La 6ème Biennale |
Titre : | Formation et accompagnement d'un métier en émergence : le cas des chefs de projet au ministère de l'Agriculture |
Auteurs : | GRANIER François / LABREGERE Roland |
Texte : | ||||||||||||
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Cette contribution se propose de présenter une pratique d'ingénierie
de formation conduite durant six ans (1995 - 2001) auprès d'ingénieurs
et de vétérinaires - inspecteurs du ministère de l'agriculture.
Les responsables de ces structures, combinent le plus souvent deux métiers.
Ils sont d'abord identifiés comme des experts au regard de leur formation
initiale supérieure, mais ils ont aussi - parfois très tôt
dans leur itinéraire professionnel - à assumer des responsabilités
d'encadrement opérationnel. Ce second volet, souvent non identifié
dans leur projet professionnel, n'a été explicitement appréhendé
qu'à la fin des années quatre-vingt. Jusqu'alors, les compétences
d'encadrement étaient implicitement reconnues à tout agent de
catégorie A, surtout si sa formation était couronnée par
un diplôme d'ingénieur. C'est par le biais de l'évaluation d'un dispositif de formation, destiné à des personnels de catégorie C et D, qu'a pu être posée la question de l'opportunité d'une action de formation continue consacrée au management d'équipe. Cette initiative affirmait la nécessité d'un temps d'apprentissage pour identifier et consolider des pratiques professionnelles qui marquent une rupture avec le savoir-faire d'expert. Cette première innovation, rupture d'un consensus implicite antérieur, fut consolidée en 1992. Une évaluation spécifique, après que près de six cents cadres aient pris part à ce dispositif de formation au management, a non seulement reconnu le bien-fondé de cette démarche, mais a prôné son développement. Cette étude a mis en évidence l'impact important et positif du caractère interculturel des actions de formation destinées aux cadres. C'est sur la base de cette évaluation qu'a été développée une série de sessions de perfectionnement permettant aux cadres de construire leur itinéraire personnalisé de formation. Quand, en 1994, la sous-direction chargée de la gestion des personnels engage une étude sur l'avenir des métiers, elle associe un cabinet privé et des consultants internes. Cette démarche prospective met en évidence l'émergence d'un métier : celui du chef de projet qui apparaît alors dans divers secteurs d'action du ministère de l'agriculture. L'analyse des pratiques professionnelles de ces cadres opérationnels suivie d'une étude prospective, a été réalisée en 1995. Celle-ci, à partir du repérage de pratiques inédites, a permis de caractériser des modes d'action émergents. Pour les membres du comité de pilotage de l'étude, ces pratiques sont apparues, en première analyse, comme des réponses à des demandes sociales renouvelées. En effet, des ingénieurs engagés dans des actions de développement local avaient, plus ou moins intuitivement, constaté l'inefficacité des procédures traditionnelles et du traitement sectoriel des demandes. De plus, l'irruption de partenaires nouveaux dans l'ensemble des phases de la conduite de projets, animés par des exigences parfois imprécises, voire contradictoires, appelaient à l'invention de formes originales du service public. Celles-ci se voulaient cohérentes avec les contraintes et orientations des politiques publiques portées par le ministère de l'agriculture. Les cadres en charge de ces politiques ont été contraints de s'engager dans un management fondé sur trois dimensions. La première prend en compte les interactions auxquelles sont confrontées ces responsables : elles concernent les domaines technique, social, politique et économique. Ces professionnels sont ainsi conduits à formuler un diagnostic systémique. La deuxième implique une gestion non linéaire des étapes de l'action publique favorisant des démarches "adhocratiques" conformes aux souhaits des usagers et des décideurs. Enfin, ce mouvement incite les cadres à rompre avec leurs pratiques usuelles d'évaluation centrées traditionnellement sur le contrôle et la conformité. Il s'agit pour eux de mettre en place des modalités d'évaluation de régulation et de prospective. I - Nouveau métier - nouvelle ingénierie La validation par le Comité de pilotage des conclusions de cette étude aboutit à la nécessité d'élaborer un module de perfectionnement destiné aux cadres en position de chef de projet. Deux orientations générales furent assignées à ce nouveau dispositif. Il s'agissait, d'une part, d'aider les cadres à clarifier leur positionnement. En effet, la très grande majorité d'entre eux devaient assurer tout à la fois une responsabilité de chef de projet et une responsabilité de chef de service opérationnel. D'autre part, il convenait d'accompagner ces cadres dans la maîtrise de cinq pôles d'action.
Ce dispositif tente de s'inscrire dans ce que Le Boterf G. nomme "l'ingénierie du contexte" en construisant les modalités pédagogiques en lien direct avec une situation professionnelle. Cette conception implique, en outre, que le dispositif de formation face écho à la problématique des participants. Or, s'il est un trait qui identifie les cadres inscrits dans ce dispositif, c'est bien leur engagement dans l'action. La démarche "formation - action" est apparue comme particulièrement adaptée pour consolider les savoir-faire et favoriser l'implication des cadres dans leurs missions. Ce choix pédagogique ne constituait pas en soi une innovation puisqu'il présidait, en tant que principe fondateur, à la conception des premières actions de formation au management. Le chef de projet a la responsabilité d'un management de collectifs de travail rassemblant des compétences très variées. Il lui importe de les fédérer vers un objectif commun et partagé. Aussi, nous est-il apparu opportun pour favoriser cette transition et mettre plus particulièrement l'accent sur cette évolution professionnelle d'engager les cadres dans une étude de cas largement décentrée par rapport à leurs expertises. Notre choix s'est porté sur une étude de cas relative au développement urbain. En effet, la multiplicité des acteurs concernés, leurs attentes parfois en tension, la variété des dispositifs d'action mis en uvre constituaient un univers complexe assez proche des terrains sur lesquels les chefs de projet du ministère de l'agriculture exercent leurs activités. En contrepoint de cette première phase de la formation, nous avons au contraire valorisé, dans les seconde et troisième parties, des temps d'échanges et d'analyses centrés sur les chantiers des cadres participants. La technique pédagogique "de mise en conseil " a été largement mobilisée. Elle consiste, après que le groupe ait pris connaissance de l'avancement des projets de chacun, à choisir quelques cas qui seront plus particulièrement analysés. Le porteur de cas est alors conduit à préciser l'état des lieux et à formuler la ou les questions cruciales qui se posent à lui à court ou moyen terme. Ses collègues, répartis en deux ou trois sous-groupes, ont pour mission d'élaborer un diagnostic distancié de la situation et de formuler les recommandations qui leur apparaissent les plus judicieuses. Le cadre dont le cas a été choisi prend alors connaissance de la production des sous - groupes est invité a la commenter et peut la faire sienne. Cette technique pédagogique stimule les activités d'écoute, de questionnement, de diagnostic et d'élaboration de solutions Or, celles-ci sont au cur du référentiel professionnel du chef de projet. II - Vers un apprentissage collectif : le chef de projet en position d'auteur Au ministère de l'agriculture, le chef de projet évolue dans un environnement complexe : il doit traiter une situation dans la plupart des cas, totalement inédite, avec les outils de la résolution de problèmes. Travailler à cette résolution, c'est donc s'adapter à des contraintes, en déjouer les pièges et, au terme de l'action, en maîtriser toutes les arcanes : cette nouvelle donne constitue réellement un apprentissage, une élévation des compétences. Dans la perspective de la conduite de projet, le cadre doit modifier son système d'action et de réflexion : le traitement d'informations à confronter, à relier prend le pas sur le traitement de procédures et sur les dimensions réglementaires. Selon Boutinet J.P. (1998), il s'agit alors de passer de " la méthodologie heuristique du problem-setting destinée à se transformer en problem - solving ", c'est à dire passer d'une méthodologie pragmatique à une méthodologie de résolution de problème. Le chef de projet devient alors un combinateur d'informations qui peut recourir par ailleurs à des outils de mise en uvre, d'ordonnancement et de suivi, issus du monde industriel censés l'aider à programmer et maîtriser les différentes séquences du déroulement d'un projet. Séduisantes et rassurantes, ces méthodologies facilitent le repérage des zones de difficultés, des espaces potentiellement conflictuels mais laissent croire à une possible maîtrise des aléas de la conception. Issues des sciences de la gestion, de la recherche opérationnelle ou des démarches puisées dans la mercatique, elles risquent néanmoins d'être contre-productives en ne montrant l'action de conduite de projet que comme une sommation d'éléments que le chef de projet agrège méthodiquement. Ces techniques rigides et procédurales se révèlent insuffisantes pour assurer la bonne marche de la conduite d'un projet. En effet, s'il est nécessaire pour un cadre responsable d'un" projet " de maîtriser des techniques d'analyse, de contrôle, de suivi et d'évaluation des délais, il n'en demeure pas moins que toute réflexion concernant le management de projet ne saurait faire l'économie de considérer les particularismes culturels et organisationnels du service public : partenariats divers, lettre de mission, commande... C'est d'abord un ensemble de savoirs professionnels constitués au fil de la carrière du responsable qui est mobilisé et qui constitue le socle de la pratique professionnelle du chef de projet. La conduite de projet tend vers la complexité L'approche " mécano " de la responsabilité de chef de projet occulte les dimensions d'incertitude, de complexité et de dynamisme de l'environnement. En effet, le chef de projet doit se garder de l'illusion que le projet pourrait se conduire par procédures. Au contraire, la conduite de projet met l'accent sur la dimension d'imprévisibilité, sur la nécessaire inventivité dont doit faire preuve le chef de projet. Selon cette perspective, tout projet, parce qu'il associe plusieurs partenaires se développe dans des contextes d'incertitude. Comme dans toute situation définie comme complexe, la conduite de projet est soumise à l'instabilité inhérente à tout système dans lequel toute fluctuation peut entraîner les partenaires vers des effets en écart avec ce qui était prévu. Le sens général du projet peut s'en trouver partiellement ou totalement altéré. La communication est au cur de la conduite de projet. Maîtriser les échanges, faciliter les régulations entre les personnes contribue à compenser la tendance à l'instabilité générale. Une méthodologie à inventer Un projet se manage, se développe, s'évalue en lien avec des
partenaires issus d'autres mondes sociaux avec lesquels le chef de projet va
devoir composer, et organiser l'action. Les projets sont déterminés
dans des contextes multiples où s'interpénètrent les déterminants
politiques locaux, les chocs de représentations, les logiques d'acteurs
. Les outils classiques de contrôle révèlent leurs limites
pour traduire la complexité des réseaux de compétences
inhérents à toute situation de projet. Tout au plus, ceux-ci vont
constituer des aides, des prétextes à des démarches de
communication envers des collaborateurs et non un viatique universel. Un management à revisiter On l'a vu, le métier de chef de projet, est fortement ancré dans
les référents culturels de l'organisation d'appartenance, mais
ce nouveau métier est en même temps déterminé par
des actes de médiation, entre les institutions et entre des acteurs eux-mêmes
en mouvement, par la prise d'initiatives significatives de l'ordre du "prototype",
selon la définition de Boutinet J.P. Faire face à la difficulté
majeure qu'énoncent les chefs de projets suppose de recourir à
un management qui tienne compte à la fois des objectifs généraux
de la structure d'origine et sache intégrer les données et les
informations émises par les partenaires et l'environnement. Chef de projet au ministère de l'agriculture : un métier en émergence L'activité de chef de projet est plurielle. L'élaboration de
cette activité est à considérer selon le double point de
vue de l'organisation interne et des relations avec l'environnement du service.
Dans chacune de ces situations, il s'agit d'explorer, à tous les niveaux,
et avec l'ensemble des partenaires, les logiques de la communication à
l'oeuvre dans tout projet. L'activité de chef de projet peut alors être envisagée en terme de métier. Les acteurs qui s'en réclament ont en commun le recours à un vocabulaire où abondent les références stratégiques, où se mêlent analyses et critiques de l'action politique ; cela concourt à produire des normes, des codes de références, des signes d'appartenance et de reconnaissance. La demande de ce nouveau groupe social pour accéder à des modalités de formation continue non traditionnelles comme l'analyse de pratiques, l'organisation de journées thématiques, la revendication de se constituer en réseau, confirment le glissement de la notion de mission à celle de métier De l'émergence à la consolidation des innovateurs La revendication d'accès à une reconnaissance professionnelle exprimée en référence à un métier conduit à s'interroger sur les moyens propres à consolider ces identités et ces nouveaux modes organisationnels. Sans ces points de vigilance, l'innovation demeurera précaire. Les revendications identitaires formulées par les chefs de projet révèlent selon nous un " désir de métier " - Osty F. (2001). Celui-ci peut être analysé comme un vu de réaffirmation de la posture d'ingénieur. L'ingénieur n'est-il pas étymologiquement un " artisan - artiste " qui crée, en fonction d'une situation spécifique, un engin, un dispositif, une méthode... ? Ce désir n'est-il pas une manière de revendiquer la capacité à imaginer en réaction à des activités vécues comme programmées voire dominées par des procédures ? Si cette volonté s'avère indispensable pour générer des interventions publiques innovantes, elles ne sauraient cependant se suffire à elle-même. Il semble en outre nécessaire que l'institution non seulement valide cette identité émergente mais surtout qu'elle affirme sa légitimité. Celle-ci passe par un soutien affirmé de l'encadrement supérieur. L'engagement répété des corps d'inspection en faveur du dispositif de formation a été considéré par les chefs de projet comme un signe fort. L'institution se doit en outre de mettre à la disposition des innovateurs des ressources. Parmi celles-ci, il convient de citer la mise en exergue des actions innovantes, l'attribution de temps d'échanges et de consolidation de méthodes, la valorisation des lettres de mission, la promotion des chefs de projets les plus engagés Enfin, les acteurs de terrain et les cadres dirigeants novateurs ont sans doutes intérêt à favoriser des pratiques d'évaluation associant les bénéficiaires des politiques publiques ainsi conduites. Cette option semble appropriée pour forger et imposer des critères d'évaluation revisités. Ces références seront ainsi mobilisables pour orienter et légitimer les innovations portées par les chefs de projet.
Roland Labregère Références bibliographiques : Le Boterf G. L'ingénierie des projets de développement, Agence
d'Arc (Montréal) et Paideia (Paris) , 1986
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