La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : Références conceptuelles et action éducative/formative dans le champ de l'interculturel
Auteurs : ASGARALLY Issa

Texte :

Références conceptuelles et action éducative / formative dans le champ de l’interculturel

par Issa ASGARALLY (Ile Maurice)

     La bipolarisation du monde s’est accentuée depuis les événements du 11 septembre et leurs séquelles. La thèse de Samuel Huntington sur le “clash of civilizations” connaît un regain d’intérêt. Sur le plan national, les émeutes de février 1999 ont mené l’île Maurice au bord d’un affrontement interethnique qui aurait fait exploser la société et provoqué l’arrivée des troupes britanniques comme en 1968, date de l’Indépendance. Le tournoi de football de première division a dû être interrompu à la suite de multiples affrontements entre les partisans des équipes à caractère ethnique.

     Sur cette toile de fond que présentent le monde en général et la société mauricienne en particulier, les constats des chercheurs sont accablants. Le “but ultime de la production est devenu la production de marchandises alors qu’il devrait être le production d’êtres humains plus libres, associés les uns aux autres sur un pied d’égalité” (Noam Chomsky). Les “germes de la guerre civile se développent aujourd’hui au sein même de l’école” alors que le rôle de cette dernière, “loin de contribuer au développement des appartenances communautaires”, devrait être de“produire du lien social, de préparer les jeunes à accéder à une société et à assimiler ses exigences particulières”. (Philippe Meirieu & Marc Guiraud). La finalité de l’école semble être “une tête bien pleine, c’est-à-dire une tête où le savoir est accumulé, empilé, et ne dispose pas d’un principe de sélection et d’organisation qui lui donne sens”.Pourtant, Montaigne a formulé ce qui devrait être sa première finalité: “une tête bien faite, c’est-à-dire une tête qui dispose d’une aptitude générale à poser et traiter des problèmes et de principes organisateurs qui permettent de relier les savoirs et de leur donner sens”. ( Edgar Morin). La culture, au sens esthétique, s’estompe à l’école, le gouffre entre la culture des humanités et la culture scientifique s’étend. Or, “une particularité de l’espèce humaine est d’être intrinsèquement culturelle, et le rôle de l’éducation est d’introduire les jeunes générations dans la culture” (Jérome Bruner) .

     En ne perdant pas de vue ces terribles constats, il importe de revoir certains concepts avant de dégager le principes et les modalités d’une action éducative / formative dans le domaine de la culture. Le premier concept, le “multiculturalisme”, c’est-à-dire la simple juxtaposition ou mosaïque de différentes cultures, de différents modes de vie, montre ses limites étroites. Bien sûr, dans des pays multiethniques comme l’île Maurice, colonisés pendant des siècles par des puissances européennes -- la France de 1715 à 1810, l’Angleterre de 1810 à 1968 --, le multiculturalisme est un acquis, car c’est une grande réalisation d’avoir préservé les cultures des pays de peuplement (Inde, Madagascar, Sénégal, Chine, etc.) contre vents et marées. Mais nous ne pouvons plus nous contenter du multiculturalisme, car il est devenu l’antichambre de l’ethnicisme. Le risque du multiculturalisme est de mettre des gens dans des boîtes, d’ethniciser notre vision de la société, d’écraser l’individu au nom du groupe. Le champ est alors libre pour que les fanatiques de tous poils imposent ce que Amin Maalouf appelle les “identités meurtrières”, c’est-à-dire une conception qui “réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice,quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs”. Par ailleurs, la “mondialisation de la culture” est en fait, du point de vue de la diffusion des produits culturels, un “vaste brassage culturel sous l’emprise hégémonique des industries privées du triangle Amérique-Europe-Asie riche encouragées par les Etats”. Du point de vue de la réception de ces produits, la mondialisation rencontre des résistances qui la “digèrent”. C’est ainsi que le concept de l’interculturel est venu représenter le dépassement du multiculturalisme et de la “mondialisation de la culture”.

     Le premier principe d’une éducation/formation interculturelle c’est que l’identité humaine n’est ni naturelle, ni stable. Cette définition de soi et des autres est le fruit d’un processus historique, social, intellectuel et politique élaboré. Comme le rappelle Edward Said, nous ne subissons pas qui nous sommes, nous ne l’héritons pas, mais nous le construisons ensemble sans cesse, et nous le faisons tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Le deuxième principe c’est que l’interculturel n’est pas un état, comme l’est le multiculturalisme, mais une démarche intellectuelle. Ainsi une éducation/formation interculturelle n’est pas une nouvelle matière au programme d’études. Elle devrait irriguer toutes les matières. Un autre principe d’une telle éducation/formation c’est l’inversion des regards, le changement de perspective qu’elle doit promouvoir. On arriverait ainsi à une nouvelle manière de concevoir les séparations et les conflits qui ont stimulé pendant des générations l’hostilité et la guerre.

     Quant aux modalités d’une action éducative/formative, elles varient d’un domaine à l’autre, tout en suivant les principes élaborés. En histoire, plusieurs travaux montrent cette démarche qui consiste à inverser les regards sur ce qui est archiconnu. Dans son essai Les croisades vues par les Arabes, le romancier Amin Maalouf raconte l’histoire des “croisades” telles qu’elles ont été vues, vécues et relatées dans “l’autre camp”, c’est-à-dire du côté arabe. Son contenu repose sur les témoignages des historiens et chroniqueurs arabes de l’époque sur les “invasions franques”. L’essai du romancier JMG Le Clézio, Le rêve mexicain, s’inspire de textes méconnus pour raconter la conquête de l’Amérique par les Espagnols du point de vue des Indiens. Une éducation/formation interculturelle dans le domaine de l’histoire serait une confrontation de tels ouvrages aux travaux canoniques sur les mêmes événements. L’objectif n’est pas de rabaisser ou de couvrir de boue les uns ou les autres, mais d’examiner à nouveau certaines de leurs affirmations en dépasssant l’emprise étouffante de la dialectique maître-esclave. L’interculturel peut et doit contribuer à la solution de la crise actuelle en fournissant des analyses de l’opinion établie, des mythes et des stéréotypes qui sont devenus à la fois les symptômes et les causes de la situation actuelle.

     Il est également permis d’envisager la démarche interculturelle dans d’autres domaines. Il est possible, en littérature, d’étudier les formes esthétiques autant que les expériences et les réalités à l’origine de la création de littératures émanant de différentes aires culturelles. Dans le domaine des arts plastiques, il s’agirait d’examiner l’entrecroisement des influences, comment, par exemple, la peinture de Picasso, depuis Les Demoiselles, s’inspire de la sculpture africaine et inspire, à son tour, de nombreux artistes dans le monde. En philosophie, une éducation/formation interculturelle solliciterait les travaux de penseurs tels Platon, Lao Tse, Averroès, Emmanuel Kant,Sarvepalli Radhakrishnan et Bertrand Russell pour proposer des éléments de réponse aux interrogations fondamentales de l’homme sur la vie et la mort.

     Cela dit, il faut souligner qu’une éducation/formation interculturelle est complémentaire de nos efforts de rendre la société plus juste et plus libre. Elle risque d’être compromise dans une société où les inégalités sociales crèvent les yeux, où règne la loi du plus fort et où les droits fondamentaux de l’homme sont piétinés. Car l’école n’est pas en marge de la société et du monde. Ainsi, à la violence de ceux-ci répond la violence de celle-là. La première phrase du livre de Gil Eliot, Le Livre des Morts du XXe siècle, commence ainsi: “Le nombre de morts causées par les hommes au XXe siècle s’élève à 100 millions.” Et en une année seulement (1992), les enseignants et les autorités ont saisi 400 revolvers dans les écoles à Los Angeles, dont 33 à l’école primaire…

Bibliographie

Noam Chomsky, On MisEducation, Rowman and Littlefield, Pulishers,Inc. , USA, 2000 Philippe Meirieu & Marc Guiraud, L’école ou la guerre civile, Editions Plon, 1997. Edgar Morin, La tête bien faite: Repenser la réforme, réformer la pensée, Editions du Seuil, 1999.

Jerome Bruner, L’éducation, entrée dans la culture: Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie culturelle, Editions Retz, 1996. Edward Said, Orientalism, Vintage Books, New York, 1978. Amin Maalouf, Les croisades vues par les Arabes, Editions Jean-Claude Lattès, 1983. Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Editions La Découverte et Syros, Paris, 1999.

JMG Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Editions Galimard, 1988. Gil Eliot, Twentieth Century Book of The Dead, Charles Scribner’s Sons, New York, 1972.


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