La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Dispositifs et instrumentalisation des apprentissages. Quels bénéfices et quelles limites ?


Titre : MARQUET Pascal, DINET Jérôme, NISSEN Elke :Université Louis Pasteur - Strasbourg Laboratoire des Sciences de l'Education (EA 2310) Équipe SESAM (Systèmes d'Education, Situations d'Apprentissage, Multimédia) Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Educ
Auteurs : FONCTIONNALITÉS D'UN CARTABLE NUMÉRIQUE ET COÛT COGNITIF : OBSTACLE À L'INTÉGRATION DES TIC ?

Texte :

1. Le contexte de l'étude

Depuis le début de l'année scolaire 2001-2002, une classe de Seconde d'un lycée d'enseignement général et professionnel du Bas-Rhin expérimente un nouveau type de cartable numérique. De manière générale, " un cartable numérique est un espace numérique personnel destiné à l'enseignant, à l'élève ainsi qu'à sa famille, qui met à disposition un ensemble de ressources et d'outils, tels que des contenus pédagogiques, des logiciels, un espace de stockage, des outils de communication et de travail collectif " (Kaplan, 2002 ; p. 16). Le cartable numérique dont il est question s'intitule ESV (Etablissement d'Enseignement Virtuel). Il s'utilise dans les phases pré-active, active et post-active de l'enseignement. Ainsi, pour préparer ses cours, l'enseignant sélectionne les ressources numérisées qu'il juge pertinentes par rapport à ses objectifs et les organise comme il le souhaite. Pendant son cours, il fait appel aux ressources préalablement sélectionnées et peut les projeter à l'aide d'un vidéoprojecteur ou d'un tableau interactif. Au terme de son cours, l'enseignant peut archiver des éléments du cours dans le cahier de texte des élèves, les mettant ainsi à leur disposition. L'ESV - cartable numérique se présente comme une plate-forme qui permet d'exploiter des ressources (contenus et logiciels) depuis n'importe quel ordinateur qui a accès au serveur hébergeant l'application via un navigateur. Ces ressources peuvent provenir de sites pédagogiques ou être propres à l'enseignant. Elles peuvent être de différents formats et multimodales (sons, textes, vidéos, etc.). Quoi qu'il en soit, contrairement à ce que les élèves peuvent généralement trouver sur l'Internet, les ressources mises à disposition sur le serveur bénéficient d'une " validité " pédagogique et répondent a priori à des objectifs préalablement définis par les enseignants.

2. Les routines des enseignants

Dans cette communication, nous nous intéressons plus particulièrement aux usages que les enseignants font de l'ESV en classe, et à ses incidences sur les scénarios pédagogiques qu'ils mettent en œuvre. Parmi les éléments relevés par Dessus (2000) dans une récente revue de questions sur les routines de planification d'enseignements, deux d'entre eux paraissent plus importants que les autres : — d'une part, les enseignants experts ne suivent pas les procédures initialement prescrites du fait qu'ils ne spécifient pas nécessairement d'objectifs et qu'ils ne se réfèrent que très rarement à l'évaluation des élèves ; — d'autre part, le nombre de " scripts " d'enseignements (i.e., les routines) est limité et globalement fixe : ce répertoire d'actes professionnels de base permet aux enseignants de réduire leur charge cognitive et de rendre leurs actions prédictibles par les élèves. Or, l'introduction des TIC (Technologies de l'Information et de la Communication) dans le système éducatif se réalise en partie en oubliant que les pratiques pédagogiques correspondent à des stratégies et des procédures déjà établies. Aussi, avons-nous observé la façon dont des enseignants chevronnés s'approprient ce cartable numérique, sous l'hypothèse suivante : si l'utilisation de ce dispositif contraint trop fortement l'enseignant à modifier ses routines déjà existantes, alors cet outil ne sera pas " adopté ", son utilisation étant cognitivement trop coûteuse. Répondre à cette question nécessite donc de s'intéresser aux éventuelles modifications des pratiques des enseignants lorsque ceux-ci utilisent le nouveau dispositif.

3. Méthodologie

3.1. Plan d'observation et variables contrôlées
Plusieurs enseignants utilisateurs réguliers de l'application ont été observés à l'occasion de quelques zooms didactiques, selon le principe d'une comparaison de séances conduites avec l'ESV versus sans l'ESV dans des conditions strictement contrôlées. Des observations ont été menées dans trois disciplines différentes : en mathématiques, en langues vivantes et en français, durant la fin du second trimestre de l'année 2001-2002. Afin de perturber le moins possible la progression pédagogique des élèves, les observations se sont déroulées selon une organisation légèrement différente, selon la discipline concernée. En mathématiques, l'enseignant a d'abord réalisé un cours avec le dispositif pour la moitié d'une classe et a ensuite réalisé le même cours sans le dispositif pour l'autre moitié de la classe. La semaine suivante, le même enseignant a réalisé un autre cours dans les mêmes conditions (avec vs sans le dispositif) en contrebalançant les groupes. Ainsi, chaque élève a suivi deux cours dans les deux conditions. En ce qui concerne les langues vivantes, un seul cours a été conduit : la moitié de la classe a bénéficié du dispositif tandis que l'autre moitié non. Enfin, en ce qui concerne le français, ce sont deux classes de Seconde qui ont suivi l'un des deux types de cours.
3.2. Procédés d'observation
Un observateur présent lors de la conduite des séances a relevé le déroulement de la séance ainsi que les modalités de communication à l'aide d'une grille d'observation inspirée de Goldman et al. (1999). Construite dans un contexte d'étude de la planification des buts chez des sujets devant résoudre des problèmes mathématiques avec un outil informatique, cette grille prend la forme d'un tableau et permet de réaliser des analyses qualitatives fines quant à l'impact des TIC sur les supports, matériels et fonctions de ces matériels utilisés par l'enseignant. Six types de données sont pris en compte, ces données étant réparties en deux grands groupes : d'une part, les données relatives aux documents, informations et matériels utilisés par l'enseignant ; d'autre part, les données relatives aux aspects liés à la communication. Plus précisément, la grille a permis de repérer les indices suivants : le temps relatif (qui permet d'appréhender le temps consacré à chaque épisode de la séance) ; la nature de l'épisode, telle que la correction d'exercice, une transition, une nouvelle leçon, etc. (Dessus, 1994) ; l'activité effectivement réalisée par les élèves et l'enseignant ; le support utilisé pour chaque activité relevée (e.g., tableau noir, tableau numérique, manuel scolaire) ; le matériel que l'enseignant utilise ou fait utiliser (e.g., logiciel x, énoncés de problèmes) ; la fonction du matériel (e.g., argumenter, montrer un exemple, contre-argumenter, illustrer) ; la fonction de l'enseignant, telle que informateur, animateur ou évaluateur (Dargirolles, 1999) : le type de communication (par groupe de deux, par petits groupes, d'un groupe à un autre, etc. ; Bérard, 1991) ; la langue utilisée (français ou langue cible étrangère) ; les indices para, extra-verbaux et/ou environnementaux qui peuvent être utiles pour comprendre le déroulement d'un épisode ou un événement. Exceptées pour les mathématiques, les observations ont aussi donné lieu à des enregistrements vidéoscopiques, à l'aide de deux caméras. La première caméra était dirigée vers les élèves tandis que la seconde l'était vers les supports d'information (tableau informatique, tableau noir et enseignant). Les bandes vidéoscopiques ont été visionnées par deux juges qui ont confirmé ou corrigé les relevés réalisés par l'observateur présent au cours des enregistrements. Enfin, consécutivement à chacun des cours ayant fait l'objet d'observations et d'enregistrements, l'observateur s'entretenait avec l'enseignant afin de préciser et/ou d'éclaircir certains éléments, tels que les objectifs du cours initialement prévus. De plus, cet entretien était nécessaire dans le cadre d'une réelle coopération entre l'enseignant et l'observateur.

4. Résultats

Les répercussions de l'ESV diffèrent selon les disciplines, chacune d'elles répondant à des exigences didactiques spécifiques. Nous présentons les résultats en deux temps : les éléments communs aux trois disciplines sont évoqués en premier et les éléments distincts et spécifiques aux disciplines concernées sont ensuite envisagés.

4.1. Les éléments communs aux mathématiques, français et langues vivantes

La communication orale reste primordiale dans les séances et ses modalités semblent être peu influencées par l'utilisation du dispositif. Les supports " traditionnellement " utilisés (livre, manuel scolaire, documents photocopiés) le sont toujours en même temps que le dispositif. Ici, le recours à l'ESV ne se fait pas au détriment des autres auxiliaires pédagogiques. Des difficultés directement liées à la technique (e.g., problème d'accès au réseau, " plantage " de machine) ou liées aux connaissances procédurales relatives à l'outil (e.g., oubli de certaines procédures) peuvent faire obstacles à l'utilisation du dispositif.
Lorsqu'on les interroge, les enseignants soulignent trois aspects qui justifient le recours à l'ESV : — la " projection " aisée de données, de figures, etc. à l'ensemble de la classe ; — l'accès à des ressources jusqu'à présent difficilement accessibles depuis la classe (e.g., accès à un index des termes littéraires, accès à un site Web spécifique) ; — la rapidité avec laquelle des données ou ressources " complexes " peuvent être convoquées (e.g., figures géométriques) ;

4.2. Les éléments distincts d'une discipline à l'autre

Nous avons observé une modification quasi-systématique de l'ordonnancement des épisodes à l'intérieur des séances en mathématiques. En effet, la possibilité offerte par le dispositif de projeter des constructions géométriques complexes permet à l'enseignant de présenter des constructions au début des épisodes de présentation. Lorsque le dispositif n'est pas utilisé, ces mêmes constructions sont progressivement élaborées par l'enseignant au tableau noir. Grâce à la possibilité offerte par le dispositif, l'enseignant fait l'économie de la construction de figures complexes lors du cours. Nous avons aussi noté une modification des épisodes (apparition de nouveaux épisodes et/ou disparition d'autres épisodes) en langues vivantes et en français. Dans l'une des langues vivantes, si l'enseignante débute la séance par un " brainstorming ", cet épisode disparaît lorsque le dispositif est utilisé : en effet, dans ce dernier cas, des documents prélevés sur le Web permettent d'introduire les notions qui vont être abordées lors du cours. De même, en français, lorsque le dispositif est utilisé, la séance débute par la projection de documents prélevés sur le Web, qui de surcroît n'existent qu'en ligne (i.e., un index électronique de termes littéraires). C'est essentiellement la fonctionnalité illustrative du dispositif qui est exploitée. Cette fonctionnalité a notamment pour conséquence, en mathématiques, un raccourcissement de la durée de la séance. La séance réalisée avec le dispositif avait une durée inférieure à celle réalisée sans le dispositif. Cette différence de temps (10 minutes) s'explique notamment par le fait qu'avec le dispositif, les constructions géométriques et spatiales complexes sont rapidement accessibles alors que l'enseignant doit les réaliser sur le tableau noir lorsque le dispositif n'est pas présent.

5. Discussion

Cette étude exploratoire ne répond que partiellement à la question des contraintes que l'ESV exerce sur les routines des enseignants. En effet, nous avons constaté que, dans les trois disciplines observées, les modes de communication dominants persistent, que les supports de cours traditionnels ne sont pas abandonnées et que le pouvoir illustratif de la projection collective est surexploité. Nous avons aussi noté des modifications dans l'ordre des épisodes des séances, eux-mêmes révélateurs des transformations des plans d'action élaborés par les enseignants qui mettent ainsi à profit la fonctionnalité d'illustration de l'ESV. On ne peut donc pas objecter que les enseignants n'utilisent pas le dispositif en raison des remaniements des plans d'actions pédagogiques trop lourds qu'il imposerait. En revanche, seule la fonctionnalité la plus conforme aux scénarios pédagogiques courants est reprise par les enseignants dans l'usage qu'ils font de l'ESV. À ce titre, on ne peut pas véritablement parler d'intégration, ni d'obstacle à l'intégration. Nos observations révèlent une situation hybride d'exploitation en surface du dispositif, qui, au passage, renforce la dimension magistrale du cours. Cet usage n'est d'ailleurs pas sans rappeler le sort qu'a connu et que connaît encore le rétroprojecteur (Cuban, 1997), qui permet aux enseignants de maintenir leur position magistrale tout en améliorant leurs procédés de présentation de ce qu'ils donnent à voir aux apprenants.

6. Références bibliographiques

BÉRARD, E. (1991). L'approche communicative, théorie et pratiques. Paris, CLE international. CUBAN, L. (1997). Salle de classe contre ordinateur : vainqueur la salle de classe, Recherche et Formation, 26, 11-29. DARGIROLLES, F. (1999). L'évolution de la conception de l'observation de classes en didactiques des langues étrangères. Études de Linguistique Appliquée, 114, 141-152. DESSUS, P. (1994). Modèles décisionnels et prédictifs dans la planification de séquences d'enseignement assisté par ordinateur : les effets de l'expérience et de la connaissance. Thèse nouveau régime, Université Pierre Mendès-France, Grenoble. - (2000). La planification de séquences d'enseignement, objet de description ou de prescription. Revue Française de Pédagogie. 133, 101-116. GOLDMAN, S. R., ZECH, L. K., BISWAS, G., NOSER, T., & the Cognition and Technology Group at Vanderbilt (1999). Computer technology and complex problem solving: Issues in the study of complex cognitive activity. Instructional Science, 27, 235-268. KAPLAN, D. (2002). Les cartables électroniques. Paris, FING.

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