Introduction :
Voici deux fragments d'entretien avec des adultes en formation, à qui
il est demandé " comment faites vous pour apprendre ? ", dans
un entretien de recherche destiné à recueillir des discours métacognitifs
:
Amélie : " Je ne suis pas dans une fonction d'apprendre qui est
: " j'apprends par cur ", mais j'ai l'impression que ça
bouillonne[..] "
Yann : " Je pense que ça me donne une capacité d'apprendre
immédiate qui est assez importante [..] ; et c'est pas délibérément
décidé [..] "
L'exposé qui va suivre a pour but de proposer des pistes d'interprétation
de ces discours : dans un premier temps, je m'attacherai à présenter
l'origine, le but et le cadre théorique d la recherche, puis dans un
second temps, je développerai les calculs interprétatifs de ces
fragments de discours à partir d'une approche sémantique des stéréotypes
apparaissant sous la forme de ces métaphores, stéréotypes
qui sont des représentations du processus d'apprentissage et qui font
l'objet d'une redéfinition dans le discours des locuteurs ; en conclusion
je tenterai de dégager les applications possibles dans l'interprétation
des discours métacognitifs
1- ORIGINE, BUT ET CADRE THEORIQUE DE LA RECHERCHE
Commencé dans le cadre d'un DEA, ayant pour objet de recherche l'Activité
Métacognitive Langagière (Pescheux 1997) d'apprenants adultes
en formation, et ce, dans le cadre des Sciences de l'Education, le corpus recueilli
depuis lors regroupe une trentaine d'entretiens intégralement retranscrits
-au plan orthographique, et non phonétique ni prosodique ; de cette activité
métacognitive langagière, je me suis intéressée
au discours, en tant que matériau, en tant qu'observable, et j'ai soutenu
une thèse en Sciences du Langage en février 2001, basée
sur l'analyse de quatre entretiens, d'un point de vue linguistique. Le but de
cette thèse était double et reste d'actualité : il s'agissait
d'une part de fournir une " analyse du discours " à partir
des retranscriptions, c'est-à-dire de mettre des outils interprétatifs,
issus de la linguistique, au service de la compréhension de ce que disaient
les interviewés, autrement dit, de mettre la linguistique au service
de l'intelligibilité des activités cognitives en formation ; il
s'agissait d'autre part de mettre à l'épreuve un modèle
sémantique, propre aux sciences du langage afin de tester son pouvoir
interprétatif : dans ce cas, les discours métacognitifs analysés
étaient utilisés au service de la linguistique ; cependant, il
apparaît clairement que l'analyse sémantique produit, et c'est
l'objet de cet exposé, aussi des interprétations utiles à
la compréhension des représentations de l'apprentissage détenues
par les locuteurs.
Le cadre théorique actuel -celui de la thèse - est inscrit en
Linguistique, tout en ayant comme arrière plan les modèles développés
par les sciences de l'éducation sur la métacognition (Flavell,
1985 Feuerstein R. 1987 ; Noël B., Romainville M., J.-L. Wolfs.1995..).
Deux théories fondatrices sont sous-jacentes aux analyses réalisées
: d'une part la théorie de l'énonciation, dont certain
voit la source dans les écrits de C.Bally (1952), inspirant ceux de Bakthine
(1984), puis de Benveniste (1958, 1970), de Ducrot (1980, 1984, 1990, 1991,
1995) : celle-ci considère que la langue met à disposition de
tout locuteur des formes spécifiquement dédiées à
l'expression de la " subjectivité " du locuteur pour reprendre
l'expression de Benveniste, et plus encore, que la mobilisation de ces formes
linguistiques par un locuteur dans un contexte donné peut fournir des
indices de la position que celui-ci prend par rapport au contenu de ce qu'il
dit et à son/ses interlocuteurs : les notions aujourd'hui développées
par P.Charaudeau (1995) Galatanu O., 1999, Kerbrat -Orecchioni C., 1980, Maingueneau
D. (1991), sont issues de cette théorie, par exemple entre autres, les
" modalisations " qui sont les marques des valeurs qu'un sujet communicant
attribue à ce qu'il dit : valeurs " ontologiques " ("
devoir ", " falloir ") ; jugements de vérité ("
savoir ", " croire "") ; jugements axiologiques, ("
bon/bien " ; " agréable/désagréable ", etc.),
expression de la volonté (" vouloir ") (Galatanu, 1999) ; la
marques de " polyphonie ", par lesquelles le locuteur fait entendre
ou laisse entendre d'autre voix que la sienne, afin d'en être solidaire,
ou de s'y opposer (Ducrot 1984)
D'autre part, la théorie de l'argumentation dans la langue (ADL),
développée depuis plus de vingt ans par Anscombre et Ducrot (1995
; 1988), qui souligne dans la langue son caractère fondamentalement argumentatif.
Par extension, la théorie aujourd'hui cherche au niveau des mots lexicaux
à les décrire de façon à rendre compte de leur argumentativité
fondamentale, par exemple : " prudent " aurait comme " argumentation
interne " ( i.e. paraphrase qui définit le mot) : " s'il y
a du danger, il prend des précautions " ou " Danger DONC Précaution
").
C'est cette orientation qui a été choisie pour la thèse,
avec le modèle sémantique de O.Galatanu (1999b), inscrit dans
la filiation del'ADL, et qui propose de décrire, au plan lexical, les
mots en trois " strates " : une première de " traits nécessaires
de catégorisation ", une seconde constituée par le faisceau
de stéréotype attaché à ces traits, enfin la troisième,
constituée des " possibles argumentatifs " issus du stéréotype.
Ensuite, la construction du sens d'un énoncé est décrite
par le modèle comme " l'interaction avec d'autres significations
qui forment (construisent) l'environnement discursif, linguistique et inférentiel
(pragmatique) " et qui " provoque un phénomène de séparation
des possibles argumentatifs qui, s'associant à d'autres possibles argumentatifs
actualisés stabilisent un sens ". Ici, afin de pouvoir faire le
calcul de sens, j'ai proposé de donner comme expression linguistique
aux possibles argumentatifs des séries d'enchaînements argumentatifs
en DONC et en POURTANT, inspiré de la théorie des blocs sémantiques
de Carel et Ducrot ( 1999).
Ce modèle a l'avantage de rendre compte à la fois de l'intercompréhension
entre les différents locuteurs (un mot a une signification partagée
dans une communauté donnée) et des constructions de sens, des
modifications souhaitées (argumentatives) par un locuteur donné
dans un contexte donné : c'est ce dernier point que l'on va tenter d'illustrer
ici, à présent.
2- CALCULS INTERPRETATIFS SEMANTIQUES ET INTERET POUR LA COMPREHENSION DE
LA METACOGNITION
Amélie : " Je ne suis pas dans une fonction d'apprendre qui est
: " j'apprends par cur ", mais j'ai l'impression que ça
bouillonne[..] "
2-1- La polyphonie " discursive "
On a une première série de phénomènes polyphoniques
liés à des procédés discursifs, c'est-à-dire,
des mécanismes d'enchaînement d'énoncés argumentatifs,
avec :
Dans le discours rapporté (" Je ne suis pas dans[..] : " j'apprends
par cur ", où la polyphonie est présente dans la citation
par la locutrice de propos virtuels qu'elle pourrait s'attribuer.
Dans les énoncés affectés par l'opérateur de négation
(" Je ne suis pas dans une fonction.. " ; " c'est pas décidé
"), et toujours selon la description de Ducrot 1984, l'énonciateur
met en scène le premier énonciateur d'un énoncé
E1 virtuel, par exemple dans le cas de Amélie " je suis dans une
fonction ", dont il se désolidarise par la négation de l'énoncé
réel E2 " je ne suis pas dans une fonction ".
Dans les énoncés reliés par des connecteurs comme "
mais ", (" mais j'ai l'impression que ça bouillonne "),
qui articulent un premier énoncé E1, orienté vers une certaine
conclusion p avec un deuxième énoncé, E2, qui, pour sa
part, oriente vers une conclusion opposée à p ; cette description,
tirée de Ducrot 1984, est ici illustrée par E1 = " je ne
suis pas dans une fonction d'apprendre qui est " j'apprends par cur
" ", et p virtuel " donc je n'apprends pas", et par E2 =
" j'ai l'impression que ça bouillonne ", et l'opposé
de p = " donc j'apprend quand même " ; ce faisant, la locutrice
met en scène un premier énonciateur de E1, auquel d'ailleurs elle
s'assimile, et qui pourrait laisser croire qu'il n'apprend pas, et s'oppose
à la conclusion virtuelle de ce premier locuteur par l'usage du "
mais " qui oriente le deuxième énoncé vers la conclusion
inverse, celle du " bouillonnement " intellectuel ;
En conséquence de ce type d'analyse, on peut commenter en disant que
les trois procédés polyphoniques servent au locuteur à
présenter son identité discursive par différence : différence
par rapport à un autre lui même, et qu'il repousse : celui qui
" apprend par cur " pour Amélie ; différence par
rapport à des propos/conclusions qu'on pourrait lui prêter, - chez
Amélie " je n'apprends pas " ; différence enfin par
rapport à un énonciateur différent de lui, celui qui chez
Amélie " est dans une fonction d'apprendre par cur ",
celui qui chez Yann " a décidé ".
2-2- La polyphonie " sémantique "
Yann : " Je pense que ça me donne une capacité d'apprendre
immédiate qui est assez importante [..] ; et c'est pas délibérément
décidé [..] "
Définition lexicale " Apprendre " = " Acquérir
la connaissance de quelque chose par un travail intellectuel ou par l'expérience
"
" Apprendre "
Traits nécessaires de catégorisation |
<PROCES>, <FAIRE SIEN>, <SAVOIR>
modalité épistémique
<+ HUMAIN>, <ENTITES ABSTRAITES>, <ESPRIT>. |
Stéréotype |
ex. : Apprendre c'est connaître
ex. : Apprendre dépend de la volonté |
Possibles argumentatifs |
liés à la volonté :
(a) je veux donc j'apprends
(b) je veux pourtant je n'apprends pas
(c) je ne veux pas donc je n'apprends pas
(d) je ne veux pas, pourtant j'apprends |
Décider " Décider ", (sujet nom de personne)
c'est : 1) prendre parti sur quelque chose ; 2) prendre la résolution
de faire quelque chose
Traits nécessaires de catégorisation |
<PROCES>, <+HUMAIN>,<VOULOIR>, |
Stéréotype |
Décider c'est vouloir
Décider c'est courageux |
Possibles argumentatifs |
e- je veux DC je décide
f- je veux PT je ne décide pas
g- je ne veux pas DC je ne décide pas
h- je ne veux pas PT je décide |
Maintenant, à partir de ces significations, on proposera le calcul de
sens suivant :
· ça me donne une capacité d'apprendre immédiate
qui est assez importante : Yann affirme ici et à de nombreuses reprises
qu'il apprend :il affirme un résultat d'apprentissage. On considérera
donc possible d'éliminer parmi les possibles argumentatifs présentés
de " apprendre " :
b- je veux pourtant je n'apprends pas
c- je ne veux pas donc je n'apprends pas
à cause des négations de " apprendre "
· c'est pas délibérément décidé
: la négation, si elle ne portait que sur " décider ",
conduirait ensuite à éliminer les possibles argumentatifs :
e- je veux DC je décide
h-je ne veux pas PT je décide
parce que ne contenant pas la négation du verbe
· c'est pas délibérément décidé
: mais la négation porte aussi sur l'adverbe -modifieur réalisant
(l'extraction donne " ce n'est pas délibérément que
je l'ai décidé "), qui est défini lui-même par
la résolution/volonté ; on est donc conduit à éliminer
aussi :
f- je veux PT je ne décide pas parmi les possibles argumentatifs
de " décider " mais aussi
a-je veux donc j'apprends,
à cause de la négation de la volonté dans " délibérément
décidé "
Il resterait donc comme possibles argumentatifs acceptables :
g-je ne veux pas DC je ne décide pas et
d- je ne veux pas, pourtant j'apprends
En final, l'interaction entre les possibles argumentatifs des deux verbes oriente
les conclusions qu'on peut élaborer à partir des énoncés
qui les contiennent dans le sens d'un " apprentissage sans le vouloir "
: " je n'ai pas voulu PT j'ai appris quelque chose".
En d'autres termes, avec l'analyse sémantique, il apparaît que
le sens vers lequel le locuteur oriente son discours soit une reconstruction
partielle du stéréotype attaché à l'apprentissage,
celui qui lie l'apprentissage à la volonté. En effet, si l'on
considère avec H.Putnam que les stéréotypes sont constitutifs
de la " dimension sociale " de la signification (19 : 103), le fait
de mobiliser les stéréotypes des mots en les faisant interagir
les uns avec les autres pour produire du sens constitue une prise de position
de la part d'un locuteur vis-à-vis de ces stéréotypes ;
certes, il mobilise cette " dimension sociale " de la signification
des mots, mais pour s'en différencier, ou pour la reconstruire : il la
cite, mais il s'en écarte ; il est énonciateur de la doxa,
mais locuteur de sa remise en cause, et metteur en scène de cette polyphonie
sémantique.
3- APPLICATIONS
L'étude des effets polyphoniques produits par le discours rapporté,
la présence de connecteurs ou d'opérateurs offre des matériaux
utiles à l'analyse de texte retranscrits à partir de discours
d'Analyse de pratique (Blanchard-Laville 1995) : sans doute peut-on encore et
toujours mieux expliquer et interpréter la " subjectivité
" des locuteurs, au sens de Benveniste, mettre cette expression en lien
avec les pratiques sociale qu'ils évoquent dans leur propos, afin de
mieux connaître l'identité des sujets dans leur activité
sociale. Mais en outre, peut-être est-il possible, par le développement
d'analyses sémantiques prenant en compte la stéréotypie
inscrite dans le lexique, de formuler les représentations stéréotypiques
liées à tel ou tel secteur de la pratique sociale, autrement dit
d'expliciter la doxa propre à un genre discursif et les re-élaborations
de sens qui s'y déroulent : qu'en est-il des stéréotypes
de l'apprentissage dans la formation des adultes, dans la didactique des disciplines
? Au-delà des sémanticiens, il est probable que les chercheurs
et les acteurs de ces champs extra linguistiques pourraient tirer profit de
l'utilisation transversale de nos modèles sémantiques.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Anscombre J.D. et Ducrot O., 1988, (2ème édition), L'argumentation
dans la langue, Liège Bruxelles, Pierre Mardaga Editeur.
Bally C., 1952, Le langage et la vie, Genève, Droz.
Bakhtine M., 1984, Esthétique de la création verbale, Gallimard.
Benveniste E., 1958, " " De la subjectivité dans le langage
", in Problèmes de linguistique générale, T1, Tel
Gallimard, p.258-266.
Ducrot O., 1984, Le dire et le dit, Editions de Minuit.
Flavell J., 1985, Cognitive development, New Jersey, Prentice-Hall International.
Galatanu O., 1999a, " Argumentation et analyse du discours ", in éd.
Gambier, Suomela-Salmi E., Jalons 2, Publication du Département d'Etudes
Françaises Université de Turku, Finlande, p. 41-53.
Galatanu O., 1999b, " Le phénomène sémantico-discursif
de déconstruction-reconstruction des topoï dans une sémantique
argumentative intégrée ", in Langue Française n°123,
Septembre 1999, p. 41-52.
Kerbrat -Orecchioni C., 1980, L'énonciation, Edition Armand Colin.
Maingueneau D., 1991, L'Analyse du Discours, Hachette Supérieur.
Noël B., Romainville M., J.-L. Wolfs.1995. " La métacognition
: facettes et pertinence du concept en éducation ". Revue Française
de Pédagogie, n°112.
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