes) et suscitent des débats, voire des conflits. Elles font souvent l'objet d'un traitement médiatique tel que la majorité des acteurs scolaires en ont, même sommairement, connaissance. A titre d'exemple, le chômage des jeunes, l'incivilité et la violence, constituent à des degrés divers selon les moments et les milieux sociaux des " questions sociales, socialement vives " tout comme les OGM ou le clonage peuvent constituer des " questions biologiques socialement vives "… ;
- dans les théories de références : elles donnent lieu à des débats souvent vifs dans les savoirs savants et/ou les pratiques sociales de référence ; pour la plupart d'entre elles, plusieurs systèmes explicatifs (paradigmes) sont en concurrence…
- dans le système scolaire : ces questions pénètrent bien évidemment dans le système scolaire, à travers " l'actualité " (souvent conçue par les enseignants comme un moyen d'intéresser les élèves), à travers les pratiques sociales des élèves, leurs représentations et leurs questionnements…

Dans ces conditions, l'enseignant aura d'autant plus de problèmes spécifiques à gérer la situation didactique que l'objet scolaire concerné renverra à des questions particulièrement vives dans un ou plusieurs de ces champs… Il y a ainsi dans l'enseignement des questions délicates, qui induisent des approches particulières du questionnement didactique, et rendent la situation des enseignants parfois très inconfortable : comment par exemple enseigner dans le cadre des valeurs laïques de l'école républicaine lorsque l'on a dans sa classe des élèves portant le foulard islamique ? De fait, certaines disciplines scolaires sont plus exposées que d'autres à ces problèmes, et donc plus vulnérables à une mise en cause des critères de légitimité du savoir scolaire. Ce phénomène est encore renforcé à l'heure actuelle par l'affaiblissement général des arguments d'autorité dans le choix et la validation des savoirs à transmettre…
Il existe donc une échelle du risque des disciplines scolaires et des objets d'enseignements, qui résulte de trois facteurs déterminants :
- La proximité plus ou moins grande avec des pratiques sociales, des questions socialement vives, et le degré de vivacité de ces questions , qui détermine le risque d'activation des conflits de valeurs dans la situation didactique ; lorsque la proximité est grande, le rapport au savoir des élèves est particulièrement difficile à traiter et la prise en compte des représentations est cruciale, mais dangereuse , car elle projette des pratiques sociales dans le champ scolaire de façon très intense.
- l'hétérogénéité plus ou moins marquée des savoirs de référence, et l'existence éventuelle de plusieurs paradigmes explicatifs en concurrence : le rapport au savoir savant des enseignants est problématique, car rien ne garantit qu'un champ savant de référence corresponde directement à l'objet d'enseignement.
- la proximité ou l'éloignement des savoirs de référence, qui est largement déterminée par le niveau d'enseignement .

Les conséquences de la situation d'un objet d'enseignement ou d'une discipline scolaire sur cette échelle du risque sont multiples.
D'abord, elle se traduit par des problèmes dans la gestion de la prise de distance avec les " catégories de la pratique sociale " : l'enseignant est obligé, face à des questions à risque, de gérer avec prudence cette rupture. En effet, illustrer un cours sur l'inégalité des chances sociales en prenant pour exemple les enfants d'immigrés dans sa propre classe est indiscutablement plus risqué que de prendre l'exemple de la salle de classe pour la mesure des surfaces…et la décontextualisation ne peut être de même nature dans les deux cas !
Ensuite, elle pose des problèmes dans la gestion de l'interaction pédagogique : les savoirs véhiculés dans la classe ne sont pas désincarnés. Ils sont portés par des individus, vers des individus. L'interaction pédagogique étant une relation très riche et très complexe, elle sera d'autant plus difficile à maîtriser qu'il y aura risque d'activer des conflits de valeurs : la déconstruction des obstacles à l'apprentissage concernant la notion de " force " en physique sera moins dangereuse sur ce plan (même si elle est tout aussi délicate par ailleurs) que celle concernant les notions de justice et de châtiment dans le domaine juridique…
Enfin, elle entraîne des difficultés dans la gestion de la " bonne distance " entre les genres de savoirs (savoirs savants, intermédiaires, sociaux…) et entre savoirs à enseigner et questions socialement vives. En la matière, la stratégie didactique est en partie déterminée par la posture épistémologique de l'enseignant et par la construction de son identité professionnelle. Mais si la distance aux savoirs de référence est trop grande (par exemple si l'on se propose d'enseigner la physique nucléaire au collège…), le risque de voir se constituer un " savoir spécifiquement scolaire à vocation sociale " est alors très grand : dans ce cas, le référent savant (si seulement il existe) peut devenir à l'extrême un simple alibi de " l'enseignable " - même si l'objet d'enseignement ainsi conçu semble répondre à la préoccupation sociale . Le savoir scolaire est alors auto-légitimé : ce qui fait la valeur de ce savoir, c'est qu'il est enseigné…
Dans l'autre sens, si la distance aux questions et aux pratiques sociales est trop grande, les savoirs scolaires sont alors totalement " désocialisés " (il n'existe plus de projet d'usage de ces savoirs) et leur réappropriation par l'apprenant devient problématique…
Face à ces difficultés, les enseignants ont souvent recours à des " savoirs intermédiaires " qui sont les produits de la corporation, ou de l'institution au sens large, à travers le filtre de savoirs professionnels sur la formation, l'enseignement et l'apprentissage. Ces savoirs sont une étape essentielle dans la circulation des savoirs, et un enjeu professionnel fort, comme le montrent certaines recherches sur la place et le rôle des manuels scolaires dans les pratiques des enseignants et dans la façon dont ils justifient leurs choix en matière de contenus…


Les questions relatives à la légitimité des savoirs scolaires (quels savoirs doit-on enseigner, qu'est-ce qui garantit leur validité, qu'est-ce qu'il est aujourd'hui interdit d'ignorer…) sont aujourd'hui fortement médiatisées. Elles sont considérées par certains chercheurs comme la manifestation d'une " crise curriculaire ", témoignant de la remise en cause des fondements même du curriculum : revalorisation de l'apprentissage par la pratique et l'alternance -" seule la pratique apprend "-, importance croissante du modèle des " compétences " qui se substituerait au modèle des savoirs, tentations relativistes, etc....
Mais derrière ces problèmes, se profile une autre interrogation, très délicate : celle qui concerne la " nature " même des savoirs scolaires. Le modèle académique traditionnel considérait la question elle-même comme irrecevable, dans la mesure où il postulait que les savoirs scolaires, conçus comme cumulatifs, n'étaient qu'une réduction programmée des savoirs savants. Le modèle de la transposition didactique s'est attaché, comme son nom l'indique, à mettre en évidence le nécessaire processus de transformation, qui mène des savoirs savants au savoir enseigné.
Notre recherche repose sur l'hypothèse que les savoirs scolaires constituent un forme spécifique de savoirs, propres aux sociétés où domine (et pas seulement dans l'école elle-même) la forme scolaire, et que cette forme spécifique est irréductible à celle des savoirs qui lui donnent naissance. Elle renvoie à une autre approche, encore très largement à construire : celle d'une " écologie des savoirs " reposant sur une analyse de la construction sociale des disciplines d'enseignement. D'une façon plus ambitieuse, mais nécessairement plus lointaine, est posée la question des conditions de possibilité d'une épistémologie des savoirs scolaires.


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