La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : Les difficultés du " projet fondateur " des Sciences Économiques et Sociales : essai d'analyse à la lumière du concept de transposition didactique
Auteurs : DOLLO Christine :Docteure en sciences de l'éducation - CIRADE - Université de Provence

Texte :
Introduction

Lorsque la discipline scolaire sciences économiques et sociales se crée en 1966-67, les textes originaux définissent un " projet fondateur " mettant l'accent sur la nécessité de conduire les élèves à la connaissance des sociétés contemporaines. Il s'agissait alors de se confronter aux questions vives de la société, en travaillant notamment sur des questions proches des préoccupations des élèves et faisant sens pour eux. Il s'agissait également d'une approche pluridisciplinaire (voire transdisciplinaire) dans sa conception, visant à présenter une approche intégrée du social. Enfin, ce modèle didactique insistait sur une " pédagogie active " devant permettre à l'élève de " participer à l'élaboration de son propre savoir " à partir notamment de l'analyse de dossiers documentaires, de la réalisation d'enquêtes, de démarches de " terrains " auprès des entreprises, du recours aux moyens audiovisuels, voire aux moyens informatiques lorsqu'ils sont apparus dans les établissements scolaires.
Cependant, de nombreuses polémiques ont émaillé l'histoire de cette discipline, et aujourd'hui encore, les débats se poursuivent autour de l'existence même de la filière ES et sur l'évolution des programmes. :
L'ensemble de ces débats et problèmes posés au projet fondateur de la discipline sont aujourd'hui des signes d'une certaine crise d'identité des SES. L'objectif de ce travail de recherche est alors de tenter d'éclairer ces débats, qu'on ne peut ignorer .
Ces problèmes de crise d'identité des SES ouvraient de nombreuses pistes de recherche, mais nous avons choisi de rentrer dans ces débats par les contenus : nature de ces contenus, relations avec les questions vives, relations avec les savoirs savants de référence, question de l'interdisciplinarité.
La communication met ainsi en évidence, à partir de l'exemple du chômage qui figure au programme des classes de seconde et de terminale au lycée, la difficulté de mise en œuvre du projet fondateur. Il s'agit de montrer que les SES, après avoir constitué ce que Y. Chevallard appelle une " anomalie didactique ", sont aujourd'hui une discipline scolaire comme les autres, pour laquelle le concept de transposition didactique semble tout à fait opératoire.

Transposition didactique et projet fondateur des SES

Un concept critiqué par certains didacticiens des SES
Certains auteurs contestent la validité de la théorie de la transposition didactique pour les sciences économiques et sociales.
Pour J. Hadjian par exemple, deux éléments conduisent à refuser le modèle de la transposition didactique :
- " l'enseignement secondaire ne peut consister en un processus de transmission du savoir savant " ;
- " la rupture de la "transposition didactique" n'est praticable ni par les élèves, ni par les professeurs " (Hadjian, 1994, p. 76).
Concernant le premier point, J. Hadjian avance l'idée selon laquelle une discipline d'enseignement n'est pas la transposition d'un savoir scientifique : la légitimation d'une discipline scolaire passe avant tout par le repérage de tâches et la mise en œuvre d'un processus d'évaluation.
Concernant le second point, il indique que " la rupture de la "transposition didactique" est inopérante tant pour les élèves que pour les professeurs " (Hadjian, 1994, p. 76). En effet, l'écrasante majorité des élèves de lycée scolarisés dans la série ES ne poursuit pas d'études dans les facultés de sciences économiques et les SES ont donc selon lui vocation à être un enseignement de culture générale. En ce qui concerne les enseignants, il paraît à ses yeux démesuré d'exiger d'eux qu'ils soient au fait de l'actualité de la recherche. " Veut-on abonner chaque lycée de France à l'American Economic Review " demande-t-il en rappelant que les revues scientifiques de sciences économiques sont accessibles majoritairement en langue anglaise ?
Pour E. Triby par ailleurs, " la solidité apparente de sa construction a fini par installer la transposition didactique dans une fonction de modèle applicable à toutes espèces de disciplines scolaires. En SES pourtant, elle ne va pas de soi, c'est le moins qu'on puisse dire " (Triby, 1995, p. 119).
Les auteurs qui rejettent la théorie de la transposition didactique refusent de fonder la légitimité des SES sur des savoirs savants de référence. L'un des arguments avancés concerne notamment le fait que le " savoir savant " en SES n'est pas unique mais éclaté, et donc, de ce fait, difficilement transposable.
J. Brémond et H. Lanta (1995) développent également l'argumentation selon laquelle les SES ne doivent en aucun cas constituer une propédeutique aux enseignements universitaires futurs.
La critique d'E. Chatel est plus modérée que les précédentes. Elle souligne notamment le fait que nous devons à M. Verret puis à Y. Chevallard le fait d'avoir mis en évidence à quel point l'activité des enseignants dans leurs classes concerne les savoirs .
Mais elle considère cependant que le concept de transposition didactique apparaît normatif. Elle montre en effet qu'au début des années quatre-vingt-dix, avec la mise en place d'un groupe technique disciplinaire (GTD), les débats sur les programmes sont ravivés :

la préoccupation reste celle de la spécificité disciplinaire et donc des grands choix curriculaires, mais elle est aussi nourrie des quelques travaux d'inspiration didactique qui commencent à apparaître dans ce champ. Le thème de la "transposition didactique" est repris dans une perspective de légitimation de la discipline scolaire par son rattachement aux "savoirs savants". Le concept de "transposition" n'est pas entendu comme un concept sociologique descriptif indiquant la transformation que le savoir connaît par son enseignement au sens que lui donne M. Verret. Il est plutôt compris comme un concept normatif permettant de dénoncer un écart, une déviation produite par l'enseignement et qu'il s'agirait de corriger. Il est donc assez naturellement réutilisé au service de la forte préoccupation de "légitimation scientifique" (Chatel, 1994, p. 57).

Par ailleurs, le concept de transposition didactique est, selon elle, trop exclusivement centré sur l'écart au savoir savant. Dans ce modèle théorique, les élèves sont des récepteurs plus que des acteurs et la transposition didactique est le résultat d'une action qui se passe pour l'essentiel hors de la classe, dans la noosphère. Elle préfère ainsi utiliser le concept de " transformation du savoir ", qui permet de montrer " que le savoir qui est produit dans la classe est le fruit de l'interaction élèves - professeur " (Chatel, 1996, p. 266).
Pour notre part, à la lumière des matériaux rassemblés pour l'étude du chômage comme savoir scolaire en sciences économiques et sociales, il nous semble possible d'avancer que la théorie de la transposition didactique peut, avec les spécifications nécessaires, s'appliquer à la discipline scolaire SES.

Une théorie amendable mais transposable malgré tout

Examinons tout d'abord la question de la référence aux savoirs savants.
A notre sens, l'absence d'unicité du savoir savant en sciences économiques et sociales ne condamne pas le concept de transposition didactique en sciences économiques et sociales. Certes les SES, comme la plupart des disciplines scolaires, ne s'appuient pas sur une seule discipline universitaire de référence. En outre, ces références sont elles-mêmes des sciences pluriparadigmatiques, ce qui rend difficile la recherche d'un référent unique pour expliquer un phénomène économique et/ou social donné.
Mais cela remet-il en cause l'idée d'un apprêt didactique du savoir ? Pour expliquer le chômage, le savoir savant est protéiforme, et les grilles théoriques diverses. Certaines de ces grilles théoriques sont enseignées aux élèves et sont, à l'évidence, transposées à partir du savoir savant . On observe d'ailleurs que l'évolution des programmes a conduit à prendre en considération des problématiques théoriques. Cette évolution résulte de l'influence de la noosphère (inspection, universitaires, associations de professeurs). Cela illustre bien selon nous les différentes étapes d'un processus " classique " de transposition didactique.
Concernant le fait que les SES ne doivent pas constituer une propédeutique à l'enseignement universitaire, J. Brémond et H. Lanta, (1995, p. 64) indiquent qu'une discipline scolaire n'est pas " un simple "modèle réduit" de ce qui se fait dans l'enseignement supérieur ". Mais cela n'est pas incompatible avec le fait qu'on enseigne dans cette discipline scolaire des objets issus ou au minimum fortement influencés par des savoirs de référence, tels qu'ils sont présents dans les universités (même si cet enseignement ne se déroule pas " de la même façon " au lycée, et est issu d'un processus de transposition didactique).
Un reproche souvent fait également à la transposition didactique est le fait que les savoirs à enseigner viendraient " d'en haut ", et que le processus de transposition didactique se limiterait à une réduction de l'écart entre savoirs à enseigner et savoirs savants. Or, il nous semble que cela témoigne d'une part d'une vision un peu réductrice du travail d'Y. Chevallard, et que d'autre part, le fait d'insister sur l'importance du travail des enseignants dans leur classe, concernant la question des savoirs, n'est pas contradictoire avec la mise en œuvre d'un processus de transposition didactique..

Une " originalité " cependant de la transposition didactique en SES ?

Il existe par ailleurs un certain " décalage " entre les programmes et instructions officielles et les sujets de baccalauréat proposés aux élèves sur le thème du chômage. Cet écart tend à se réduire suite aux évolutions de la discipline et des textes officiels comme nous l'avons souligné. Mais il n'en reste pas moins que, pour satisfaire aux exigences de l'évaluation, il faut encore aujourd'hui faire plus, ou autre chose, que ce qu'indiquent les programmes. Le refoulement des interrogations théoriques resurgit dans les sujets de baccalauréat qui révèlent ainsi, dans une certaine mesure, un curriculum réel différent du curriculum formel.
Deux conclusions principales ont ainsi été permises par notre étude des sujets de bac concernant le chômage :
- les sujets intègrent beaucoup plus fortement et rapidement que les programmes officiels les débats (sociaux et scientifiques) relatifs à l'emploi et au chômage. L'existence de ces sujets a un effet en retour sur l'enseignement (perceptible notamment à travers le contenu des manuels) ;
- alors que les programmes ne font que faiblement référence aux approches théoriques, celles-ci sont présentes - explicitement ou implicitement - dans les sujets, ce qui conduit à leur prise en compte dans les enseignements.
Selon nous, cette " avance " des sujets de bac sur les programmes est la manifestation de la gestion d'une contradiction entre deux objectifs du projet fondateur : permettre aux élèves d'accéder à l'intelligence des économies et sociétés contemporaines d'une part, et d'autre part partir des préoccupations des élèves en négligeant la théorie parce que cela pourrait " durcir prématurément " de jeunes esprits. Or, ces deux composantes du projet fondateur nous semblent, dans le cas d'espèce, quelque peu contradictoires. Les sujets de bac trouvent alors la seule solution pour surmonter cette contradiction, à savoir introduire des éléments théoriques pour comprendre les enjeux nouveaux même quand ils ne figurent pas dans les programmes. Pour cela, un compromis est passé. Dans les textes les plus officiels, à savoir les programmes et les instructions, on continue à réaffirmer plus ou moins le projet fondateur, même si, on l'a vu, les choses évoluent de façon assez nette, avec des glissements successifs. Mais comme cela reste difficile à gérer (beaucoup moins dans la période récente où on assiste à une remise en question progressive du projet fondateur), au niveau des sujets de bac (qui en plus pendant longtemps sont élaborés de façon beaucoup plus décentralisée, par groupement d'académies, avec chaque fois un groupement de professeurs différents les uns des autres, des inspecteurs plus ou moins présents selon les cas…) on accepte d'introduire des éléments de réflexion théorique .


Conclusion : pour une utilisation du concept de transposition didactique en sciences économiques et sociales

En conclusion, on peut dire que la place des savoirs scientifiques en sciences économiques et sociales fait généralement l'objet d'un débat assez polémique. La position dominante (au moins dans les débats publics) peut se résumer en disant que l'enseignement des SES ne doit pas être un simple décalque des savoirs universitaires. Sous cette forme-là, on peut être d'accord avec cette proposition, mais ce n'est pas alors un problème qui est spécifique aux SES. Des savoirs produits par des communautés savantes sont donc bien pris en compte dans l'enseignement des SES, comme en témoigne à la fois les sujets de bac et notre analyse des manuels. Notre travail tendrait ainsi à confirmer l'idée selon laquelle il faut cesser de penser qu'une discipline comme les SES peut déterminer de manière purement endogène (par rapport aux savoirs savants et à la société en général) les contenus qui sont à l'œuvre.
Finalement on peut dire que, dès lors qu'un savoir est introduit dans un système didactique, dès lors donc, qu'il y a didactisation, un processus de transformation du savoir se met à l'œuvre. C'est cette transformation du savoir qu'il convient notamment d'analyser lorsqu'on s'intéresse aux savoirs scolaires définissant un curriculum et son histoire. L'entrée de nouveaux savoirs en sciences économiques et sociales, toujours dérivés de savoirs savants, peut bien sûr être inspirée par des pratiques de " la base " (les professeurs de SES) notamment à travers la confection et l'évolution de sujets de baccalauréat. A contrario, les professeurs de sciences économiques et sociales eux-mêmes ont pu, à certains moments de l'histoire des sciences économiques et sociales, freiner l'introduction de nouveaux savoirs dans le curriculum, parce que, pour rester fidèles au " projet fondateur " des SES, ils ne souhaitaient pas incorporer trop de théories dans leur enseignement. Mais quel que soit le type de pression, ne s'exerce-t-il pas sur la noosphère en charge de concevoir les nouveaux programmes, et toute nouvelle entrée de savoirs en sciences économiques et sociales ne peut-elle pas se résumer à la prise en compte d'une avancée du savoir économique et/ou sociologique dans la communauté savante ?
Des évolutions récentes dans les programmes et instructions officielles vont à la fois dans le sens d'une prise en compte des représentations sociales des élèves et d'une introduction d'éléments de théorisation dans les curricula. Si cette évolution se confirmait, on assisterait alors à une véritable institutionnalisation des pratiques déjà présentes dans les manuels, les sujets de baccalauréat et les pratiques des enseignants dans leurs classes. Les sciences économiques et sociales deviendraient alors " officiellement " une discipline scolaire basée sur de solides savoirs scientifiques de référence, s'appuyant sur les savoirs des élèves pour aider ceux-ci à élaborer une véritable connaissance des problèmes économiques et sociaux contemporains. Les sciences économiques et sociales seraient ainsi aujourd'hui, malgré leur spécificité liée notamment au type de thèmes qu'elles abordent et qu'elles traitent, et après avoir constitué ce que Y. Chevallard a pu appeler une " anomalie didactique ", une discipline scolaire comme les autres.

Références bibliographiques

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CHEVALLARD Y. (1985) -- La transposition didactique ; du savoir savant au savoir enseigné, Paris, La Pensée Sauvage.
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HADJIAN J. (1994) - Continuité ou discontinuité … de l'enseignement des SES en lycée ? DEES, Documents pour l'enseignement économique et social, n°96, juin, 75 - 79.
TRIBY E. (1995) - Les sciences économiques et sociales sont-elles une discipline ? L'interrogation de la didactique, in COMBEMALE P. (COORD.) (1995) - Les sciences économiques et sociales, Paris, Hachette, Education, 113 - 128.
VERRET M. (1975) - Le temps des études, Paris, Librairie Honoré Champion.


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