La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment les analyses de la pratique dans la formation renouvellent-elles les questions de l'identité et de la culture ?


Titre : Activité métacognitive langagière et stéréotypes d'apprentissage : une approche sémantique de discours d'adultes en formation
Auteurs : PESCHEUX Marion

Texte :
Introduction :
Voici deux fragments d'entretien avec des adultes en formation, à qui il est demandé " comment faites vous pour apprendre ? ", dans un entretien de recherche destiné à recueillir des discours métacognitifs :
Amélie : " Je ne suis pas dans une fonction d'apprendre qui est : " j'apprends par cœur ", mais j'ai l'impression que ça bouillonne[..] "
Yann : " Je pense que ça me donne une capacité d'apprendre immédiate qui est assez importante [..] ; et c'est pas délibérément décidé [..] "
L'exposé qui va suivre a pour but de proposer des pistes d'interprétation de ces discours : dans un premier temps, je m'attacherai à présenter l'origine, le but et le cadre théorique d la recherche, puis dans un second temps, je développerai les calculs interprétatifs de ces fragments de discours à partir d'une approche sémantique des stéréotypes apparaissant sous la forme de ces métaphores, stéréotypes qui sont des représentations du processus d'apprentissage et qui font l'objet d'une redéfinition dans le discours des locuteurs ; en conclusion je tenterai de dégager les applications possibles dans l'interprétation des discours métacognitifs

1- ORIGINE, BUT ET CADRE THEORIQUE DE LA RECHERCHE

Commencé dans le cadre d'un DEA, ayant pour objet de recherche l'Activité Métacognitive Langagière (Pescheux 1997) d'apprenants adultes en formation, et ce, dans le cadre des Sciences de l'Education, le corpus recueilli depuis lors regroupe une trentaine d'entretiens intégralement retranscrits -au plan orthographique, et non phonétique ni prosodique ; de cette activité métacognitive langagière, je me suis intéressée au discours, en tant que matériau, en tant qu'observable, et j'ai soutenu une thèse en Sciences du Langage en février 2001, basée sur l'analyse de quatre entretiens, d'un point de vue linguistique. Le but de cette thèse était double et reste d'actualité : il s'agissait d'une part de fournir une " analyse du discours " à partir des retranscriptions, c'est-à-dire de mettre des outils interprétatifs, issus de la linguistique, au service de la compréhension de ce que disaient les interviewés, autrement dit, de mettre la linguistique au service de l'intelligibilité des activités cognitives en formation ; il s'agissait d'autre part de mettre à l'épreuve un modèle sémantique, propre aux sciences du langage afin de tester son pouvoir interprétatif : dans ce cas, les discours métacognitifs analysés étaient utilisés au service de la linguistique ; cependant, il apparaît clairement que l'analyse sémantique produit, et c'est l'objet de cet exposé, aussi des interprétations utiles à la compréhension des représentations de l'apprentissage détenues par les locuteurs.
Le cadre théorique actuel -celui de la thèse - est inscrit en Linguistique, tout en ayant comme arrière plan les modèles développés par les sciences de l'éducation sur la métacognition (Flavell, 1985 Feuerstein R. 1987 ; Noël B., Romainville M., J.-L. Wolfs.1995..).
Deux théories fondatrices sont sous-jacentes aux analyses réalisées : d'une part la théorie de l'énonciation, dont certain voit la source dans les écrits de C.Bally (1952), inspirant ceux de Bakthine (1984), puis de Benveniste (1958, 1970), de Ducrot (1980, 1984, 1990, 1991, 1995) : celle-ci considère que la langue met à disposition de tout locuteur des formes spécifiquement dédiées à l'expression de la " subjectivité " du locuteur pour reprendre l'expression de Benveniste, et plus encore, que la mobilisation de ces formes linguistiques par un locuteur dans un contexte donné peut fournir des indices de la position que celui-ci prend par rapport au contenu de ce qu'il dit et à son/ses interlocuteurs : les notions aujourd'hui développées par P.Charaudeau (1995) Galatanu O., 1999, Kerbrat -Orecchioni C., 1980, Maingueneau D. (1991), sont issues de cette théorie, par exemple entre autres, les " modalisations " qui sont les marques des valeurs qu'un sujet communicant attribue à ce qu'il dit : valeurs " ontologiques " (" devoir ", " falloir ") ; jugements de vérité (" savoir ", " croire "") ; jugements axiologiques, (" bon/bien " ; " agréable/désagréable ", etc.), expression de la volonté (" vouloir ") (Galatanu, 1999) ; la marques de " polyphonie ", par lesquelles le locuteur fait entendre ou laisse entendre d'autre voix que la sienne, afin d'en être solidaire, ou de s'y opposer (Ducrot 1984)
D'autre part, la théorie de l'argumentation dans la langue (ADL), développée depuis plus de vingt ans par Anscombre et Ducrot (1995 ; 1988), qui souligne dans la langue son caractère fondamentalement argumentatif. Par extension, la théorie aujourd'hui cherche au niveau des mots lexicaux à les décrire de façon à rendre compte de leur argumentativité fondamentale, par exemple : " prudent " aurait comme " argumentation interne " ( i.e. paraphrase qui définit le mot) : " s'il y a du danger, il prend des précautions " ou " Danger DONC Précaution ").
C'est cette orientation qui a été choisie pour la thèse, avec le modèle sémantique de O.Galatanu (1999b), inscrit dans la filiation del'ADL, et qui propose de décrire, au plan lexical, les mots en trois " strates " : une première de " traits nécessaires de catégorisation ", une seconde constituée par le faisceau de stéréotype attaché à ces traits, enfin la troisième, constituée des " possibles argumentatifs " issus du stéréotype. Ensuite, la construction du sens d'un énoncé est décrite par le modèle comme " l'interaction avec d'autres significations qui forment (construisent) l'environnement discursif, linguistique et inférentiel (pragmatique) " et qui " provoque un phénomène de séparation des possibles argumentatifs qui, s'associant à d'autres possibles argumentatifs actualisés stabilisent un sens ". Ici, afin de pouvoir faire le calcul de sens, j'ai proposé de donner comme expression linguistique aux possibles argumentatifs des séries d'enchaînements argumentatifs en DONC et en POURTANT, inspiré de la théorie des blocs sémantiques de Carel et Ducrot ( 1999).
Ce modèle a l'avantage de rendre compte à la fois de l'intercompréhension entre les différents locuteurs (un mot a une signification partagée dans une communauté donnée) et des constructions de sens, des modifications souhaitées (argumentatives) par un locuteur donné dans un contexte donné : c'est ce dernier point que l'on va tenter d'illustrer ici, à présent.

2- CALCULS INTERPRETATIFS SEMANTIQUES ET INTERET POUR LA COMPREHENSION DE LA METACOGNITION

Amélie : " Je ne suis pas dans une fonction d'apprendre qui est : " j'apprends par cœur ", mais j'ai l'impression que ça bouillonne[..] "

2-1- La polyphonie " discursive "
On a une première série de phénomènes polyphoniques liés à des procédés discursifs, c'est-à-dire, des mécanismes d'enchaînement d'énoncés argumentatifs, avec :
Dans le discours rapporté (" Je ne suis pas dans[..] : " j'apprends par cœur ", où la polyphonie est présente dans la citation par la locutrice de propos virtuels qu'elle pourrait s'attribuer.
Dans les énoncés affectés par l'opérateur de négation (" Je ne suis pas dans une fonction.. " ; " c'est pas décidé "), et toujours selon la description de Ducrot 1984, l'énonciateur met en scène le premier énonciateur d'un énoncé E1 virtuel, par exemple dans le cas de Amélie " je suis dans une fonction ", dont il se désolidarise par la négation de l'énoncé réel E2 " je ne suis pas dans une fonction ".
Dans les énoncés reliés par des connecteurs comme " mais ", (" mais j'ai l'impression que ça bouillonne "), qui articulent un premier énoncé E1, orienté vers une certaine conclusion p avec un deuxième énoncé, E2, qui, pour sa part, oriente vers une conclusion opposée à p ; cette description, tirée de Ducrot 1984, est ici illustrée par E1 = " je ne suis pas dans une fonction d'apprendre qui est " j'apprends par cœur " ", et p virtuel " donc je n'apprends pas", et par E2 = " j'ai l'impression que ça bouillonne ", et l'opposé de p = " donc j'apprend quand même " ; ce faisant, la locutrice met en scène un premier énonciateur de E1, auquel d'ailleurs elle s'assimile, et qui pourrait laisser croire qu'il n'apprend pas, et s'oppose à la conclusion virtuelle de ce premier locuteur par l'usage du " mais " qui oriente le deuxième énoncé vers la conclusion inverse, celle du " bouillonnement " intellectuel ;
En conséquence de ce type d'analyse, on peut commenter en disant que les trois procédés polyphoniques servent au locuteur à présenter son identité discursive par différence : différence par rapport à un autre lui même, et qu'il repousse : celui qui " apprend par cœur " pour Amélie ; différence par rapport à des propos/conclusions qu'on pourrait lui prêter, - chez Amélie " je n'apprends pas " ; différence enfin par rapport à un énonciateur différent de lui, celui qui chez Amélie " est dans une fonction d'apprendre par cœur ", celui qui chez Yann " a décidé ".

2-2- La polyphonie " sémantique "

Yann : " Je pense que ça me donne une capacité d'apprendre immédiate qui est assez importante [..] ; et c'est pas délibérément décidé [..] "

Définition lexicale " Apprendre " = " Acquérir la connaissance de quelque chose par un travail intellectuel ou par l'expérience "

" Apprendre "
Traits nécessaires de catégorisation <PROCES>, <FAIRE SIEN>, <SAVOIR>— modalité épistémique

<+ HUMAIN>, <ENTITES ABSTRAITES>, <ESPRIT>.
Stéréotype ex. : Apprendre c'est connaître
ex. : Apprendre dépend de la volonté
Possibles argumentatifs liés à la volonté :
(a) je veux donc j'apprends
(b) je veux pourtant je n'apprends pas
(c) je ne veux pas donc je n'apprends pas
(d) je ne veux pas, pourtant j'apprends

Décider " Décider ", (sujet nom de personne) c'est : 1) prendre parti sur quelque chose ; 2) prendre la résolution de faire quelque chose

Traits nécessaires de catégorisation <PROCES>, <+HUMAIN>,<VOULOIR>,
Stéréotype Décider c'est vouloir
Décider c'est courageux
Possibles argumentatifs e- je veux DC je décide
f- je veux PT je ne décide pas
g- je ne veux pas DC je ne décide pas
h- je ne veux pas PT je décide

Maintenant, à partir de ces significations, on proposera le calcul de sens suivant :
· ça me donne une capacité d'apprendre immédiate qui est assez importante : Yann affirme ici et à de nombreuses reprises qu'il apprend :il affirme un résultat d'apprentissage. On considérera donc possible d'éliminer parmi les possibles argumentatifs présentés de " apprendre " :
b- je veux pourtant je n'apprends pas
c- je ne veux pas donc je n'apprends pas
à cause des négations de " apprendre "
· c'est pas délibérément décidé : la négation, si elle ne portait que sur " décider ", conduirait ensuite à éliminer les possibles argumentatifs :
e- je veux DC je décide
h-je ne veux pas PT je décide

parce que ne contenant pas la négation du verbe
· c'est pas délibérément décidé : mais la négation porte aussi sur l'adverbe -modifieur réalisant (l'extraction donne " ce n'est pas délibérément que je l'ai décidé "), qui est défini lui-même par la résolution/volonté ; on est donc conduit à éliminer aussi :
f- je veux PT je ne décide pas parmi les possibles argumentatifs de " décider " mais aussi
a-je veux donc j'apprends,
à cause de la négation de la volonté dans " délibérément décidé "
Il resterait donc comme possibles argumentatifs acceptables :
g-je ne veux pas DC je ne décide pas et
d- je ne veux pas, pourtant j'apprends

En final, l'interaction entre les possibles argumentatifs des deux verbes oriente les conclusions qu'on peut élaborer à partir des énoncés qui les contiennent dans le sens d'un " apprentissage sans le vouloir " : " je n'ai pas voulu PT j'ai appris quelque chose".
En d'autres termes, avec l'analyse sémantique, il apparaît que le sens vers lequel le locuteur oriente son discours soit une reconstruction partielle du stéréotype attaché à l'apprentissage, celui qui lie l'apprentissage à la volonté. En effet, si l'on considère avec H.Putnam que les stéréotypes sont constitutifs de la " dimension sociale " de la signification (19 : 103), le fait de mobiliser les stéréotypes des mots en les faisant interagir les uns avec les autres pour produire du sens constitue une prise de position de la part d'un locuteur vis-à-vis de ces stéréotypes ; certes, il mobilise cette " dimension sociale " de la signification des mots, mais pour s'en différencier, ou pour la reconstruire : il la cite, mais il s'en écarte ; il est énonciateur de la doxa, mais locuteur de sa remise en cause, et metteur en scène de cette polyphonie sémantique.

3- APPLICATIONS
L'étude des effets polyphoniques produits par le discours rapporté, la présence de connecteurs ou d'opérateurs offre des matériaux utiles à l'analyse de texte retranscrits à partir de discours d'Analyse de pratique (Blanchard-Laville 1995) : sans doute peut-on encore et toujours mieux expliquer et interpréter la " subjectivité " des locuteurs, au sens de Benveniste, mettre cette expression en lien avec les pratiques sociale qu'ils évoquent dans leur propos, afin de mieux connaître l'identité des sujets dans leur activité sociale. Mais en outre, peut-être est-il possible, par le développement d'analyses sémantiques prenant en compte la stéréotypie inscrite dans le lexique, de formuler les représentations stéréotypiques liées à tel ou tel secteur de la pratique sociale, autrement dit d'expliciter la doxa propre à un genre discursif et les re-élaborations de sens qui s'y déroulent : qu'en est-il des stéréotypes de l'apprentissage dans la formation des adultes, dans la didactique des disciplines ? Au-delà des sémanticiens, il est probable que les chercheurs et les acteurs de ces champs extra linguistiques pourraient tirer profit de l'utilisation transversale de nos modèles sémantiques.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Anscombre J.D. et Ducrot O., 1988, (2ème édition), L'argumentation dans la langue, Liège Bruxelles, Pierre Mardaga Editeur.
Bally C., 1952, Le langage et la vie, Genève, Droz.
Bakhtine M., 1984, Esthétique de la création verbale, Gallimard.
Benveniste E., 1958, " " De la subjectivité dans le langage ", in Problèmes de linguistique générale, T1, Tel Gallimard, p.258-266.
Ducrot O., 1984, Le dire et le dit, Editions de Minuit.
Flavell J., 1985, Cognitive development, New Jersey, Prentice-Hall International.
Galatanu O., 1999a, " Argumentation et analyse du discours ", in éd. Gambier, Suomela-Salmi E., Jalons 2, Publication du Département d'Etudes Françaises Université de Turku, Finlande, p. 41-53.
Galatanu O., 1999b, " Le phénomène sémantico-discursif de déconstruction-reconstruction des topoï dans une sémantique argumentative intégrée ", in Langue Française n°123, Septembre 1999, p. 41-52.
Kerbrat -Orecchioni C., 1980, L'énonciation, Edition Armand Colin.
Maingueneau D., 1991, L'Analyse du Discours, Hachette Supérieur.
Noël B., Romainville M., J.-L. Wolfs.1995. " La métacognition : facettes et pertinence du concept en éducation ". Revue Française de Pédagogie, n°112.


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