Il s'agit d'une "recherche action" menée puis expérimentée
sur les 2 années 2001-2002. Cette recherche a pris corps au sein d'une
équipe confrontée à des élèves dont la majorité
connaissent des difficultés sur les plans scolaires et relationnels :
leurs comportements, qui ne sont pas toujours maîtrisés, sont souvent
la traduction d'une rupture avec des normes scolaires refusées parce
que leur finalité n'est pas saisie sur le plan individuel. De nombreux
cours se caractérisent ainsi par un désordre organisé,
orchestré ou, au contraire, par une présence passive et silencieuse,
enveloppe d'une absence intérieure .
Or, dans ce contexte, des actions déjà entreprises à la
périphérie des cours (cour de récréation, actions
humanitaires en accord avec la mairie, etc.) avaient conduit au constat certain
qu' une réflexion menée, avec les élèves, sur la
dimension signifiante du "lien social" aidait chaque élève
à se donner ses propres repères au sein du tissu social, et semblait
par ailleurs progressivement diminuer l'incivilité ambiante. Est né
alors, au sein de l'équipe des enseignants, le désir de faire
cheminer cette finalité, externe à la classe, vers une finalité
interne à la classe : de faire en sorte d'arriver à créer
dans la classe, au moyen de la discipline enseignée, un espace d'engagement
social signifiant ; de rechercher les outils pédagogiques qui pouvaient
faire advenir en l'élève une intégration intérieure
de la sociabilité ; de recourir au programme -classe non point pour imposer
une contrainte supplémentaire, mais comme une chance pour éveiller
en chaque élève les potentialités de sujet rationnel et
social.
àTrois enseignants ont alors , au sein de leurs disciplines (Anglais,
SVT,Français), tenté de construire la socialisation en prenant
appui sur les savoirs propres à leurs disciplines. Ils ont mis en place
des séquences didactiques reliées à des pratiques sociales,
et ont repensé leurs pratiques pédagogiques en fonction de la
socialité.
àDeux autres enseignants ont tenté d'inscrire plus profondément
le savoir relationnel dans les comportements des élèves , en le
retravaillant dans des séquences lors de la vie de classe.
Ces différents moments, ont peu à peu, donné naissance
à une mémoire collective du groupe classe, mémoire cristallisée
autour de situations scolaires qui ont nécessité une connaissance
du relationnel et qui ont instauré coopération et échange
entre les élèves.
Par ailleurs, l'antécédence des adultes-enseignants dans la coopération
et les échanges a certainement favorisé la coopération
et les échanges des élèves en leur offrant le miroir d'une
démarche dans laquelle ils étaient invités à s'investir.
Celle-ci a pu être plus particulièrement testée par les
élèves lors de séances de travail au CDI, séances
durant lesquelles le professeur de la discipline concernée et le professeur
documentaliste se concertaient, animaient, coordonnaient leurs interventions.
L'isomorphisme contribuait donc au développement de l'intelligence sociale.
Pour une approche plus concrète, voici un condensé de 2 séquences,
l'une en Français, l'autre en vie de classe :
1)Eduquer à la citoyenneté : réaliser un compte-rendu poétique
sur le thème de la liberté.
Pourquoi travailler sur la notion de Liberté et de Loi en cours de Français
?
- Le thème de la Liberté met en jeu des tensions importantes qui
structurent l'individu, du simple conflit entre la contrainte du travail et
le loisir à celui qui existe entre le désir de vivre sans enclaves
et la nécessité d'observer une loi pour vivre en société.
Ces éléments s'affrontent d'autant plus à l'intérieur
de nos élèves qu'ils sont en pleine formation, que ce soit celle
de leur esprit ou de leur corps.
- Le choix de ce thème a pour objectif d'enclencher un respect des valeurs
et principes de la démocratie.
* Au niveau des compétences cognitives : découvrir leurs représentations
de la Liberté et de la Loi, les développer par la découverte
de textes poétiques et de débats argumentatifs pour entraîner
une réflexion et une complexification de leurs connaissances, de leurs
points de vue sur cette notion.
* Au niveau des compétences éthiques : l'élève se
construit lui-même et dans ses relations avec les autres selon des valeurs.
Cette dimension éthique a un aspect affectif et émotionnel qu'il
faut prendre en compte. La citoyenneté ne se réduit pas un catalogue
de droits et d'obligations , elle est aussi appartenance à un groupe,
elle met très profondément en jeu les identités. Par un
travail sur ce thème, qui est une des valeurs fondatrices de notre société,
l'élève peut se découvrir, remettre en cause ses idées,
les échanger et les enrichir, par rapport au groupe mais aussi par rapport
à l'image qu'il se fait de lui ou veut obtenir de lui-même.
* Au niveau des compétences sociales : il est important de rendre les
élèves acteurs pour prendre des initiatives et des responsabilités
en société. Travailler sur la Liberté et la Loi, c'est
aussi tenter de relier la théorie à la pratique, d'étudier
des situations vécues, quotidiennes, pour développer des capacités
d'action, donner du sens à leur présence dans le monde. Il s'agit
de les aider à penser la loi en dehors d'un discours abstrait sur les
règles qui reste sans efficacité auprès d'eux, et qui se
résume souvent à des leçons de morale inadaptées
à leur mode de fonctionnement fondé sur le rapport de force et
le refus de l'autorité. Cette étude a donc pour ambition de susciter
chez les élèves une réflexion sur leur comportement citoyen
et d'entraîner une évolution dans celui-ci.
L'objectif est d'aider les élèves à mettre en uvre
toutes ces capacités dans une situation précise, dans leur vie
sociale.
Construction d'un savoir-être :
* Amener les élèves à penser la contradiction qu'implique
toute liberté entre pouvoir et limites, absence de contraintes et nécessité
d'une Loi. Toute liberté est cheminement et nécessite une structure
sans quoi elle dérive vers l'anarchie et la liberté d'un seul
au détriment des autres.
* Initier à l'argumentation pour apprendre à l'élève
à structurer sa pensée et son comportement.
* Apprendre une certaine autonomie dans le jugement critique.
Savoirs :
* Approcher la poésie moderne aux formes libérées, et traitant
de la Liberté.
* Travailler le compte-rendu à travers l'écriture d'un poème
et une fiche de lecture.
* Découvrir les formes de l'argumentation, son expression dans le cadre
de poème.
* Développer le débat oral, le dialogue argumentatif entre les
élèves.
Savoir-faire et compétences mises en uvre :
Cette structuration de la liberté apparaît dans l'étude
des structures du langage par :
* Une réflexion sur la liberté d'expression et de pensée
à travers :
- une lecture analytique de deux poèmes contemporains qui révèle
la portée de l'image poétique et un caractère argumentatif.
La lecture méthodique de ces textes montre le besoin de structure d'un
texte malgré une apparente liberté dans sa forme, comme l'application
de la liberté dans la vie sociale qui nécessite une règle
rigoureuse. Le lien est établi ainsi entre le fond et la forme.
- un compte-rendu poétique des élèves, à visée
argumentative pour définir la notion de Liberté.
* Le recours à l'argumentation à l'oral pour savoir communiquer,
échanger des idées, les confronter et approfondir le lien social
entre les élèves.
Outils intellectuels et disciplinaires pour mettre en uvre ces compétences
:
- Effectuer différentes formes de compte-rendu autour d'une même
notion pour montrer la diversité des formulations possibles, des vécus
possibles mais qui tous expriment un même désir collectif, quelques
soient les particularités des individus ou du genre choisi pour transmettre
son message. Le but est de montrer qu'on peut exprimer différemment une
parole, varier son expression en fonction de l'efficacité, du but que
l'on veut atteindre et des destinataires, utiliser la force de l'image poétique
dans un but persuasif.
- Comprendre un message de type argumentatif, comprendre la parole de l'autre
lors d'un débat oral et savoir la reformuler afin de forger son opinion,
et de favoriser l'échange. L'intégration de la parole de l'autre
est fondamental dans toute initiation à l'argumentation.
- Ces compte-rendus répondent à différentes finalités
pour adapter l'expression écrite à la situation : le compte-rendu
poétique s'adresse davantage aux émotions des élèves.
La fiche de lecture illustre cette tension entre Liberté et Loi à
travers un roman, Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, qui montre
la nécessité d'une règle même dans la solitude. Ces
situations variées contribuent à l'éducation du futur citoyen.
2 )Travailler la médiation des conflits entre élèves,
en heure de vie de classe:
La médiation par les élèves médiateurs vise à
lutter contre la violence par une implication citoyenne des élèves
et grâce à un processus éducatif, celui d'habituer les élèves
à régler des conflits quotidiens par le dialogue. C'est une méthode
de prévention des incivilités quotidiennes, qui est complémentaire
à l'autorité car elle ne peut s'appliquer dans des cas de violence
importante, qu'elle contribue néanmoins à diminuer de façon
sensible. Encore plus que les adultes, les jeunes, surtout s'ils sont énervés,
n'ont bien souvent que deux méthodes face à un conflit : la fuite
(s'écraser) ou la confrontation, qui souvent conduit à la violence
(j'écrase l'autre). C'est pour eux une véritable découverte
quand on leur montre qu'il existe la plupart du temps une solution sans violence
où chacun est respecté, où personne n'est perdant. Par
exemple, à une insulte, il existe des réponses comme " Pourquoi
tu m'insultes ? " qui permettent d'entamer un dialogue pour résoudre
le conflit, sans perdre la face et en évitant que le conflit dégénère
dans l'agressivité. Le projet a donc pour but d'habituer les jeunes à
régler des petits conflits qui existent entre eux par le dialogue et
en évitant la violence. Il sera ensuite plus facile de transférer
cette habitude vers d'autres conflits, avec les adultes de l'établissement
ou dans l'ensemble de leur vie et de leurs relations. L'objectif vise donc non
seulement à réduire les incivilités - source de la plupart
des violences plus graves - à l'intérieur de la classe, à
l'intérieur du collège, mais aussi à l'extérieur.
Les conflits des élèves seront pour cela considérés
comme des opportunités qu'il faut saisir pour montrer aux élèves
dans la pratique comment se comporter pour respecter les autres et être
respecté. Puisque les avis et conseils d'autres jeunes sont plus porteurs
car ils apparaissent moins moralisateurs que ceux des adultes, des élèves
sont formés à la médiation, pour aider ensuite leurs camarades
à trouver eux-mêmes des solutions à leurs conflits.
Conclusion:
Les six séquences élaborées ont donc été
expérimentées durant l'année 2001-2002 pour vérifier,
d'après le choix de certains critères de socialisation, si les
stratégies didactiques mises en place par les enseignants étaient
bien facteurs de socialisation. Il a été constaté que dans
les différentes classes expérimentales, ces séquences ont
permis aux élèves une ouverture vers l'extérieur de soi
et l'extérieur de la classe, ainsi qu'une cohésion certaine du
groupe-classe dans la durée d'une année scolaire. En outre, les
élèves ont fortement exprimé l'impression que les professeurs
se trouvaient bien plus concernés par leurs problèmes, plus à
leur écoute, plus proches de leur " être " ; qu'ils n'étaient
plus seulement détenteurs d'un savoir mais des médiateurs, des
accompagnateurs dans l'acquisition des connaissances et d'une certaine réflexion
sur leur vécu social. Les objectifs fixés au départ semblent
donc bien atteints.
Cependant, les enseignants ont remarqué que le projet fut souvent trop
ambitieux, en ce qui concerne les séquences disciplinaires, car les exigences
élevées ne sont pas apparues toujours adaptées aux élèves
en difficultés. Si le groupe-classe dans son ensemble a évolué
positivement, certains itinéraires individuels sont restés écartés
de cette évolution.
Par ailleurs, les exigences de savoir relationnel chez les élèves
se sont vues en réfraction dans les exigences de travail en équipe.
Cette expérience a donc permis aux enseignants d'expérimenter
et de mesurer, en ce qui les concerne, l'amplitude de ces exigences de savoir
relationnel.
Nous pourrions enfin, au terme de cette étude, tracer au travers des
interrogations-diagnostic qui subsistent, un espace pour un prolongement des
expérimentations :
§ Les expérimentations ont été menées au sein
de 3 classes : elles ont été très positives. Mais n'y a
-t-il pas eu surestimation du caractère représentatif de petits
échantillons. Un petit nombre peut-il faire figure de loi? Les séquences
ont été expérimentées dans des établissements
où les élèves ont un comportement difficile. Une même
séquence de Français expérimentée dans un établissement
élitiste n'a pas eu de résonance chez les élèves.
§ Les élèves de l'expérimentation ont été
au contact de professeurs , chercheurs comme eux, et fortement motivés
par l'action menée : quelle a été la part de modélisation
? auraient-ils réagi différemment avec d'autres enseignants moins
impliqués ?
§ Le travail sur la socialisation s'est déroulé intentionnellement
dans la classe, durant les cours; mais n' aurait-il pas été intéressant
de pouvoir évaluer et interroger dans le hors-classe, et même dans
le hors cadre scolaire, les compétences acquises par le travail dans
la classe. Comment mesurer quel a été le réel réinvestissement
extérieur par les élèves?
§ Une interrogation évaluative est généralement reconnue
comme difficile quand l'étude porte sur l'humain : les indicateurs qui
permettent de saisir des différences de comportement des élèves
à la suite de l'expérimentation au sein de la classe sont difficilement
quantifiables. Mais, en outre, aucun indicateur d'origine externe n'a pu être
interrogé : y-a-t-il eu, par exemple, croisement entre les catégories
socio - professionnelles des parents et des compétences sociales acquises
avec plus ou moins de facilité par les élèves? Quelle influence
ce travail aura-t-il face au milieu social et parental des élèves,
parfois, bien plus fort que le discours de l'école, parfois si fort qu'il
produit une sorte de dédoublement de personnalité chez certains
élèves : l'école est un monde, mais ce qu'on y apprend
y vaut seulement pour l'école. Dehors on vit, on se comporte différemment.
· Une autre question se pose : quel sera le réinvestissement des
acquis dans la durée? Quelle itération de comportements sociaux
peut être prédite ? les objectifs d'évolution relationnelle
ciblés par les enseignants vont-ils être maintenus à long
terme ?
· Peut se poser enfin la question de distance : la similarité
entre l'objet de la recherche et l'objet de la pratique des chercheurs a-t-elle
vraiment permis la distanciation nécessaire à l'objectivité
de l'étude ? Chaque enseignant-chercheur avait le désir d'extériorité
que le travail en équipe arrivait à satisfaire mais chacun restait
seul dans sa recherche sur son terrain de pratique. L'implication très
forte des enseignants - chercheurs aurait-elle favorisé la perception
sélective de l'observateur quand on sait que les attentes peuvent biaiser
l'observation des variables pertinentes? Leur optimisme aurait-il entraîné
une surestimation de la probabilité des résultats désirés?
Aurait-il manqué à la recherche ce véritable regard distancié
d'un tiers - chercheur dont le terrain de la pratique n'est pas celui de la
classe ?
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