La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : Les visiteurs étudiants d'une exposition temporaire
Auteurs : O'NEILL Marie-Clarté, Ecole du Louvre, Paris ; DUFRESNE-TASSE, Colette, / Université de Montréal

Texte :
L'exposition " Visions du Futur : une histoire des peurs et des espoirs de l'humanité ", organisée par la Réunion des Musées Nationaux, s'est tenue aux Galeries nationales du Grand Palais à l'automne 2001. Elle a été l'objet d'une étude portant sur ses visiteurs, étude menée par un groupe de professeurs-chercheurs et d'élèves avancés de l'Ecole du Louvre.

Le but de cette recherche était d'obtenir une première appréhension de la temporalité de la réception d'une exposition thématique, c'est-à-dire de la manière dont les visiteurs abordent cette expérience de construction de sens à l'aide d'une combinaison d'objets, de textes et d'effets muséographiques aux divers moments de leur expérience, soit successivement avant, pendant et après leur visite. Pour évaluer l'éventuelle temporalité de la réception suivant les âges de la vie et le passage d'un statut social à l'autre, trois catégories de visiteurs ont été déterminées, pour pouvoir être successivement analysées et comparées : les étudiants de moins de 25 ans, les actifs de 25 à 60 ans, les inactifs de plus de 60 ans.
Le recueil des données s'est effectué par entretiens semi-directifs à l'entrée ou à la sortie de l'exposition ou par enregistrement des visites selon le procédé du " Thinking aloud ".Une quantité importante de données ont pu ainsi être recueillies, permettant l'analyse des modes particuliers de visite pour cette première exposition mais également destinées à être comparées à des données issues d'autre expositions temporaires étudiées ultérieurement.
Les données présentées ci-après correspondent à l'analyse du déroulement spécifique de la visite des étudiants, soit des aspects où leur comportement, d'une part, et leur fonctionnement psychologique, d'autre part, semble différer nettement de ceux des autres catégories étudiées de visiteurs
.
Un premier élément important de la visite d'une exposition est le temps que l'individu décide d'allouer à cette activité ainsi que l'usage qu'il fait de ce temps à l'intérieur des salles. Il ressort de l'analyse des données que les visiteurs étudiants ont un temps de visite moyen de l'exposition comparable à celui des autres visiteurs. La différence d'une catégorie de visiteurs à l'autre apparaît dans la manière dont chaque catégorie semble privilégier proportionnellement en temps la visite de certaines zones. Alors que la première partie de l'exposition abordait les thèmes autour de la survie de l'âme et du corps dans les époques anciennes, c'est la deuxième partie de l'exposition, présentant majoritairement des œuvres modernes ou contemporaines et insistant sur la dimension modernisme et science-fiction qui a, comparativement aux autres catégories de visiteurs, retenu l'attention des étudiants de manière nettement plus importante.

Proportion des visiteurs passant plus de temps dans la deuxième partie de l'exposition :

  Etudiants Actifs Inactifs
Temps supérieurdans 1ère partie 33% 30% 33%
Temps égal dans les deux parties 11% 39% 40%
Temps supérieur dans la 2ème partie 55% 30% 27%

Cette observation met en lumière le côté impulsif de la visite des plus jeunes qui semblent orienter nettement leur comportement en fonction de ce qu'on leur présente, leur sens critique les portant à passer rapidement sur ce qui leur plaît moins pour se concentrer plus longuement sur ce qui les attire. Les visiteurs plus mûrs semblent, eux, dans cette exposition, répartir leur attention de façon plus égale à travers les diverses sections. Pour des visiteurs jeunes en tout cas, leur intérêt pour les thèmes traités et les objets montrés, semble donc non seulement pouvoir retenir leur attention plus longtemps mais aussi pouvoir lutter efficacement contre l'usure progressive de la visite constatée, par exemple, dans cette exposition, chez les inactifs. La comparaison de ces données avec d'autres expositions devrait permettre de préciser les facteurs de lassitude progressive observée dans les expositions temporaires de grande taille et certains des moyens éventuels d'y remédier.

L'élément des expositions que les visiteurs expriment comme essentiel est la présence des objets. Cette prééminence absolue des objets sur les textes ou sur d'autres éléments de muséographie ressort des données recueillies à tous moments de la visite, dans ce qui déclenche la visite, dans les souvenirs qui restent de celle-ci ainsi que dans ce que l'on peut observer au cours de son déroulement. La qualité du regard posé sur ces objets varie cependant de manière intéressante selon les différentes catégories de visiteurs. Les visiteurs étudiants regardent un nombre important d'objets au cours de leur visite, comparable à celui des actifs mais nettement supérieur à celui des inactifs. L'exposition " Visions du Futur " présentait 178 objets de nature et d'époques très variées, allant de l'Antiquité à l'époque contemporaine à travers tous les continents. Cette offre abondante a été observée en moyenne à 66% par les visiteurs étudiants, 117 objets étant ainsi regardés au cours d'une visite de 95 mn. Si l'on compare ces résultats avec ceux recueillis autour des visiteurs inactifs, on constate que, à temps de visite très comparable (90mn), les visiteurs plus âgés regardent un nombre moins important d'objets (96) soit 54% de l'offre. Les étudiants peuvent donc être considérés comme des visiteurs très impliqués dans leur activité de visite, montrant une curiosité réelle pour ce qui leur est proposé, acceptant de passer du temps à faire un tour assez approfondi de l'offre culturelle qui leur est faite. C'est le temps dévolu à l'étude de chaque objet et des textes qui l'accompagnent qui varie selon les types de visiteurs. On perçoit par exemple clairement que les plus jeunes pratiquent un certain " zapping " par rapport aux éléments de cette offre, regardant, pendant une période de temps comparable, un nombre d'objets plus grand que les inactifs, par exemple.
Il en est de même pour la lecture des textes muséographiques (panneaux généraux, panneaux de section, cartels allongés ou identificatoires).Ces textes, relativement abondants et de nature très structurée dans cette exposition, ont été utilisés de manière très irrégulière d'un visiteur à l'autre. Lorsque l'on fait cependant la moyenne des textes lus par chaque catégorie, ce sont les étudiants qui sont, en moyenne, les lecteurs les plus assidus, à 41% de lecture moyenne des textes, toutes catégories confondues, chiffre que l'on peut rapprocher de la lecture moyenne des actifs (33%) ou de celle des inactifs (32%). Compte tenu de la diversité des pratiques à l'intérieur de chaque catégorie, il est donc intéressant d'étudier comment se répartissent les types de lecteurs dans chaque catégorie.

Pratiques de lecture des textes :

  Etudiants Actifs Inactifs Ensemble
50% et plus 39% 17% 13% 23%
25% et plus 39% 52% 56% 49%
Moins de 25% 22% 31% 31% 28%

C'est donc parmi les étudiants que l'on rencontre la proportion la plus importante de gros lecteurs de textes muséographiques ainsi que la proportion la plus faible de petits lecteurs. On peut considérer ce résultat comme surprenant dans la perspective générale de diminution de la pratique de la lecture chez les plus jeunes. Il peut s'expliquer ici de plusieurs manières : Les études effectuées à l'entrée de l'exposition sur les sources d'information préalable des visiteurs sur ce qu'ils viennent voir, montrent clairement que les étudiants ont l'affiche ou le bouche-à-oreille comme sources principales d'information préalable, fait à rapprocher des modes d'information préalable des inactifs, principalement axés sur la lecture d'articles de presse. On comprend donc que la population étudiante ne possède que très peu d'informations sur ce qu'elle vient voir et soit obligée, pour suivre un discours théorique complexe comme celui proposé par cette exposition, de se servir des textes d'appui aux œuvres. D'autre part, la population ciblée est celle des étudiants qui, parmi les jeunes, sont nécessairement ceux qui ont des pratiques culturelles encore très liées à leur vie académique. Le désir de connaître est du reste également exprimé par la majorité de ces jeunes visiteurs lorsqu'on les interroge avant la visite sur leurs motivations, les réponses se situant alors à 88% dans le registre intellectuel regroupant réflexion, soif de connaissance et curiosité intellectuelle. Le désir de comprendre se retrouve dans la nature des textes muséographiques privilégiés par les étudiants. En effet, lorsque l'on compare la nature des textes lus par les diverses catégories de visiteurs, on perçoit, comme l'indique le tableau suivant, une préférence, marquée chez tous, mais particulièrement sensible chez les étudiants pour les textes d'information générale plutôt que pour les textes identificatoires.

Lecture relative des diverses catégories de textes :

  Etudiants Actifs Inactifs
Panneaux généraux 54% 48% 51%
Cartels à portée des oeuvres 21% 25% 24%


Cette préférence de type de lectures est à rapprocher de celle avouée par les étudiants, avant et après la visite pour les expositions d'idées par rapport à celle des expositions monographiques, par exemple. Les étudiants semblent préférer pouvoir construire un scénario mental avec ce qu'on leur propose tout en considérant que ce scénario est constitué d'objets à considérer individuellement, mais l'attention portée aux objets ne l'est pas au détriment de l'idée générale développée par l'exposition et, singulièrement celle-ci.

Considérons maintenant le cœur de l'expérience vécue par les visiteurs au long de leur visite, soit, non plus seulement leur comportement, mais leur activité intellectuelle, par le biais de l'analyse de leur discours au cours de leur visite " à voix haute ".
Si, par rapport aux textes, les objets sont les plus regardés par les visiteurs étudiants, ce sont aussi eux qui monopolisent le plus fortement leur activité intellectuelle et suscitent leurs commentaires. Une moyenne de 70% des unités de sens exprimées concernent en effet les objets, pour 30% concernant les textes.
L'orientation du discours est majoritairement cognitive en moyenne pour toutes les catégories de visiteurs, les étudiants se situant dans la fourchette haute. L'examen relatif des autres types de fonctionnement possibles, soit affectif et imaginaire, fait ressortir une véritable particularité des étudiants qui est la force relative de l'utilisation de l'affectif et la faiblesse relative de celle de l'imaginaire par rapport aux autres catégories de visiteurs. On observe, en effet, dans les données recueillies, une évolution régulière de ces orientations de fonctionnement intellectuel au fur et à mesure du passage d'une catégorie sociale à l'autre, l'affectif semblant diminuer et l'imaginaire semblant croitre régulièrement au cours de la vie.

On peut également répartir les diverses formes d'activité psychologique des visiteurs en trois catégories, chercher ou recueillir de l'information, jouer avec cette information ou conclure, aboutir. L'activité mentale des étudiants apparaît, à l'examen, particulièrement équilibrée [ chercher 37%, jouer 21%, conclure 49% ] si on la compare avec celle des autres catégories ou les actifs utilisent beaucoup plus fortement et exclusivement la conclusion, tandis que les inactifs dépensent beaucoup de leur énergie à recueillir de l'information sans jouer véritablement avec elle. En ce sens, on peut noter la véritable richesse de processus de visite des étudiants qui semblent, dans cette exposition, faire montre d'une utilisation souple et riche des éléments que l'institution met à leur disposition pour créer du sens.
Le dernier point que l'on peut alors considérer est la manière dont les visiteurs étudiants se positionnent par rapport au sens que les commissaires de l'exposition tentent de construire grâce aux divers médias de l'exposition. Leur activité intellectuelle va-t-elle dans le sens du concepteur, va-t-elle au delà du sens fourni, reste-t-elle en deçà, n'atteignant le sens que de manière incomplète et restant au niveau du questionnement ou de l'incompréhension ? Les médias utilisés dans l'exposition ont, là aussi, une grande importance et l'examen des données chiffrées fait apparaître une grande efficacité d'utilisation des textes ( 68% de commentaires sur les textes dans le sens du concepteur, 2% le dépassant pour fabriquer du sens enrichi, 9% restant dans le sens incomplet ), les objets faisant l'objet d'un traitement à la fois plus difficile et plus riche ( 47% des commentaires sur les objets dans le sens du concepteur, 13% le dépassant pour développer du sens enrichi, 17% restant en sens incomplet ).
On voit apparaître là l'aisance relative d'interprétation des textes développée tout au long de la formation académique et la faible expérience d'interprétation des objets dont on sait qu'elle ne se développe en France que par la pratique volontaire des expositions. On comprend alors pourquoi la variable essentielle dans les analyses de modes de visites de musées demeure le niveau de pratique beaucoup plus que le niveau académique, aucune formation n'existant alors véritablement dans la société autour de cette pratique culturelle d'importance croissante.

Cette étude, portant sur une exposition d'idées, et devant être complétée par celle, en cours, d'une exposition d'archéologie puis par celle d'une exposition monographique de peinture semble permettre de préciser certaines des modalités de visite des grandes expositions temporaires par les étudiants : l'attirance majoritaire pour les objets liée à une réelle difficulté à en découvrir le sens, l'importance de textes muséographiques les aidant à saisir, non pas seulement l'identité de ces objets mais la raison intellectuelle de leur rassemblement, le scénario conceptuel sous-jacent à l'exposition, la dimension affective essentielle que doit pouvoir revêtir cette expérience culturelle, le plaisir évident lié à la compréhension et à l'élargissement culturel, autant d'éléments qui devront être confirmés par les études ultérieures et qui devraient aider le milieu muséal à préciser les moyens de communiquer de manière plus efficace son potentiel culturel et scientifique.


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