La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment analyser et comprendre, les situations pédagogiques et didactiques ?


Titre : Quels outils théoriques pour analyser les pratiques scolaires innovantes en didactique(s) de l'histoire géographie ?
Auteurs : Jacky FONTANABONA (Lycée Gérard de Nerval 02200 Soissons) / Jean François THEMINES (IUFM 14000 CAEN)

Texte :
Recherche " L'innovation pédagogique en histoire et géographie et les pratiques qu'elles favorisent " (INRP / Didactiques des disciplines)

Dans les limites de cette contribution, nous considèrerons comme des " postulats de travail ", des positions théoriques qui sont bien entendu réfutables et ont leur domaine de validité

1) Avec Françoise Cros (1997 et 1998) , nous concevrons l'innovation en éducation comme
- un changement volontaire, délibéré des pratiques scolaires. Ceci sous-entend, que le professeur " innovant " est un acteur avec ses possibilités de choix, sa marge d'autonomie dans le système scolaire
- en fonction de valeurs. Son changement de pratiques est en rapport avec les finalités qu'il assigne à son enseignement. Il y a donc conception et mise en œuvre d'une stratégie pour enseigner mieux, plus efficacement : pour soi, pour les autres (les élèves comme la société). On ne peut analyser une innovation pédagogique d'une façon totalement neutre, objective puisque son évaluation est précisément fonction du système de valeurs qui légitime une telle action. Elle est donc fonction de la légitimité accordée à ces valeurs et à ces finalités.
- des processus. Les acteurs de l'innovation sont pris dans des tensions qu'ils gèrent sur des périodes plus ou moins longues. En effet ils remettent en cause des équilibres et des représentations sociales de leurs disciplines ainsi que des conventions au sein de leur profession et des attentes réciproques entre professeur et élèves

2) Notre interrogation sur ces outils théoriques s'inscrit dans une recherche en didactique(s) de l'histoire géographie. Nos analyses prennent donc en compte l'enseignement et l'apprentissage dans ce qu'ils peuvent avoir de spécifique dans cette discipline scolaire, notamment en ce qui concerne les contenus. Car si la personne d'un élève, si le monde qui l'environne ne se " découpent pas en tranches " en fonction des " frontières disciplinaires ", ces disciplines scolaires ont leur histoire, leur cohérence qui légitiment leur existence et les contenus qu'elles enseignent. Mais d'un autre côté, l'accent est, de plus en plus, mis sur la prise en compte de la spécificité et la globalité d'un élève, le ministère introduit de nouveaux exercices comme les TPE, les parcours croisés, où des disciplines doivent intervenir conjointement. Cela nous oblige à nous interroger sur la façon dont un élève peut parvenir à construire une compréhension cohérente du monde alors que le contrat disciplinaire change d'une discipline à l'autre.

3) Enfin ces outils participent, à première vue, de deux approches distinctes de l'innovation. Ils procèdent de problématiques qui s'inscrivent dans des cadres théoriques assez différents mais sont loin de s'exclure et de s'invalider l'un et l'autre. Une confrontation de ces deux " regards " permet de mieux comprendre les tensions, les obstacles auxquels un " professeur innovant " peut s'attendre mais aussi de discerner les stratégies qui paraissent les plus opératoires.

1) Concevoir les disciplines scolaires (et les pratiques qu'elles suscitent) comme prises dans des systèmes d'interactions et des logiques qui les contraignent et dont les professeurs doivent tenir compte
1.1 : Des systèmes qui " agissent " à des échelles spatiale et temporelle différentes (forme scolaire et discipline scolaire)

- Une forme scolaire française, c'est-à-dire un " ensemble de dispositifs matériels et intellectuels mis en place par et dans les institutions scolaires ...créateurs d'une culture scolaire telle qu'elle existe aujourd'hui " , s'est construite tout au long du 19ème siècle. Elle sépare le temps de l'éducation du temps du travail (années de scolarité qui précèdent la " vie active " ...). Elle organise ce temps de travail dans une " classe ", espace clos dévolu à l'enseignement où chaque professeur a la responsabilité d'un groupe d'élèves durant une année, et les rencontre régulièrement chaque semaine à des heures fixes…Selon le discours officiel, revendiqué par les professeurs, cette Ecole est fondée sur l'adhésion à des règles communes, des valeurs et non sur un " dressage " servile ; éducation et instruction y sont indissociables… Un élève y est caractérisé par ses " manques exigeant comblement ou développement ordonné " : une capacité d'attention qu'il faut fixer, une conscience morale qu'il faut orienter ou corriger. C'est ce modèle éducatif, cette organisation qui sont contestés, dès la fin du 19ème siècle par les militants de " l'éducation nouvelle " . Dans quelle mesure, un professeur peut-il innover dans sa classe alors que le système scolaire français reste fortement centralisé (Corps d'Inspection, programmes, horaires…) ? Y a-t-il des " marges " d'autonomie, des espaces où une déviance " par rapport à cette forme scolaire est mieux tolérée, voire encouragée ? Les professeurs innovants estiment-ils que nous sommes dans une période de bouleversements voir d'une mutation rapide et fondamentale de cette forme scolaire ? Veulent-ils, au contraire la conforter améliorant son efficacité ?

- Cette forme scolaire engendre un enseignement réparti en disciplines scolaires. Discipline scolaire, l'histoire- géographie, se définit comme un corps de pratiques scolaires identifiées, largement autonomes par rapport aux sciences de même nom auxquelles elles se réfèrent. Elle se stabilise sur une assez longue période , à partir d'une vulgate (tenue pour ce qui doit s'enseigner et s'apprendre) et d'exercices canoniques spécialement conçus pour son enseignement. Des procédures de motivation et d'évaluation spécifiques favorisent l'adhésion des élèves à son discours. Traditionnellement, l'histoire/géographie se voit assigner trois finalités : civique, culturelle et intellectuelle. Or la priorité civique originellement assignée par la Troisième République à l'histoire-géographie est la formation de " citoyens-patriotes ". Ce qui fait qu'elle s'est essentiellement consacrée à l'élaboration d'un texte de référence consensuel, auquel les élèves se doivent d'adhérer (et mémoriser) pour partager une même " culture commune ", adhérer aux mêmes valeurs. C'est cette modalité prioritaire (longtemps exclusive) confondant en un seul effort, finalités civique et culturelle qui est actuellement contestée. Assiste t-on à un rééquilibrage entre les trois grandes finalités assignées à l'histoire géographie au profit de la formation intellectuelle ? Dans ce cas quels nouveaux apprentissages sont-ils favorisés ?

1.2. Des dispositifs d'enseignement/apprentissage qui doivent maintenir une cohérence entre logique des savoirs, logique d'apprentissage et logique d'enseignement

Selon F. Audigier (2001) , tout enseignement doit mettre en cohérence une logique disciplinaire, c'est-à-dire " ce qui impose, théoriquement et pratiquement, l'organisation de la matière scolaire, c'est-à-dire son découpage, l'ordre dans lequel elle est enseignée, la distribution des savoirs dans une succession de leçons, de cours, de situations d'apprentissage, l'ordre dans lequel les élèves sont invités à y entrer ". Cette logique aboutit généralement à ce que, au sein d'une forme scolaire et d'une discipline scolaire données, le déroulement des pratiques scolaires dominantes (conformes à la vulgate), présente une forme générale que nous appellerons forme didactique.
La forme didactique dominante en histoire géographie est " le cours magistral dialogué " où le professeur montre, décrit, explique, institutionnalise le texte de référence alors que chaque élève écoute, regarde et mémorise. Le questionnement du professeur sert à mobiliser l'attention, motiver la classe : il accompagne et légitime son discours. Les contenus factuels sont privilégiés, les documents sont des " supports informatifs qui disent le réel ". Un élève doit montrer qu'il sait mettre en œuvre des procédures, qu'il a compris certaines définitions et l'origine, le déroulement de certains événements. Chaque situation d'enseignement est découpée en unités de sens, chacune de ces unités de sens est mise en scène selon la structure d'une boucle didactique : exposé de la thèse, illustration de cette thèse par des exemples et retour à l'exposé de la thèse qu'il faut noter puis mémoriser .
Dans toute forme didactique stable, récurrente il y a cohérence entre logique des savoirs, logique d'apprentissage et logique d'enseignement. Dans ces pratiques dominantes, la logique d'enseignement est essentielle : parcourir tout le programme défini comme une succession d'objets historiques ou géographiques que les élèves doivent " connaître " dans leur originalité. Elle correspond aux objectifs culturels et civiques de la formation, à l'idée que les professeurs se font de la manière d'apprendre : par imprégnation, à l'obligation d'enseigner " classe entière "… La logique des apprentissages est en cohérence avec cette logique d'enseignement: chaque élève est censé apprendre silencieusement en classe en écoutant un discours clair et bien construit…ou chez lui en " révisant ses leçons ". L'abondance de savoirs factuels, la rapidité avec laquelle ils se succèdent durant une séance, sont telles que les situations d'apprentissage sont de " basse tension " : reproduction, identification … La logique des savoirs produit une mise en texte de l'expérience humaine de la réalité. A la succession chronologique des évènements correspond la succession des boucles didactiques.

II° Deux outils pour analyser les pratiques scolaires innovantes

2.1 Un premier outil d'analyse de l'innovation pédagogique : la " mesure de la distance " qu'une nouvelle pratique scolaire entretient avec les pratiques dominantes

Nous avons fait l'hypothèse que, lorsqu'il innove, un professeur met en œuvre un dispositif d'enseignement- apprentissage qui remet en cause cette forme didactique dominante en histoire géographie scolaire. Or les trois logiques des savoirs, d'apprentissage et d'enseignement " soumettent " cette action à des tensions. Ces tensions sont nécessaires pour qu'un changement introduit dans une logique (par exemple la logique des savoirs) induisent des changements dans les autres logiques (dans ce cas les logiques d'apprentissage et d'enseignement).
- Une série d'observations réalisées, en 1998) dans des classes de géographie de collège de l'Académie de Dijon a permis de caractériser un modèle d'enseignement assez éloigné des pratiques dominantes dont rend compte le modèle élaboré par F. Audigier (figure 1). Il se différencie par une forme didactique compatible avec une autre conception de la géographie scolaire qui s'est diffusée au cours de stages de formation continue. Les élèves travaillent par petits groupes d'entraide, les boucles didactiques sont remplacées par une succession de cinq phases bien individualisées. Le professeur propose aux élèves une problématique pour l'étude d'un Etat au programme (l'Espagne en classe de 4ème par exemple), elle fait explicitement référence à l'emploi d'une ou plusieurs notions géographiques. Guidé par un questionnaire, chaque groupe élève réalise une sélection d'informations dans un dossier documentaire où les cartes prédominent. Suit une phase d'interprétation qui met en relation ces informations factuelles et des notions, des règles générales d'organisation de l'espace, mobilisées et enrichies tout au long de l'année. Chaque groupe produit un croquis géographique accompagné d'une légende qui exprime sa réponse à la problématique posée par le professeur, son " explication " de l'organisation de l'espace de l'Etat étudié. La séance se termine par une phase de " mise en commun classe entière " pendant laquelle plusieurs " diagnostics " sont considérés, comme recevables par la classe et le professeur.
- Ces pratiques " innovantes ", dans la géographie scolaire française, procèdent de nouvelles conceptions des savoirs. Il y a le refus de réduire la géographie à un tableau encyclopédique où l'étude de chaque territoire consiste en la juxtaposition d'une somme de " petits faits vrais ". Il y a la conviction que tout territoire (Etat, région, ville…) peut se comprendre, voire s'expliquer, par la combinaison d'un petit nombre de règles générales. Il y a aussi la conviction que chaque élève doit construire pas à pas sa compréhension du monde à l'aide d'activités intellectuelles et que la coopération entre élèves est efficace. Le professeur changeant de statut, il devient aide méthodologique, personne ressource : on peut parler, chez ces professeurs, de " socioconstructivisme " implicite. Ces pratiques se sont inspirées des travaux sur la modélisation graphique qui ont animé une partie de la science géographique française à partir des années 1980 .
- Mais des pans entiers de la logique d'enseignement traditionnelle demeure. Soit que la forme scolaire demeure : par exemple la longueur des programmes alors que ces nouvelles pratiques scolaires demandent du temps pour que les élèves construisent leur savoir et que la gestion de groupes de travail en classe entière demandent une compétence et un investissement de haut niveau de la part des professeurs. Ensuite parce que la " vulgate résiste " en partie : surtout dans une classe d'examen, ces professeurs considèrent qu'il y a des connaissances qui sont, en soi, incontournables. Enfin le " réalisme scolaire " règne toujours : en particulier, les documents cartographiques sont toujours considérés comme des substituts du réel. De plus comme ces professeurs considèrent que l'essentiel des élèves doit réussir à produire un croquis " acceptable " (et mémorisable), ils en viennent parfois à introduire des dispositifs qui facilitent la réalisation de la tâche (éludant les obstacles cognitifs) au détriment de la construction rigoureuse d'un réseau organisé et hiérarchisé de notions géographiques. Enfin la mise en commun débouche souvent sur un " corrigé " qui renoue avec la recherche d'un référent consensuel.

Figure 1 : Deux modèles d'enseignement en histoire et géographie

Le modèle d'enseignement dominant en histoire-géographie (Audigier, 1992)
Art d'exposition enseignement collectif manuel

Distribution ordonnée
de connaissances et de notions abstraites


professeur élèves
pouvoir attention
réitération importance mémoire
des contenus de l'examen répétition
des exercices rite, contenu
pilotage par l'aval


Des pratiques cartographiques " innovantes " en rupture partielle avec ce modèle majoritaire (d'après M. JOURNOT, in Fontanabona dir., 2001, op. cité)

- Art d'exposition,
- Aide aux élèves - Activités par petits groupes - dossiers documentaires
- Art de la synthèse et - diversité admise des productions élaborés par le professeur
de la prise en compte
des productions d'élèves

- progression organisée en fonction des Etats au programme
et de la construction de notions géographiques


professeur élèves
- organisation de - activités de mise en relation de notions et de faits
la progression - usage de fiches méthodologiques
notionnelle et - importance
méthodologique des programmes
- ne pas négliger l'examen


Tout se passe comme si les pratiques traditionnelles longtemps bien adaptées à la forme scolaire et à la discipline, respectaient une cohérence au sein de la logique disciplinaire mais qu'elles ne satisfaisaient de moins en moins la demande sociale et les attentes des élèves et les aspirations d'une part substantielle des professeurs. D'un autre côté, lors d'actions innovantes, les professeurs sont pris dans des tensions et ont du mal à faire " tenir ensemble " les logiques des savoirs, d'apprentissage et d'enseignement. Ces tensions ne doivent pas être trop fortes car dans ce cas le professeur ne parviendra pas à maîtriser le processus. Il ne le maîtrisera pas matériellement (rôle du professeur trop lourd, incompréhension entre professeur et élèves à propos du nouveau contrat didactique) mais aussi intellectuellement (comment concilier l'attachement à une vulgate tournée vers l'encyclopédisme et un logique d'apprentissage par activité autonome de construction de notions ?). Enfin la logique d'enseignement est celle qui apparaît comme la plus difficilement transformable car les professeurs ont peu d'emprise sur la forme scolaire et sont attachés aux multiples finalités (civiques, culturelles et intellectuelles) attachées à leur discipline.

2.2.) un deuxième outil : qu'est-ce qui motive les enseignants à changer leurs pratiques d'enseignement ?

Nous avons, jusqu'à présent, considéré les professeurs innovants comme des agents participant à des systèmes sociaux, culturels, professionnels contraignants et se heurtant à des obstacles, des rigidités lorsqu'ils voulaient mettre en œuvre des dispositifs d'enseignement apprentissage plus satisfaisants pour eux-mêmes et pour accomplir la tâche qu'ils estiment être la leur. Analysons maintenant les pratiques innovantes comme relatives aux personnes qui les mettent en place et à un contexte. Considérons alors qu'elles correspondent à un changement délibéré, intentionnel, volontaire. Quels sont les mobiles des enseignants les plus à même de les faire dépasser les contraintes de la forme et de la discipline scolaire ?
Nous pouvons maintenant faire l'hypothèse que, chez tout professeur engagé dans un changement de
pratiques, la prise en compte des logiques d'enseignement, d'apprentissage et des savoirs dépend des mobiles qui l'anime. Une enquête réalisée, auprès de professeurs de l'Académie de Caen nous a permis d'établir quatre " modèles de l'enseignant innovant " dans ses pratiques cartographiques . Ces modèles sont fortement déterminés par la question de recherche " les changements de pratiques cartographiques en classe de géographie ", d'autres questions recenseraient d'autres mobiles. Chaque modèle a sa cohérence, on peut supposer qu'il serait difficile de faire durablement " tenir ensemble " des éléments puisés dans plusieurs modèles. Aucun professeur rencontré n'a prioritairement situé ses changements de pratiques dans une stratégie de changement de théorie de la géographie qu'il enseigne : l'épistémologie de la discipline est une ressource pas un mobile déterminant. Tout se passe comme si les changements étaient avant tout guidés par leur expérience de leur relation pédagogique. Le " contrat social " est essentiel, il se situe, dans des proportions variables sur deux pôles : comment vivre et progresser ensemble dans la classe ? Dans quelle mesure ce qui se fait et se passe dans la classe sera-t-il utile à chaque élève maintenant et plus tard dans la société ?
.
Figure 2 : " Modèles de l'enseignant " aux pratiques cartographiques innovantes

Les mobiles
La logique de changement
A) Se remettre en jeu, éprouver un intérêt neuf pour l'exercice du métier - Améliorer la relation pédagogique avec les élèves- Enseigner une géographie modernisée, attrayante, " experte "
- Séduire les élèves, faire plaisir à son public
B) Rechercher, améliorer, peaufiner la mise en activité des élèves

- Planifier et gérer des activités variées, nombreuses
- Faire apprendre plus sûrement et mieux grâce à cette mise en activité
- Trouver une logique au programme, en sélectionner les contenus pour rendre possible cette mise en activité

C) Initier les jeunes au raisonnement géographique - Diagnostiquer et accompagner les processus de structuration spatiale des élèves
- Enseigner une géographie utile à la société : développer la sensibilité à la dimension spatiale ou géographique des problèmes sociaux
D) Former des citoyens à la maîtrise des langages et des discours - Donner la priorité à la maîtrise des langages dans la lutte contre l'échec scolaire
- Développer les capacités d'explication, d'argumentation, de synthèse
- Donner aux épreuves de l'évaluation terminale, un sens qui dépasse celui de l'exercice scolaire

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