La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment analyser et comprendre, les situations pédagogiques et didactiques ?


Titre : Apprendre à discerner le saisissement poétique : vers une pédagogie de la sensibilité
Auteurs : LEMONCHOIS Myriam

Texte :

La fréquentation des œuvres d'art, quel que soit le domaine, interroge sur ce que Paul Valéry appelle " l'effet poétique ", et sur les moyens de le faire partager dans le monde académique.
Le contenu de cette communication résume ma recherche en thèse en Sciences de l'Education à Paris 8, intitulée " Création poétique et Education : formation de la sensibilité et apprentissage du discernement ", traitant du processus créateur et de son apprentissage en liaison avec la sensibilité, à partir de témoignages publiés (journaux, lettres, entretiens, etc.) de 33 poètes, de 24 plasticiens et de 3 musiciens, choisis sur une période qui part du début du XIXe siècle et va jusqu'à notre époque, en retenant l'idée d'une Correspondance des arts, chère à Etienne Souriau.

La question du saisissement poétique est largement débattue en littérature et dans les domaines de l'Art, mais peu abordée en Sciences de l'Education. La formation de la sensibilité, reconnue de nos jours, se joue surtout dans la famille et dans l'environnement, mais elle interroge aussi l'école : l'esthésie de l'homme moderne se joue dans tous les domaines (D. Le Breton). Jamais l'apparence n'a pris autant d'importance, la marque des vêtements, la mode du sport envahissent la rue. Les gymnases sont équipés d'écran pour occuper " intelligemment " la pensée pendant que le corps fonctionne. Le corps n'est qu'une machine annexe de notre pensée. Le choc de l'émotion, dans l'instant, est privilégié à l'appréciation de son ondulation, dans la durée (M. Lacroix). Même si dans les représentations actuelles de la sensibilité émerge une reconnaissance de l'émotion, la propension à s'émouvoir est souvent de l' " émotionnalisme ", où le discernement de la sensibilité n'a pas de place.

Certes la sensibilité est source de questionnante étrangeté, mais elle est discernable : ainsi le créateur évalue la dimension poétique de son œuvre au fur à mesure de sa composition. La distinction entre saisissement et discernement est théorique, car ils sont simultanés, " dans la profondeur de l'instant " dirait Bachelard.
Le discernement de la sensibilité poétique est un outil d'appréciation subjective qui analyse les expériences intérieures offertes par l'œuvre. Le discernement est la faculté de la pensée nécessaire à l'évaluation de la sensibilité : c'est un outil d'appréciation qui détermine avec certitude le réalisme sensoriel de l'œuvre.

L'œuvre est ici définie comme un artefact dont l'immanence est source de transcendance pour celui qui y accorde une intention poétique. Nous insistons sur l'intervention du créateur sur les matériaux nécessaires à la constitution de l'œuvre, remarquant qu'il s'agit aussi d'une intervention des matériaux sur le créateur.
Nous retrouvons ici les deux modes d'existence de l'œuvre, définis par Gérard Genette : l'" immanence " qui est le " fait de consister en ", " la chose même ", et la " transcendance " le fait que l'existence ne consiste pas " exclusivement en un objet ", que l'œuvre " transcende son existence ".
La création poétique n'est pas un don du ciel mais un dur labeur, sans être une " aliénation " au sens marxiste. Nous ne rejetons pas l'inspiration, mais remarquons que l'artiste jette un regard rétrospectif sur son œuvre. Même si Valéry considère la création poétique comme une activité de la pensée, il ne nie pas l'inspiration, mais éprouve une grande défiance à son égard : elle ne vaut que contrôlée, critiquée, reprise et travaillée.

Les éléments ont été relevés selon trois rubriques, ce que les créateurs disent :
1°) du processus de création
2°) du discernement lors de ce processus
3°) de l'apprentissage du discernement : par la rencontre avec des œuvres et avec des créateurs (leurs " maîtres "), et dans l'expérience de la création poétique par la création d'œuvres présentées à un public.

1) L'artiste a besoin d'un contact avec la matière : Picasso remplit ses poches d'objets trouvés ; Miro se nourrit de ses " déchets " (les taches de peinture sur sa table).
Cette attitude n'est pas propre aux peintres, on la retrouve chez les poètes et en particulier chez les poètes orientaux qui pratiquent le haïku, tel le poète Bashô dont l'objectif était de " suivre la nature, pour retourner à la nature ". Le point de départ du haïku est toujours un élément naturel, un brin d'herbe ou un caillou. Il s'agit comme le dit un autre poète japonais, Buson, de " quitter le banal en se servant du banal ".
Ponge se concentre longuement sur les motifs d'un papier décoratif, " sorte d'entrelacs en bas-relief, d'or gris sur fond bleuâtre ", du petit bureau où il travaille et remarque que " c'est plus compliqué que ça n'en a l'air " (Ponge, 1961, p. 53).
Dans la Poétique de l'espace, Bachelard étudie la profondeur contenue dans le détail en tant que condensation du monde (Bachelard, 1989). L'œuvre est une composition dont chaque élément est soumis l'appréciation affective : chaque aspect du matériau compte.

Le créateur observe avec attention les matériaux, dans un état réceptif, de l'ordre de l'observance, avec y compris l'idée de soumission, mais relevant aussi de la méditation. Son observation s'appuie sur la sensibilité et se confronte au saisissement, qui est source d'étrangeté, pas nécessairement inquiétante mais toujours questionnante. Dans l'œuvre, " des matériaux, inertes en soi, se mettent à parler, avec une force expressive dont on peut difficilement trouver d'équivalents ", nous dit le plasticien espagnol Antonin Tàpies.
L'artiste discerne : il fait appel à son intelligence pour rechercher " une réponse absolument précise (puisqu'elle doit engendrer un acte d'exécution) à une question essentiellement incomplète ", précise Paul Valéry. Le travail de création exige la résolution de problèmes complexes qui exige plus que du savoir technique. La création poétique exige une participation de la pensée, que nous appelons " pensée sensible " et qui a le discernement pour outil .
La pensée sensible est issue d'une présence indissociée entre corps et esprit. C'est une pensée unaire, esthétique, instituante et subjective, qui ne se démontre pas, mais se montre et qui peut être philosophique dans le but d'un approfondissement du sens.
La pensée dans le poème " doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans un fruit. Il est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du plaisir, mais on reçoit une substance ", nous dit Paul Valéry. La pensée sensible est une pensée en relation avec la sensibilité, qui peut être philosophique, qui ne se démontre pas mais se montre.

2) La définition du discernement est très proche de son sens premier issu des lieux de retraite spirituelle au Moyen Age, puisqu'il s'agit d'un outil destiné à l'évaluation d'expériences intérieures. Le discernement poétique est un outil de contrôle entre un référé (l'œuvre) et un référent (l'expérience intérieure), tandis que le discernement religieux s'il a le même référent, il a pour référé un objet intangible (le divin).
Gérard Genette rappelle qu'on sait avec certitude qu'un objet ou un acte est " de l'art ", sans pouvoir, ni trop sans se soucier, de dire de quel art il relève ". Le discernement ne s'appuie pas sur des définitions. Comparable au discernement scientifique, c'est une intuition qui prend appui sur un processus qui ne relève pas de l'application de procédures définies par avance, mais d'une méthode propre à chacun qui n'est pas reproductible. Le discernement est entendement, parce qu'il est une faculté de connaître, même s'il n'est pas l'entendement de Descartes, parce qu'il ne recherche pas à dialectiser mais à harmoniser des éléments en un tout indissociable.

Gauguin dit qu'il est " toujours à recommencer " (Gauguin, 1974, p. 78). Miro est intéressé par une révision de tout, tous les jours (Miro, 1977, p. 29). Le discernement implique un travail de remise en cause permanente. Parce qu'il est lié intimement au saisissement, le discernement n'est jamais acquis.
Le discernement se forge par la pratique : d'une œuvre à l'autre, il s'agit d'" aller toujours plus loin, plus loin... " affirme Picasso. L'encrage au quotidien de la création permet de former son discernement.
Gilbert-Lecomte écrit qu'il recherche une " attitude fondamentale et d'un signe qui force les mondes ", " une certaine habitude de vide façonnent nos esprits de jour en jour ". L'œuvre n'est pas l'élaboration d'un prestidigitateur ou d'un technicien, l'apprentissage du discernement nécessite surtout une formation de la sensibilité. Le créateur acquiert plus que des connaissances ou de l'habilité technique, il acquiert de la maturité. La sensibilité, même si elle se dévoile dans l'instant, se forme par une longue maturation, sous forme d'incubation.

3) Miro souhaite grâce à ces œuvres " toucher l'âme ". L'apprentissage du discernement a de nombreux points communs avec l'apprentissage mystique : il implique un travail sur soi, de l'ordre de l'initiation où l'éducateur n'a qu'une place de garant et d'accompagnateur. Le discernement peut s'apprendre seul, mais il implique souvent un long chemin de souffrances. Le maître facilite l'apprentissage, en apportant un sentiment de sécurité. Il joue le rôle d'un médiateur entre l'apprenant et son discernement, initié et initiateur à la création poétique, à la fois accompagnateur et garant.
Le discernement poétique, comme le discernement mystique, " relève de la sapientia au sens augustinien du mot, c'est-à-dire de ce qui a du goût ". Eduquer des créateurs, c'est aiguiser leurs sens de perception, leur capacité d'apprécier.
L'apprentissage du discernement nécessite l'expérience vécue de la création poétique, par la rencontre avec des œuvres ou des créateurs mais aussi par la création d'une œuvre, présentée à un public pour être instituée comme telle.

Cette recherche s'adresse aux enseignants de littérature et d'arts, mais aussi à tous ceux qui dans leur pratique d'éducateur font vivre l'expérience de la création poétique.
Dans le cadre de l'Éducation nationale, la création poétique est souvent au service d'autres apprentissages (lecture, écriture, etc.). La mise en place d'expériences vécues de la création poétique implique des enseignants initiés à la création poétique ; du personnel formé aux relations publiques pour mobiliser un public le plus large possible autour des créations des apprenants ; des échanges simplifiés entre les autorités institutionnelles concernées (Ministère de l'Education, Ministère de la Culture et Collectivités territoriales), et une meilleure diffusion de la création poétique contemporaine.

En conclusion, la complexité de la pensée implique la prise en compte de la création poétique dans l'éducation, car elle permet la formation de la sensibilité et l'apprentissage du discernement, qui donne qualité et dimension ontologique à l'éducation.
La complexité se traduit par une double pensée : l'une à distance, la pensée discursive, l'autre dans une présence indissociée, la pensée sensible. Si ces deux pensées s'excluent sur leur terrain (Morin), elles ne sont jamais complètement séparées (Durand). L'éducation complexe s'appuie sur leur complémentarité et recherche le développement harmonieux des deux, sans privilégier la science ou la création poétique. La pensée sensible qualifie la raison en introduisant face à l'uniformisation de la diversité, face à l'individualisme du collectif, face à l'objectivité du subjectif, nous en trouvons de nombreux exemples dans les sciences issues du siècle dernier.


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