La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : La stratégie didactique peut-elle être un facteur de socialisation?
Peut-elle aider à construire une identité sociale?
Auteurs : HATEM Rolande

Texte :

Il s'agit d'une "recherche action" menée puis expérimentée sur les 2 années 2001-2002. Cette recherche a pris corps au sein d'une équipe confrontée à des élèves dont la majorité connaissent des difficultés sur les plans scolaires et relationnels : leurs comportements, qui ne sont pas toujours maîtrisés, sont souvent la traduction d'une rupture avec des normes scolaires refusées parce que leur finalité n'est pas saisie sur le plan individuel. De nombreux cours se caractérisent ainsi par un désordre organisé, orchestré ou, au contraire, par une présence passive et silencieuse, enveloppe d'une absence intérieure .
Or, dans ce contexte, des actions déjà entreprises à la périphérie des cours (cour de récréation, actions humanitaires en accord avec la mairie, etc.) avaient conduit au constat certain qu' une réflexion menée, avec les élèves, sur la dimension signifiante du "lien social" aidait chaque élève à se donner ses propres repères au sein du tissu social, et semblait par ailleurs progressivement diminuer l'incivilité ambiante. Est né alors, au sein de l'équipe des enseignants, le désir de faire cheminer cette finalité, externe à la classe, vers une finalité interne à la classe : de faire en sorte d'arriver à créer dans la classe, au moyen de la discipline enseignée, un espace d'engagement social signifiant ; de rechercher les outils pédagogiques qui pouvaient faire advenir en l'élève une intégration intérieure de la sociabilité ; de recourir au programme -classe non point pour imposer une contrainte supplémentaire, mais comme une chance pour éveiller en chaque élève les potentialités de sujet rationnel et social.
àTrois enseignants ont alors , au sein de leurs disciplines (Anglais, SVT,Français), tenté de construire la socialisation en prenant appui sur les savoirs propres à leurs disciplines. Ils ont mis en place des séquences didactiques reliées à des pratiques sociales, et ont repensé leurs pratiques pédagogiques en fonction de la socialité.
àDeux autres enseignants ont tenté d'inscrire plus profondément le savoir relationnel dans les comportements des élèves , en le retravaillant dans des séquences lors de la vie de classe.
Ces différents moments, ont peu à peu, donné naissance à une mémoire collective du groupe classe, mémoire cristallisée autour de situations scolaires qui ont nécessité une connaissance du relationnel et qui ont instauré coopération et échange entre les élèves.
Par ailleurs, l'antécédence des adultes-enseignants dans la coopération et les échanges a certainement favorisé la coopération et les échanges des élèves en leur offrant le miroir d'une démarche dans laquelle ils étaient invités à s'investir. Celle-ci a pu être plus particulièrement testée par les élèves lors de séances de travail au CDI, séances durant lesquelles le professeur de la discipline concernée et le professeur documentaliste se concertaient, animaient, coordonnaient leurs interventions. L'isomorphisme contribuait donc au développement de l'intelligence sociale.

Pour une approche plus concrète, voici un condensé de 2 séquences, l'une en Français, l'autre en vie de classe :
1)Eduquer à la citoyenneté : réaliser un compte-rendu poétique sur le thème de la liberté.
Pourquoi travailler sur la notion de Liberté et de Loi en cours de Français ?
- Le thème de la Liberté met en jeu des tensions importantes qui structurent l'individu, du simple conflit entre la contrainte du travail et le loisir à celui qui existe entre le désir de vivre sans enclaves et la nécessité d'observer une loi pour vivre en société. Ces éléments s'affrontent d'autant plus à l'intérieur de nos élèves qu'ils sont en pleine formation, que ce soit celle de leur esprit ou de leur corps.
- Le choix de ce thème a pour objectif d'enclencher un respect des valeurs et principes de la démocratie.
* Au niveau des compétences cognitives : découvrir leurs représentations de la Liberté et de la Loi, les développer par la découverte de textes poétiques et de débats argumentatifs pour entraîner une réflexion et une complexification de leurs connaissances, de leurs points de vue sur cette notion.
* Au niveau des compétences éthiques : l'élève se construit lui-même et dans ses relations avec les autres selon des valeurs. Cette dimension éthique a un aspect affectif et émotionnel qu'il faut prendre en compte. La citoyenneté ne se réduit pas un catalogue de droits et d'obligations , elle est aussi appartenance à un groupe, elle met très profondément en jeu les identités. Par un travail sur ce thème, qui est une des valeurs fondatrices de notre société, l'élève peut se découvrir, remettre en cause ses idées, les échanger et les enrichir, par rapport au groupe mais aussi par rapport à l'image qu'il se fait de lui ou veut obtenir de lui-même.
* Au niveau des compétences sociales : il est important de rendre les élèves acteurs pour prendre des initiatives et des responsabilités en société. Travailler sur la Liberté et la Loi, c'est aussi tenter de relier la théorie à la pratique, d'étudier des situations vécues, quotidiennes, pour développer des capacités d'action, donner du sens à leur présence dans le monde. Il s'agit de les aider à penser la loi en dehors d'un discours abstrait sur les règles qui reste sans efficacité auprès d'eux, et qui se résume souvent à des leçons de morale inadaptées à leur mode de fonctionnement fondé sur le rapport de force et le refus de l'autorité. Cette étude a donc pour ambition de susciter chez les élèves une réflexion sur leur comportement citoyen et d'entraîner une évolution dans celui-ci.
L'objectif est d'aider les élèves à mettre en œuvre toutes ces capacités dans une situation précise, dans leur vie sociale.
Construction d'un savoir-être :
* Amener les élèves à penser la contradiction qu'implique toute liberté entre pouvoir et limites, absence de contraintes et nécessité d'une Loi. Toute liberté est cheminement et nécessite une structure sans quoi elle dérive vers l'anarchie et la liberté d'un seul au détriment des autres.
* Initier à l'argumentation pour apprendre à l'élève à structurer sa pensée et son comportement.
* Apprendre une certaine autonomie dans le jugement critique.
Savoirs :
* Approcher la poésie moderne aux formes libérées, et traitant de la Liberté.
* Travailler le compte-rendu à travers l'écriture d'un poème et une fiche de lecture.
* Découvrir les formes de l'argumentation, son expression dans le cadre de poème.
* Développer le débat oral, le dialogue argumentatif entre les élèves.
Savoir-faire et compétences mises en œuvre :
Cette structuration de la liberté apparaît dans l'étude des structures du langage par :
* Une réflexion sur la liberté d'expression et de pensée à travers :
- une lecture analytique de deux poèmes contemporains qui révèle la portée de l'image poétique et un caractère argumentatif. La lecture méthodique de ces textes montre le besoin de structure d'un texte malgré une apparente liberté dans sa forme, comme l'application de la liberté dans la vie sociale qui nécessite une règle rigoureuse. Le lien est établi ainsi entre le fond et la forme.
- un compte-rendu poétique des élèves, à visée argumentative pour définir la notion de Liberté.
* Le recours à l'argumentation à l'oral pour savoir communiquer, échanger des idées, les confronter et approfondir le lien social entre les élèves.
Outils intellectuels et disciplinaires pour mettre en œuvre ces compétences :
- Effectuer différentes formes de compte-rendu autour d'une même notion pour montrer la diversité des formulations possibles, des vécus possibles mais qui tous expriment un même désir collectif, quelques soient les particularités des individus ou du genre choisi pour transmettre son message. Le but est de montrer qu'on peut exprimer différemment une parole, varier son expression en fonction de l'efficacité, du but que l'on veut atteindre et des destinataires, utiliser la force de l'image poétique dans un but persuasif.
- Comprendre un message de type argumentatif, comprendre la parole de l'autre lors d'un débat oral et savoir la reformuler afin de forger son opinion, et de favoriser l'échange. L'intégration de la parole de l'autre est fondamental dans toute initiation à l'argumentation.
- Ces compte-rendus répondent à différentes finalités pour adapter l'expression écrite à la situation : le compte-rendu poétique s'adresse davantage aux émotions des élèves. La fiche de lecture illustre cette tension entre Liberté et Loi à travers un roman, Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, qui montre la nécessité d'une règle même dans la solitude. Ces situations variées contribuent à l'éducation du futur citoyen.

2 )Travailler la médiation des conflits entre élèves, en heure de vie de classe:
La médiation par les élèves médiateurs vise à lutter contre la violence par une implication citoyenne des élèves et grâce à un processus éducatif, celui d'habituer les élèves à régler des conflits quotidiens par le dialogue. C'est une méthode de prévention des incivilités quotidiennes, qui est complémentaire à l'autorité car elle ne peut s'appliquer dans des cas de violence importante, qu'elle contribue néanmoins à diminuer de façon sensible. Encore plus que les adultes, les jeunes, surtout s'ils sont énervés, n'ont bien souvent que deux méthodes face à un conflit : la fuite (s'écraser) ou la confrontation, qui souvent conduit à la violence (j'écrase l'autre). C'est pour eux une véritable découverte quand on leur montre qu'il existe la plupart du temps une solution sans violence où chacun est respecté, où personne n'est perdant. Par exemple, à une insulte, il existe des réponses comme " Pourquoi tu m'insultes ? " qui permettent d'entamer un dialogue pour résoudre le conflit, sans perdre la face et en évitant que le conflit dégénère dans l'agressivité. Le projet a donc pour but d'habituer les jeunes à régler des petits conflits qui existent entre eux par le dialogue et en évitant la violence. Il sera ensuite plus facile de transférer cette habitude vers d'autres conflits, avec les adultes de l'établissement ou dans l'ensemble de leur vie et de leurs relations. L'objectif vise donc non seulement à réduire les incivilités - source de la plupart des violences plus graves - à l'intérieur de la classe, à l'intérieur du collège, mais aussi à l'extérieur. Les conflits des élèves seront pour cela considérés comme des opportunités qu'il faut saisir pour montrer aux élèves dans la pratique comment se comporter pour respecter les autres et être respecté. Puisque les avis et conseils d'autres jeunes sont plus porteurs car ils apparaissent moins moralisateurs que ceux des adultes, des élèves sont formés à la médiation, pour aider ensuite leurs camarades à trouver eux-mêmes des solutions à leurs conflits.
Conclusion:
Les six séquences élaborées ont donc été expérimentées durant l'année 2001-2002 pour vérifier, d'après le choix de certains critères de socialisation, si les stratégies didactiques mises en place par les enseignants étaient bien facteurs de socialisation. Il a été constaté que dans les différentes classes expérimentales, ces séquences ont permis aux élèves une ouverture vers l'extérieur de soi et l'extérieur de la classe, ainsi qu'une cohésion certaine du groupe-classe dans la durée d'une année scolaire. En outre, les élèves ont fortement exprimé l'impression que les professeurs se trouvaient bien plus concernés par leurs problèmes, plus à leur écoute, plus proches de leur " être " ; qu'ils n'étaient plus seulement détenteurs d'un savoir mais des médiateurs, des accompagnateurs dans l'acquisition des connaissances et d'une certaine réflexion sur leur vécu social. Les objectifs fixés au départ semblent donc bien atteints.
Cependant, les enseignants ont remarqué que le projet fut souvent trop ambitieux, en ce qui concerne les séquences disciplinaires, car les exigences élevées ne sont pas apparues toujours adaptées aux élèves en difficultés. Si le groupe-classe dans son ensemble a évolué positivement, certains itinéraires individuels sont restés écartés de cette évolution.
Par ailleurs, les exigences de savoir relationnel chez les élèves se sont vues en réfraction dans les exigences de travail en équipe. Cette expérience a donc permis aux enseignants d'expérimenter et de mesurer, en ce qui les concerne, l'amplitude de ces exigences de savoir relationnel.
Nous pourrions enfin, au terme de cette étude, tracer au travers des interrogations-diagnostic qui subsistent, un espace pour un prolongement des expérimentations :
§ Les expérimentations ont été menées au sein de 3 classes : elles ont été très positives. Mais n'y a -t-il pas eu surestimation du caractère représentatif de petits échantillons. Un petit nombre peut-il faire figure de loi? Les séquences ont été expérimentées dans des établissements où les élèves ont un comportement difficile. Une même séquence de Français expérimentée dans un établissement élitiste n'a pas eu de résonance chez les élèves.
§ Les élèves de l'expérimentation ont été au contact de professeurs , chercheurs comme eux, et fortement motivés par l'action menée : quelle a été la part de modélisation ? auraient-ils réagi différemment avec d'autres enseignants moins impliqués ?
§ Le travail sur la socialisation s'est déroulé intentionnellement dans la classe, durant les cours; mais n' aurait-il pas été intéressant de pouvoir évaluer et interroger dans le hors-classe, et même dans le hors cadre scolaire, les compétences acquises par le travail dans la classe. Comment mesurer quel a été le réel réinvestissement extérieur par les élèves?
§ Une interrogation évaluative est généralement reconnue comme difficile quand l'étude porte sur l'humain : les indicateurs qui permettent de saisir des différences de comportement des élèves à la suite de l'expérimentation au sein de la classe sont difficilement quantifiables. Mais, en outre, aucun indicateur d'origine externe n'a pu être interrogé : y-a-t-il eu, par exemple, croisement entre les catégories socio - professionnelles des parents et des compétences sociales acquises avec plus ou moins de facilité par les élèves? Quelle influence ce travail aura-t-il face au milieu social et parental des élèves, parfois, bien plus fort que le discours de l'école, parfois si fort qu'il produit une sorte de dédoublement de personnalité chez certains élèves : l'école est un monde, mais ce qu'on y apprend y vaut seulement pour l'école. Dehors on vit, on se comporte différemment.
· Une autre question se pose : quel sera le réinvestissement des acquis dans la durée? Quelle itération de comportements sociaux peut être prédite ? les objectifs d'évolution relationnelle ciblés par les enseignants vont-ils être maintenus à long terme ?
· Peut se poser enfin la question de distance : la similarité entre l'objet de la recherche et l'objet de la pratique des chercheurs a-t-elle vraiment permis la distanciation nécessaire à l'objectivité de l'étude ? Chaque enseignant-chercheur avait le désir d'extériorité que le travail en équipe arrivait à satisfaire mais chacun restait seul dans sa recherche sur son terrain de pratique. L'implication très forte des enseignants - chercheurs aurait-elle favorisé la perception sélective de l'observateur quand on sait que les attentes peuvent biaiser l'observation des variables pertinentes? Leur optimisme aurait-il entraîné une surestimation de la probabilité des résultats désirés? Aurait-il manqué à la recherche ce véritable regard distancié d'un tiers - chercheur dont le terrain de la pratique n'est pas celui de la classe ?


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