Introduction
Lorsque la discipline scolaire sciences économiques et sociales se crée
en 1966-67, les textes originaux définissent un " projet fondateur
" mettant l'accent sur la nécessité de conduire les élèves
à la connaissance des sociétés contemporaines. Il s'agissait
alors de se confronter aux questions vives de la société, en travaillant
notamment sur des questions proches des préoccupations des élèves
et faisant sens pour eux. Il s'agissait également d'une approche pluridisciplinaire
(voire transdisciplinaire) dans sa conception, visant à présenter
une approche intégrée du social. Enfin, ce modèle didactique
insistait sur une " pédagogie active " devant permettre à
l'élève de " participer à l'élaboration de
son propre savoir " à partir notamment de l'analyse de dossiers
documentaires, de la réalisation d'enquêtes, de démarches
de " terrains " auprès des entreprises, du recours aux moyens
audiovisuels, voire aux moyens informatiques lorsqu'ils sont apparus dans les
établissements scolaires.
Cependant, de nombreuses polémiques ont émaillé l'histoire
de cette discipline, et aujourd'hui encore, les débats se poursuivent
autour de l'existence même de la filière ES et sur l'évolution
des programmes. :
L'ensemble de ces débats et problèmes posés au projet fondateur
de la discipline sont aujourd'hui des signes d'une certaine crise d'identité
des SES. L'objectif de ce travail de recherche est alors de tenter d'éclairer
ces débats, qu'on ne peut ignorer .
Ces problèmes de crise d'identité des SES ouvraient de nombreuses
pistes de recherche, mais nous avons choisi de rentrer dans ces débats
par les contenus : nature de ces contenus, relations avec les questions vives,
relations avec les savoirs savants de référence, question de l'interdisciplinarité.
La communication met ainsi en évidence, à partir de l'exemple
du chômage qui figure au programme des classes de seconde et de terminale
au lycée, la difficulté de mise en uvre du projet fondateur.
Il s'agit de montrer que les SES, après avoir constitué ce que
Y. Chevallard appelle une " anomalie didactique ", sont aujourd'hui
une discipline scolaire comme les autres, pour laquelle le concept de transposition
didactique semble tout à fait opératoire.
Transposition didactique et projet fondateur des SES
Un concept critiqué par certains didacticiens des SES
Certains auteurs contestent la validité de la théorie de la transposition
didactique pour les sciences économiques et sociales.
Pour J. Hadjian par exemple, deux éléments conduisent à
refuser le modèle de la transposition didactique :
- " l'enseignement secondaire ne peut consister en un processus de transmission
du savoir savant " ;
- " la rupture de la "transposition didactique" n'est praticable
ni par les élèves, ni par les professeurs " (Hadjian, 1994,
p. 76).
Concernant le premier point, J. Hadjian avance l'idée selon laquelle
une discipline d'enseignement n'est pas la transposition d'un savoir scientifique
: la légitimation d'une discipline scolaire passe avant tout par le repérage
de tâches et la mise en uvre d'un processus d'évaluation.
Concernant le second point, il indique que " la rupture de la "transposition
didactique" est inopérante tant pour les élèves que
pour les professeurs " (Hadjian, 1994, p. 76). En effet, l'écrasante
majorité des élèves de lycée scolarisés dans
la série ES ne poursuit pas d'études dans les facultés
de sciences économiques et les SES ont donc selon lui vocation à
être un enseignement de culture générale. En ce qui concerne
les enseignants, il paraît à ses yeux démesuré d'exiger
d'eux qu'ils soient au fait de l'actualité de la recherche. " Veut-on
abonner chaque lycée de France à l'American Economic Review "
demande-t-il en rappelant que les revues scientifiques de sciences économiques
sont accessibles majoritairement en langue anglaise ?
Pour E. Triby par ailleurs, " la solidité apparente de sa construction
a fini par installer la transposition didactique dans une fonction de modèle
applicable à toutes espèces de disciplines scolaires. En SES pourtant,
elle ne va pas de soi, c'est le moins qu'on puisse dire " (Triby, 1995,
p. 119).
Les auteurs qui rejettent la théorie de la transposition didactique refusent
de fonder la légitimité des SES sur des savoirs savants de référence.
L'un des arguments avancés concerne notamment le fait que le " savoir
savant " en SES n'est pas unique mais éclaté, et donc, de
ce fait, difficilement transposable.
J. Brémond et H. Lanta (1995) développent également l'argumentation
selon laquelle les SES ne doivent en aucun cas constituer une propédeutique
aux enseignements universitaires futurs.
La critique d'E. Chatel est plus modérée que les précédentes.
Elle souligne notamment le fait que nous devons à M. Verret puis à
Y. Chevallard le fait d'avoir mis en évidence à quel point l'activité
des enseignants dans leurs classes concerne les savoirs .
Mais elle considère cependant que le concept de transposition didactique
apparaît normatif. Elle montre en effet qu'au début des années
quatre-vingt-dix, avec la mise en place d'un groupe technique disciplinaire
(GTD), les débats sur les programmes sont ravivés :
la préoccupation reste celle de la spécificité disciplinaire
et donc des grands choix curriculaires, mais elle est aussi nourrie des quelques
travaux d'inspiration didactique qui commencent à apparaître dans
ce champ. Le thème de la "transposition didactique" est repris
dans une perspective de légitimation de la discipline scolaire par son
rattachement aux "savoirs savants". Le concept de "transposition"
n'est pas entendu comme un concept sociologique descriptif indiquant la transformation
que le savoir connaît par son enseignement au sens que lui donne M. Verret.
Il est plutôt compris comme un concept normatif permettant de dénoncer
un écart, une déviation produite par l'enseignement et qu'il s'agirait
de corriger. Il est donc assez naturellement réutilisé au service
de la forte préoccupation de "légitimation scientifique"
(Chatel, 1994, p. 57).
Par ailleurs, le concept de transposition didactique est, selon elle, trop
exclusivement centré sur l'écart au savoir savant. Dans ce modèle
théorique, les élèves sont des récepteurs plus que
des acteurs et la transposition didactique est le résultat d'une action
qui se passe pour l'essentiel hors de la classe, dans la noosphère. Elle
préfère ainsi utiliser le concept de " transformation du
savoir ", qui permet de montrer " que le savoir qui est produit dans
la classe est le fruit de l'interaction élèves - professeur "
(Chatel, 1996, p. 266).
Pour notre part, à la lumière des matériaux rassemblés
pour l'étude du chômage comme savoir scolaire en sciences économiques
et sociales, il nous semble possible d'avancer que la théorie de la transposition
didactique peut, avec les spécifications nécessaires, s'appliquer
à la discipline scolaire SES.
Une théorie amendable mais transposable malgré tout
Examinons tout d'abord la question de la référence aux savoirs
savants.
A notre sens, l'absence d'unicité du savoir savant en sciences économiques
et sociales ne condamne pas le concept de transposition didactique en sciences
économiques et sociales. Certes les SES, comme la plupart des disciplines
scolaires, ne s'appuient pas sur une seule discipline universitaire de référence.
En outre, ces références sont elles-mêmes des sciences pluriparadigmatiques,
ce qui rend difficile la recherche d'un référent unique pour expliquer
un phénomène économique et/ou social donné.
Mais cela remet-il en cause l'idée d'un apprêt didactique du savoir
? Pour expliquer le chômage, le savoir savant est protéiforme,
et les grilles théoriques diverses. Certaines de ces grilles théoriques
sont enseignées aux élèves et sont, à l'évidence,
transposées à partir du savoir savant . On observe d'ailleurs
que l'évolution des programmes a conduit à prendre en considération
des problématiques théoriques. Cette évolution résulte
de l'influence de la noosphère (inspection, universitaires, associations
de professeurs). Cela illustre bien selon nous les différentes étapes
d'un processus " classique " de transposition didactique.
Concernant le fait que les SES ne doivent pas constituer une propédeutique
à l'enseignement universitaire, J. Brémond et H. Lanta, (1995,
p. 64) indiquent qu'une discipline scolaire n'est pas " un simple "modèle
réduit" de ce qui se fait dans l'enseignement supérieur ".
Mais cela n'est pas incompatible avec le fait qu'on enseigne dans cette discipline
scolaire des objets issus ou au minimum fortement influencés par des
savoirs de référence, tels qu'ils sont présents dans les
universités (même si cet enseignement ne se déroule pas
" de la même façon " au lycée, et est issu d'un
processus de transposition didactique).
Un reproche souvent fait également à la transposition didactique
est le fait que les savoirs à enseigner viendraient " d'en haut
", et que le processus de transposition didactique se limiterait à
une réduction de l'écart entre savoirs à enseigner et savoirs
savants. Or, il nous semble que cela témoigne d'une part d'une vision
un peu réductrice du travail d'Y. Chevallard, et que d'autre part, le
fait d'insister sur l'importance du travail des enseignants dans leur classe,
concernant la question des savoirs, n'est pas contradictoire avec la mise en
uvre d'un processus de transposition didactique..
Une " originalité " cependant de la transposition didactique
en SES ?
Il existe par ailleurs un certain " décalage " entre les programmes
et instructions officielles et les sujets de baccalauréat proposés
aux élèves sur le thème du chômage. Cet écart
tend à se réduire suite aux évolutions de la discipline
et des textes officiels comme nous l'avons souligné. Mais il n'en reste
pas moins que, pour satisfaire aux exigences de l'évaluation, il faut
encore aujourd'hui faire plus, ou autre chose, que ce qu'indiquent les programmes.
Le refoulement des interrogations théoriques resurgit dans les sujets
de baccalauréat qui révèlent ainsi, dans une certaine mesure,
un curriculum réel différent du curriculum formel.
Deux conclusions principales ont ainsi été permises par notre
étude des sujets de bac concernant le chômage :
- les sujets intègrent beaucoup plus fortement et rapidement que les
programmes officiels les débats (sociaux et scientifiques) relatifs à
l'emploi et au chômage. L'existence de ces sujets a un effet en retour
sur l'enseignement (perceptible notamment à travers le contenu des manuels)
;
- alors que les programmes ne font que faiblement référence aux
approches théoriques, celles-ci sont présentes - explicitement
ou implicitement - dans les sujets, ce qui conduit à leur prise en compte
dans les enseignements.
Selon nous, cette " avance " des sujets de bac sur les programmes
est la manifestation de la gestion d'une contradiction entre deux objectifs
du projet fondateur : permettre aux élèves d'accéder à
l'intelligence des économies et sociétés contemporaines
d'une part, et d'autre part partir des préoccupations des élèves
en négligeant la théorie parce que cela pourrait " durcir
prématurément " de jeunes esprits. Or, ces deux composantes
du projet fondateur nous semblent, dans le cas d'espèce, quelque peu
contradictoires. Les sujets de bac trouvent alors la seule solution pour surmonter
cette contradiction, à savoir introduire des éléments théoriques
pour comprendre les enjeux nouveaux même quand ils ne figurent pas dans
les programmes. Pour cela, un compromis est passé. Dans les textes les
plus officiels, à savoir les programmes et les instructions, on continue
à réaffirmer plus ou moins le projet fondateur, même si,
on l'a vu, les choses évoluent de façon assez nette, avec des
glissements successifs. Mais comme cela reste difficile à gérer
(beaucoup moins dans la période récente où on assiste à
une remise en question progressive du projet fondateur), au niveau des sujets
de bac (qui en plus pendant longtemps sont élaborés de façon
beaucoup plus décentralisée, par groupement d'académies,
avec chaque fois un groupement de professeurs différents les uns des
autres, des inspecteurs plus ou moins présents selon les cas
) on
accepte d'introduire des éléments de réflexion théorique
.
Conclusion : pour une utilisation du concept de transposition didactique
en sciences économiques et sociales
En conclusion, on peut dire que la place des savoirs scientifiques en sciences
économiques et sociales fait généralement l'objet d'un
débat assez polémique. La position dominante (au moins dans les
débats publics) peut se résumer en disant que l'enseignement des
SES ne doit pas être un simple décalque des savoirs universitaires.
Sous cette forme-là, on peut être d'accord avec cette proposition,
mais ce n'est pas alors un problème qui est spécifique aux SES.
Des savoirs produits par des communautés savantes sont donc bien pris
en compte dans l'enseignement des SES, comme en témoigne à la
fois les sujets de bac et notre analyse des manuels. Notre travail tendrait
ainsi à confirmer l'idée selon laquelle il faut cesser de penser
qu'une discipline comme les SES peut déterminer de manière purement
endogène (par rapport aux savoirs savants et à la société
en général) les contenus qui sont à l'uvre.
Finalement on peut dire que, dès lors qu'un savoir est introduit dans
un système didactique, dès lors donc, qu'il y a didactisation,
un processus de transformation du savoir se met à l'uvre. C'est
cette transformation du savoir qu'il convient notamment d'analyser lorsqu'on
s'intéresse aux savoirs scolaires définissant un curriculum et
son histoire. L'entrée de nouveaux savoirs en sciences économiques
et sociales, toujours dérivés de savoirs savants, peut bien sûr
être inspirée par des pratiques de " la base " (les professeurs
de SES) notamment à travers la confection et l'évolution de sujets
de baccalauréat. A contrario, les professeurs de sciences économiques
et sociales eux-mêmes ont pu, à certains moments de l'histoire
des sciences économiques et sociales, freiner l'introduction de nouveaux
savoirs dans le curriculum, parce que, pour rester fidèles au "
projet fondateur " des SES, ils ne souhaitaient pas incorporer trop de
théories dans leur enseignement. Mais quel que soit le type de pression,
ne s'exerce-t-il pas sur la noosphère en charge de concevoir les nouveaux
programmes, et toute nouvelle entrée de savoirs en sciences économiques
et sociales ne peut-elle pas se résumer à la prise en compte d'une
avancée du savoir économique et/ou sociologique dans la communauté
savante ?
Des évolutions récentes dans les programmes et instructions officielles
vont à la fois dans le sens d'une prise en compte des représentations
sociales des élèves et d'une introduction d'éléments
de théorisation dans les curricula. Si cette évolution se confirmait,
on assisterait alors à une véritable institutionnalisation des
pratiques déjà présentes dans les manuels, les sujets de
baccalauréat et les pratiques des enseignants dans leurs classes. Les
sciences économiques et sociales deviendraient alors " officiellement
" une discipline scolaire basée sur de solides savoirs scientifiques
de référence, s'appuyant sur les savoirs des élèves
pour aider ceux-ci à élaborer une véritable connaissance
des problèmes économiques et sociaux contemporains. Les sciences
économiques et sociales seraient ainsi aujourd'hui, malgré leur
spécificité liée notamment au type de thèmes qu'elles
abordent et qu'elles traitent, et après avoir constitué ce que
Y. Chevallard a pu appeler une " anomalie didactique ", une discipline
scolaire comme les autres.
Références bibliographiques
BREMOND J. ET LANTA H. (1995) - La pédagogie ses sciences économiques
et sociales : mythe fondateur ou réalité ? in COMBEMALE P. (COORD.)
(1995) - Les sciences économiques et sociales, Paris, Hachette, Education,
47 - 71.
CHATEL E. (1994) - Constructions à tout faire : les programmes de sciences
économiques et sociales, in DEMONQUE CH. (COORD.) - Qu'est-ce qu'un programme
d'enseignement ?, Paris, Hachette, 50 - 66.
CHATEL E. (DIR.) (1995) - Transformation de savoirs en sciences économiques
et sociales, Revue Française de Pédagogie, n°112, juillet
- août - septembre, 9 - 20.
CHATEL E. (1996) - Une analyse économique de l'action éducative
: évaluation et apprentissage dans les lycées, 555 p., Thèse
de doctorat, Sciences Economiques, Economie de l'éducation, Université
de Paris X.
CHEVALLARD Y. (1985) -- La transposition didactique ; du savoir savant au savoir
enseigné, Paris, La Pensée Sauvage.
CHEVALLARD Y. (1997) -- L'enseignement des SES est-il une anomalie didactique
?, Skholê, n°6, 25- 37.
HADJIAN J. (1994) - Continuité ou discontinuité
de l'enseignement
des SES en lycée ? DEES, Documents pour l'enseignement économique
et social, n°96, juin, 75 - 79.
TRIBY E. (1995) - Les sciences économiques et sociales sont-elles une
discipline ? L'interrogation de la didactique, in COMBEMALE P. (COORD.) (1995)
- Les sciences économiques et sociales, Paris, Hachette, Education, 113
- 128.
VERRET M. (1975) - Le temps des études, Paris, Librairie Honoré
Champion.
|