La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : L'insertion objet de demande ou d'assignation ? Décrochage : comment raccrocher ?


Titre : Le devenir de jeunes adultes déficients intellectuels à la sortie d'un établissement spécialisé

Auteurs : CORBILLON Michel, CHATENOUD Arnaud

Texte :
D'une façon générale, la connaissance de la population "handicapée" en France reste relativement imprécise. Ainsi, selon les statistiques de référence, l'ampleur même du phénomène varie considérablement : de 1,5 à 5,5 millions de personnes (données ministérielles ou enquête décennale de la santé). Le devenir des jeunes adultes handicapés semble encore plus mal connu. Les études longitudinales étudiant les processus d'insertion de ce public sont rares, et plus encore en ce qui concerne spécifiquement les personnes ayant une déficience intellectuelle.

En France, le secteur médico-éducatif assure les soins et l'éducation des enfants et adolescents handicapés, lorsque leur handicap nécessite une prise en charge globale. En principe, un établissement médico-éducatif ou d'éducation spéciale donné accueille des enfants et/ou des adolescents qui présentent la même déficience principale. Il existe trois types de structures : les établissements pour enfants handicapés moteurs ou déficients sensoriels graves ou polyhandicapés, les instituts de rééducation spécialisés dans l'éducation des enfants présentant d'importants troubles du comportement et les instituts médico-éducatifs pour enfants déficients intellectuels. Ces derniers sont les plus nombreux et ils accueillent les deux tiers des enfants handicapés. Ils comprennent les IMP (instituts médico-pédagogiques) et les IMPro (instituts médico-professionnels). Les premiers assurent les soins et l'enseignement général et pratique adaptés aux enfants de 6 à 14 ans. Les seconds font suite aux IMP et accueillent les déficients intellectuels plus âgés qui reçoivent une éducation générale et une formation professionnelle adaptées à leur handicap.

A leur majorité, les jeunes adultes en capacité de travailler peuvent bénéficier d'une reconnaissance du statut de travailleur handicapé qui leur ouvre droit à une allocation d'adulte handicapé et leur permet d'obtenir éventuellement un emploi réservé en milieu de travail "ordinaire" (dans une entreprise, une association ou une administration) ou un emploi en milieu de travail "protégé". Les établissements de travail protégé proposent aux travailleurs handicapés des activités adaptées à leur état, en conciliant mise au travail et protection. Ces établissements, réservés aux travailleurs handicapés, fonctionnent comme n'importe quelle entreprise soit en assurant des productions propres, soit en passant des contrats de sous-traitance mais bénéficient de subventions et du contrôle de l'Etat. Parallèlement à l'activité professionnelle, des soutiens médico-sociaux sont proposés.

Une étude menée dans le Rhône à la fin des années 80 par M.-T. Espinasse et C. Merley (1989), sur l'insertion professionnelle des jeunes handicapés deux ans après leur sortie d'établissement, montre que, si la quasi-totalité des jeunes sortis d'instituts médico-professionnels est orientée vers l'emploi (93,2 %), un nombre important d'entre eux ne bénéficie pas, deux ans après, d'une insertion stable. La comparaison avec un second échantillon ultérieur semble indiquer, pour les auteurs, une dégradation des possibilités d'accès à l'emploi, tant dans le milieu ordinaire que dans le milieu protégé.

Les statistiques nationales indiquent, à travers l'activité de la Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP), une forte progression de demande de reconnaissance du statut de travailleur handicapé (+ 11,4 % par an). Le nombre de places en Centres d'aide par le travail (CAT), majoritairement occupées par des adultes handicapés mentaux, a, lui aussi fortement progressé, avec cependant de très larges disparités selon les régions (Borrel, Gosselin, 1997).

Une recherche menée à partir d'un Externat médico-professionnel (EMPro) de la région parisienne s'est donnée pour objectif de répondre aux questions suivantes à visées informatives, mais également compréhensives :
Que deviennent les jeunes quelques années après leur accueil en établissement spécialisé ?
Quelle est leur insertion sociale et professionnelle ?
Que disent-ils de leur parcours, de leur vie présente ?

Pour répondre à ces questions, trois études complémentaires ont été effectuées. La première a consisté en une analyse des caractéristiques des jeunes et de leur famille et des modalités de l'accueil, afin de les mettre en relation avec les éléments de devenir. La seconde étude, longitudinale, visait le devenir et les effets à court et moyen terme de l'action. La troisième approche, plus compréhensive, souhaitait expliciter les parcours différenciés mis en évidence dans la phase 2.

Méthodologie

Contexte
L'EMPro concerné a une capacité d'accueil de 77 jeunes (garçons et filles) de 12 à 20 ans "présentant des déficiences intellectuelles avec un retard scolaire massif et d'éventuels troubles de la personnalité et du comportement, mais avec des potentialités permettant d'envisager, à terme, une autonomie suffisante pour une insertion socioprofessionnelle en milieu normal ou protégé" (extrait du projet d'établissement, 2000). L'établissement affiche un objectif prioritaire d'insertion professionnelle des adolescents déficients qu'il accueille. De son organisation, proche de celle d'un établissement scolaire, on peut dégager deux niveaux principaux : à un premier niveau, apprentissages scolaires et techniques (en ateliers) s'avèrent prépondérants ; à un second niveau, la participation progressivement plus importante à des stages professionnels constitue un point charnière de la prise en charge. Conjointement à cette "ossature" d'apprentissage, l'établissement propose, de façon plus individualisée, un ensemble de soutiens de type thérapeutique ou rééducatif (orthophonie, psychomotricité) ainsi que des ateliers orientés vers la vie sociale et l'autonomie des jeunes. Depuis 1982, un "service d'insertion", installé hors des murs de l'établissement, complète le travail effectué en direction des entreprises de la région pour organiser des stages et faciliter l'insertion professionnelle des jeunes à la sortie de l'établissement.


Procédures
Comme nous l'avons indiqué, trois études ont été réalisées entre novembre 1999 et mai 2001.
Dans la première étude, à partir du dossier et de divers éléments produits par l'institution (données administratives et psycho-socio-éducatives), un document rempli pour chacun des 100 jeunes ayant quitté l'établissement entre 1991 et 1995 a permis de caractériser les sujets de l'échantillon autour de trois dimensions clés :
- les caractéristiques du jeune : âge, sexe, lieu de naissance, place dans la fratrie, problèmes de santé ;
- les caractéristiques de la famille : niveau socioéconomique, structure familiale (biparentale, monoparentale, recomposée), dimensions relationnelles (qualité de la relation parent/enfant) et évènements particuliers (décès, handicap, etc.) ;
- les caractéristiques et l'évolution du jeune lors de la prise en charge dans l'établissement spécialisé. Deux dimensions principales ont été retenues, la dimension "apprentissage" (niveau scolaire en classe et en atelier, nombre de stage, évaluation du stage) et la dimension "relationnelle" (caractéristiques de l'humeur, des relations aux autres jeunes, aux adultes).

La seconde étude, centrale dans notre projet, concernait le devenir psychosocial à moyen terme et supposait de retrouver le plus grand nombre de sujets de l'étude 1. L'intérêt de l'approche longitudinale utilisée n'est plus à démontrer. Plus fiable que les approches rétrospectives, elle contourne les difficultés essentiellement liées aux déformations de "l'évocation après coup". Nous avons adressé à l'ensemble des jeunes retenus dans l'étude 1 un courrier présentant notre démarche et un questionnaire que le jeune adulte pouvait remplir seul ou en se faisant assister. Les limites rencontrées concernent la déperdition "habituelle" de sujets d'étude qui n'ont pu être contactés ou mobilisés. Le taux de réponse obtenu pour l'ensemble de la population recherchée est de 54%.

Le questionnaire proposé est organisé autour de sept thématiques correspondant à une double dimension : l'insertion socioprofessionnelle (le logement, la situation professionnelle, les ressources financières) et les ressources sociales (la famille, les amis, la santé, la satisfaction). Ces thématiques s'appuient sur la proposition théorique de R. Castel (1995) de retenir deux axes pour situer un individu dans l'espace social : l'insertion dans le monde du travail et l'intégration à un réseau socio-familial. Autour de ces deux dimensions, les résultats d'études précédentes justifient une attention particulière sur certains points :
- l'insertion professionnelle : les évolutions du contexte socio-économique et les connaissances sur l'insertion des jeunes handicapés nécessitent de dépasser la simple distinction actif/inactif et milieu protégé/milieu ordinaire. La prise en compte de l'insertion doit être élargie non seulement aux changements de situation professionnelle vécus mais également aux caractéristiques de cette situation (type de contrat, temps de travail, etc.).
- la question des ressources sociales disponibles pour l'individu fait l'objet, depuis plusieurs années, d'un intérêt renouvelé tant de la part des pouvoirs publics que des chercheurs en sciences humaines (Degenne et Lemel, 1999). Cette notion de soutien social s'avère d'autant plus d'importante pour les chercheurs et les praticiens travaillant auprès de populations dites "en difficulté" (Corbillon, 2000 ; Gracia et Musitu, 1997). Concernant plus spécifiquement les personnes handicapées, au cours des années 70 et 80, plusieurs auteurs ont fait apparaître, dans leurs études, à quel point les personnes déficientes mentales éprouvent des difficultés à établir et maintenir des contacts interpersonnels, non seulement avec des personnes non déficientes mais également avec leurs pairs déficients mentaux (Kaufman et Alberto, 1976). Le développement de la perspective éco-systémique a par ailleurs plus particulièrement attiré l'attention sur l'importance du réseau de soutien social des personnes déficientes (Dunst et al., 1986 ; Burke et Cigno, 1997).

La troisième étude a consisté en une série de rencontres avec sept "anciens" sous la forme d'entretiens. Cette approche s'est révélée particulièrement féconde, permettant par l'analyse et la confrontation des entretiens, de tracer des configurations d'insertion possible, configurations permettant d'éclairer en retour les données quantitatives recueillies dans la phase précédente. Il ne s'agissait pas ici de "sélectionner" des jeunes statistiquement représentatifs de parcours d'insertion après un accueil à l'EMPro mais de proposer des "variations sur un même thème" (Lahire, 1995), celui de l'intégration sociale. Ce sont donc des variations du possible qui ont été recherchées pour mieux saisir, à travers chaque situation singulière, les éléments explicatifs de ces possibles parcours. Les jeunes ont été choisis à partir du croisement de quatre critères : sexe, lieu de résidence, situation par rapport à l'emploi, statut par rapport au handicap (bénéficiant ou non de l'allocation pour adulte handicapé). Le projet consistait ici à passer d'une réflexion statistique sur les rapports, les corrélations entre différentes variables (études 1 et 2), à une prise en compte plus "microscopique" des processus et modalités d'intégration sociale des jeunes adultes. En déplaçant le regard vers la singularité de chaque cas, il s'agissait d'appréhender ce que le langage des variables ignore ou ne peut que présupposer : la mise en relation des évènements, par les acteurs eux-mêmes.

Résultats

Les jeunes, leurs familles et l'accueil à l'EMPro
Conformément aux données nationales concernant les mineurs en établissement pour déficients intellectuels (Langouët, 1999), les jeunes accueillis à l'EMPro sont majoritairement des garçons, nés en Ile-de-France. Ils sont le plus souvent les aînés de familles plus nombreuses que dans l'ensemble de la population. Comme l'ont montré d'autres travaux, les garçons ont des appréciations généralement plus "faibles" ou négatives que les filles. Que ce soit du point de vue de l'humeur, des relations aux autres ou du comportement en classe, le contact est jugé plus difficile et ils apparaissent moins coopérants. L'âge médian d'admission est de 14 ans et 9 mois, les plus jeunes avaient 12 ans (10 jeunes) et les plus âgés 17 ans (7 jeunes), si l'on excepte un cas d'admission à 19 ans. Les garçons sont admis plus précocement (35% le sont à 12-13 ans) que les filles (12%).

Les attitudes relationnelles tant vis-à-vis des "autres" (adultes et jeunes) que de l'accueil sont marquées par une relative stabilité des appréciations formulées même s'il faut noter dans 25% des cas, le passage d'une attitude plutôt négative en début de séjour à une attitude jugée positive lors de la dernière évaluation.

Les acquisitions scolaires (en classe et dans les ateliers) sont aussi marquées par une certaine constance. Les jeunes se répartissent à peu près équitablement dans les trois catégories construites (faible, moyen, fort) et si l'on note des évolutions positives pour un nombre non négligeable (19%), il n'y a pas de grand "bouleversement" durant l'accueil du point de vue de leurs résultats scolaires.

Concernant les caractéristiques familiales, les éléments les plus significatifs sont, d'une part, une proportion assez importante de femmes sans emploi, donnée qui peut être liée au fait d'avoir à s'occuper d'un enfant réclamant plus d'attention et/ou à la proportion plus importante de familles nombreuses (28 % sont composées de quatre enfants et plus) ce qui limite l'activité professionnelle des mères. D'autre part, nous pouvons relever chez les parents de notre échantillon, un taux de mortalité assez important ainsi que des problèmes de santé ou des accidents assez nombreux .

L'évaluation faite par les professionnels des relations parents-enfants fait apparaître que, dans une proportion importante, ces relations sont jugées difficiles (père 43% ; mère 54%). Nous pouvons noter également que l'absence de relations est significativement plus importante pour les pères (17,5%) que pour les mères (6%), ce qui n'est pas une surprise, même s'il s'agit d'un taux particulièrement élevé puisque, au moment de l'entrée à l'EMPro, près de deux jeunes sur dix n'ont plus de contacts avec leur père.

Deux résultats sont à relever à propos des orientations à l'issue de l'accueil : d'une part, rares sont les jeunes qui sortent de l'établissement sans qu'une orientation ait pu leur être proposée, d'autre part, dans une majorité des situations étudiées, l'orientation proposée vise une intégration professionnelle en milieu ordinaire ou milieu protégé, ce qui confirme l'adéquation entre la population accueillie et le projet pédagogique de l'établissement, ainsi que sa capacité à proposer ce type d'orientation (sans préjuger de l'insertion effective qui se réalise dans les années qui suivent la sortie, ce que nous examinons dans la deuxième étude). Assez logiquement, les jeunes bénéficiant des meilleures évaluations dans les ateliers et surtout lors des stages sont orientés vers la Structure d'insertion. Ces résultats confirment que les stages en entreprise constituent bien un moment charnière de la prise en charge dans l'établissement. Il est pour l'adolescent un premier temps de confrontation aux exigences techniques et relationnelles de la production et en retour constitue, pour les professionnels, un indicateur "fort" des capacités du jeune à intégrer le milieu professionnel ordinaire. A la lecture des compte-rendus de synthèses d'orientation, on voit que l'évaluation par l'équipe éducative croise deux axes d'observation : le comportement et la capacité du jeune à l'EMPro, d'une part, et le comportement et la capacité du jeune lors des stages, d'autre part. Les situations où l'évaluation (et la proposition d'orientation) s'avère la plus difficile, sont celles où les deux "images" du jeune ne coïncident pas, c'est-à-dire par exemple lorsque l'évaluation des stages s'avère très positive, faisant apparaître des habiletés non exprimées dans le cadre de l'établissement. Rappelons-le cependant, ces "surprises", bonnes ou mauvaises sont relativement rares et, pour la plupart, il y a une concordance entre l'évaluation dans les ateliers et lors des stages et l'orientation.

On peut, avec beaucoup de prudence, tenter de dessiner quelques profils des jeunes accueillis autour des trois dimensions retenues : les caractéristiques du jeune, les caractéristiques de la famille, les caractéristiques de l'accueil. On peut repérer des jeunes pour lesquels les difficultés psychologiques et/ou intellectuelles ont été perçues plus tôt et qui sont généralement orientés plus précocement vers des établissement spécialisés. Il s'agit plus souvent de garçons, ce qui pourrait s'expliquer en partie par une tolérance moindre de l'école à l'égard de comportements "perturbateurs" par rapport à d'autres types de troubles plus "discrets", moins gênants socialement (par exemple, les attitudes de retrait plus fréquentes chez les filles). On peut être tenté par ailleurs de relier ces différences aux caractéristiques socioculturelles et relationnelles des familles, en opposant des jeunes pour lesquels le déficit "social" serait important et ceux qui auraient un déficit "intellectuel" plus prononcé. Même si certains éléments viennent soutenir cette hypothèse (les jeunes dont les difficultés ont été repérées plus tôt sont ceux qui ont le moins de problèmes familiaux et de meilleurs relations parents-enfants), il n'est pas possible, au vu des résultats, de la défendre complètement. D'une part, l'âge d'admission et l'établissement de provenance ne sont pas liés significativement au milieu social. Les familles les plus précarisées font, on le sait, l'objet d'une plus grande surveillance de la part des services médico-sociaux et donc d'un "dépistage" des troubles et d'une orientation précoces. D'autre part, les stratégies éducatives des familles entrent aussi en ligne de compte, certaines familles, principalement dans les milieux socioculturels plus "élevés", essayant le plus longtemps possible de maintenir leur enfant dans une scolarité ordinaire . Au final, le milieu familial, que ce soit en termes de caractéristiques sociales ou de caractéristiques relationnelles, n'apparaît pas comme une dimension pouvant, seule, permettre de distinguer l'orientation à la sortie de l'établissement.

Insertion sociale : une autonomie limitée
Dans la plupart des cas (87%), une orientation est explicitement proposée par l'établissement à l'issue du passage à l'EMPro. Le service d'insertion (41%) et les établissements de travail en milieu protégé (42%) sont les orientations effectives les plus fréquentes. Les autres orientations en milieu ordinaire se partagent entre emploi, formation et service militaire.

Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, 13% des jeunes adultes sont au chômage, 8% poursuivent une formation, 10% sont dans une situation de "rupture" par rapport à l'emploi (centre de soins, sans activité, ...) et 69% exercent un emploi. Ce dernier résultat peut être relevé comme positif au regard du taux de chômage des jeunes français sortis sans diplôme du système éducatif . Il convient de relever cependant que, dans notre échantillon, 66% des jeunes ayant un emploi exercent en milieu protégé. A un second niveau, le dépassement du critère emploi/non-emploi et l'examen du parcours professionnel depuis la sortie de l'EMPro permet de distinguer assez nettement la forte stabilité de l'intégration en milieu protégé d'une plus forte autonomisation, mais en même temps une plus grande précarité, des jeunes adultes évoluant en milieu ordinaire. Dans ce dernier groupe, l'on retrouve les indicateurs d'une plus large autonomie : salaires plus élevés pour ceux ayant un emploi, permis de conduire et/ou véhicule, logement personnel (même si cela reste rare).

On le comprend aisément : en milieu ordinaire, les jeunes adultes, comme tout un chacun, sont confrontés à la nécessité de développer et d'exploiter leurs habiletés techniques et relationnelles, quel que soit le soutien dont ils disposent par ailleurs de la part de leur famille ou de professionnels. A l'inverse, comme son nom l'indique, le milieu protégé est caractérisé par cette dimension de protection qui, en même temps qu'elle offre des garanties, limite les choix et les responsabilités que les jeunes sont en nécessité d'assumer en milieu ordinaire.

Quel que soit le milieu d'exercice professionnel, en raison des faibles rémunérations correspondant aux qualifications et types d'emploi occupés , les jeunes adultes ont des ressources financières faibles voir très faibles : près de 80% perçoivent moins de 762 Euros de revenus mensuels. Même si l'explication est partielle, cette donnée doit être mise en regard de la situation vis-à-vis du logement : seul 8% de l'échantillon habite dans un logement personnel . Il est évident que la faiblesse des ressources financières constitue un frein important pour l'accès à cette forme d'autonomie. Avoir un logement personnel est l'un des projets les plus souvent cités par les jeunes adultes interrogés.

Nous n'évoquerons ici que rapidement les liens entre la situation socio-professionnelle actuelle et les éléments du passé. De façon générale, remarquons que les corrélations les plus significatives relient essentiellement des indicateurs de l'insertion à des aspects du passage dans l'établissement. Plus que le niveau scolaire, ce sont les stages effectués durant la prise en charge à l'EMPro qui apparaissent le plus discriminant. Les jeunes adultes réunissant les indicateurs d'autonomie (emploi en milieu ordinaire, permis de conduire, logement personnel) ont effectué tous leurs stages en milieu ordinaire et ont obtenu des évaluations positives. Pour la plupart, ils ont quitté l'établissement avant 18 ans, ont été orientés vers la structure d'insertion puis vers un milieu non protégé. Sur ce dernier point, signalons que les passages d'un secteur d'emploi à un autre s'avèrent rares : seuls quatre jeunes adultes exercent en milieu protégé après avoir travaillé en milieu ordinaire et aucun n'a fait le "chemin" inverse.

Intégration relationnelle
Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, une majorité de jeunes (65%) vit encore au domicile parental. Ceci est lié en partie, nous l'avons dit, au faible montant des ressources. L'espace familial est essentiellement constitué par les parents et la fratrie qui forment le principal "réservoir" de sociabilité et de soutien. Les rencontres avec les autres membres de la parenté sont beaucoup moins fréquentes. Les parents sont la première source de soutien émotionnel et d'aide au quotidien citée. Cette donnée peut être reliée à des éléments du passé et à des caractéristiques sociales de la famille. Les jeunes qui considèrent leur famille comme source principale de soutien, vivent dans des familles ayant un niveau socio-économique plus élevé et qui n'avaient pas de problèmes sociaux ou de santé, au moment de l'accueil à l'EMPro. Durant cette période, les relations parents-enfants étaient jugées bonnes.

Les propos des jeunes durant les entretiens confirment cette place de la famille restreinte comme principale source d'échanges et de soutien. Il est évident que, dans un effet tautologique, la cause produit l'effet, et que cette limitation des contacts en dehors de la famille génère des possibilités restreintes de rencontres amicales ou amoureuses. D'une situation à l'autre, cette dépendance objective aux parents engendre plus ou moins d'insatisfaction. Quels que soient la satisfaction ou les "bénéfices" que le jeune trouve dans la proximité familiale et dans l'aide apportée, il est important de relever que pour tous les jeunes rencontrés qui n'ont pas d'habitation personnelle, l'accès à un logement autonome constitue le projet le plus important, confirmant les résultats obtenus sur l'échantillon global.

Du point de vue de la situation conjugale, moins de 4% des jeunes adultes ayant répondu au questionnaire vivent en couple et seules deux personnes ont un enfant.

Concernant la sociabilité amicale, deux éléments sont à relever : même si 22% des jeunes déclarent n'avoir aucun ami, la plupart d'entre eux disent en avoir un ou plusieurs, sur qui ils peuvent compter ou à qui ils peuvent se confier. Ces amitiés sont marquées par la stabilité puisque, pour 70%, cette amitié dure depuis plus de 3 ans. Concernant le soutien disponible, les amis sont la deuxième source d'aide citée (par 31% des sujets) devant les éducateurs (25%). Cette sociabilité amicale peut être reliée à des éléments du passé : ceux qui ont le plus d'amis aujourd'hui sont ceux pour lesquels il était noté, durant l'accueil dans l'établissement, de meilleures relations avec les jeunes et avec les adultes, ce qui laisse supposer une continuité dans la capacité à nouer et maintenir des relations amicales. Mais si les jeunes interrogés disent en majorité avoir des amis, on relève, qu'ils sont très peu engagés dans des activités sociales. Près des trois quarts ne participent à aucun groupe ou association, qu'il soit sportif, culturel ou religieux.

L'importance de la dimension identitaire dans la trajectoire d'insertion
A partir des entretiens, l'objectif était de reconstruire de façon compréhensive des types possibles de trajectoire d'insertion. Dans cette perspective où prédomine la question du travail et de l'insertion professionnelle, les différences entre l'insertion en milieu ordinaire et l'insertion en milieu protégé sont manifestes.

Pour les jeunes adultes réalisant une insertion en milieu ordinaire, la trajectoire est marquée, comme pour la fraction la moins qualifiée de la population "jeune", par la précarité, la succession de stages ou d'emplois à durée déterminée. Pour les jeunes réalisant une insertion en milieu protégé (ici, en CAT), il est évident que ce type d'inscription produit une stabilité. Cela n'apparaît en soi ni étonnant, ni original. Ce qui est plus intéressant, en revanche, c'est que le récit que font les jeunes de leur parcours d'insertion permet de comprendre l'importance du contexte environnemental dans la formation de modes de socialisation différents. Ceci signifie que l'insertion en milieu ordinaire ou en milieu protégé ne peut se réduire à une simple question de degrés de protection, chacun de ces milieux produisant des manières de faire, de penser, d'agir que le jeune acquiert et intériorise (l'on peut parler ici de "socialisation secondaire" selon l'expression de P. Berger et T. Luckmann, 1986). Ainsi, l'inscription en CAT produit une forme d'intégration spécifique qui n'est pas un simple pendant, mieux protégé, du travail ordinaire mais elle organise, en la renforçant, la question du handicap. La spécificité de ce mode de socialisation et d'intégration en milieu protégé et la "coupure" avec le milieu ordinaire se révèle tout particulièrement dans les situations où les jeunes refusent cette assignation et revendiquent leur "normalité" : Moi je pouvais pas … j'avais des capacités, j'avais des aptitudes que je ne pouvais pas mettre à profit là-bas [au CAT]... du temps de l'ancienne directrice, je conduisais les véhicules, je faisais les livraisons. Avec le nouveau directeur... je ne pouvais plus conduire... je savais faire les choses mais je ne pouvais pas les faire parce que vis-à-vis des autres, vis-à-vis des ouvriers, j'aurais été supérieur à eux de par mes capacités, et pour eux j'aurais remplacé l'éducateur, et donc l'éducateur n'aurait plus été crédible, donc j'ai été obligé…

Cette distinction entre milieu protégé et milieu ordinaire, si elle fournit un éclairage, reste cependant schématique et ne peut rendre compte de la diversité des trajectoires. Dans les différentes configurations proposées, jouent de façon importante la position professionnelle occupée (avoir un emploi ou non, précaire ou stable) mais également le type de relations familiales et notamment les choix parentaux qui viennent influer ou modifier les trajectoires d'insertion.

Ces trajectoires sociales, chaotiques ou linéaires, contribuent fortement à la production par les jeunes adultes de leur identité sociale. A travers les relations qu'ils vivent, liées à la place occupée dans l'espace social, s'imposent des modes d'être, des façons de se (re)présenter qui, s'ils ne sont jamais totalement déterminés, s'avèrent néanmoins déterminants. Bien évidemment, l'importance des déficiences et capacités personnelles joue un rôle majeur dans les possibilités futures d'insertion et d'intégration, pourtant, et nous avons tenté de le montrer, si la question du handicap prend ici une résonance particulière, c'est aussi en raison de l'importance que prend cette "différence" construite socialement dans la trajectoire biographique des jeunes. Le handicap est ici entendu, non dans son sens médico-social (dont la référence est la définition donnée par l'Organisation Mondiale de la Santé, à partir de critères censés être précis et mesurables) mais dans une acception sociologique où le handicap apparaît comme stigmate, c'est-à-dire comme un ensemble d'informations à connotation négative, servant, dans la relation sociale, à caractériser certaines personnes ou certains groupes . Nous voulons souligner à quel point la confrontation à cette question s'avère tout à fait essentielle dans la construction identitaire de ces jeunes adultes : alors que l'accès au statut d'adulte est acquis par l'autonomie (sociale, économique, relationnelle), l'inadaptation et le handicap renvoient à un statut de mineur, "d'incapable". L'inscription socio-professionnelle que le jeune doit réaliser à la sortie de l'EMPro constitue donc une nouvelle phase de socialisation qui pose individuellement la question de la reconnaissance ou du refus du stigmate, autour de l'opposition schématique milieu protégé/milieu ordinaire. En guise de contre-exemple, un portrait s'avère ici tout à fait intéressant pour montrer l'importance de l'environnement social dans la production sociale de ce stigmate. Pour l'un des jeunes rencontrés, vivant dans un environnement familial et social où cette différence n'est pas marquée, la question du handicap "disparaît" du processus identitaire. La question de l'insertion socioprofessionnelle se pose, et l'identité sociale se construit alors de façon similaire à celle du groupe des pairs fréquentés dans le quartier. A l'inverse, un autre jeune exprime fortement la souffrance que génère la confrontation identitaire à l'inadaptation.

Conclusion

Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, si la majorité des jeunes adultes occupe un emploi, l'image concernant leur intégration sociale apparaît beaucoup plus nuancée. Malgré une inscription professionnelle satisfaisante, la plupart des jeunes adultes semble avoir une autonomie limitée. La grande majorité est en situation de dépendance à l'égard de leur famille et/ou d'une institution spécialisée. Rares sont ceux qui ont accédé à un logement personnel ou possèdent un véhicule. Plus rares encore sont ceux qui vivent ou ont vécu en couple. Peu de jeunes participent à des activités culturelles, sportives ou de loisirs.

Le croisement des méthodologies, quantitative et qualitative, nous a conduit à porter une attention soutenue aux différentes formes d'intégration sociale produites par le milieu d'exercice professionnel, celui-ci ne renvoyant pas seulement à des types d'emploi mais aussi à des modes de socialisation différents. Il ne s'agissait bien évidemment pas de trancher dans les avantages et inconvénients de ces deux modes de socialisation mais d'en comprendre les conséquences sociales et personnelles. Pour cela, les entretiens menés nous ont permis de faire apparaître, de façon centrale, la question identitaire. Dans les propos des jeunes, celle-ci revient de façon récurrente. D'une part, la "jeunesse" - ce temps d'autonomisation, d'entrée dans le monde adulte - entraîne une modification des statuts et des rôles que l'on a, que l'on peut/veut assumer. D'autre part, ce remaniement identitaire prend une résonance singulière pour ces jeunes confrontés à la question du handicap. A partir de la proposition théorique de Goffman (1963) on repère que les difficultés, le désarroi et, pour certains, la souffrance proviennent non pas d'une intégration en milieu ordinaire ou protégé mais plutôt, en fonction de ce milieu et de ses contraintes, de la disjonction, de l'inadéquation possible entre identité pour soi et identité pour autrui. Nous pouvons percevoir ainsi comment des éléments structurels, l'organisation "totale" (Goffman, 1961) du CAT, la relative précarité de la situation d'emploi, … et des éléments relationnels, le rapport au handicap et au stigmate, entrent en adéquation ou en conflit avec des dimensions identitaires personnelles.

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