La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Dispositifs et instrumentalisation des apprentissages. Quels bénéfices et quelles limites ?


Titre : Les enfants et le courrier électronique : analyse textuelle et technique des messages électroniques
Auteurs : GIANNOULA Efthalia, Doctorante Paris V - INRP/TECNE

Texte :

1. Contexte et méthodologie
L'arrivée d'Internet dans les foyers crée des nouveaux possibles en matière d'apprentissage, de divertissement, de création et de communication. Le courrier électronique est une des fonctions les plus appréciées des enfants. Il leur permet d'entrer en contact avec le monde magique de l'inconnu, de s'échanger de messages instantanés aussi bien avec leurs camarades de classe qu'avec des amis lointains et virtuels.
L'étude qui suit fait partie d'une enquête par questionnaire diffusée par courrier électronique auprès des enfants âgés de 8 à 12 ans fréquentant les forums des sites ludo-éducatifs francophones. Une première étude a fait le point sur les pratiques informatiques, en ligne comme hors ligne, et sur leur environnement informatique familial et scolaire à partir de réponses fournies au questionnaire qui leur avait été envoyé. Le présent exposé tentera d'élucider ces pratiques à partir de l'étude morphologique des courriers envoyés s'intéressant notamment aux modalités des réponses, au registre de communication ainsi qu'à la technicité et l'aspect visuel de ceux-ci. Elle s'inscrit dans le cadre des recherches entreprises en vue de notre thèse de doctorat. Cette dernière porte sur les attitudes des enfants face à l'informatique scolaire et leur représentation du système éducatif en rapport à leur expérience extra-scolaire, notamment familiale, de l'ordinateur.
Nous chercherons à connaître la représentation que les enfants ont du courrier électronique et à obtenir des indications sur leurs savoir-faire informatiques déployés dans un cadre extra-scolaire. A partir de ces observations nous nous interrogerons sur les interactions pouvant avoir lieu entre pratiques de l'ordinateur familial et usages scolaires. Quelles perspectives aux savoir-faire extrascolaires l'école pourrait-elle proposer ?
Deux cents enfants repérés dans les forums des sites ludo-éducatifs francophones ont été contactés par e-mail et invités à répondre à notre questionnaire. 113 d'entre eux, français et québécois âgés de 8 à 12 ans, nous ont envoyé leurs réponses. Nous avons été agréablement surpris par la spontanéité et la liberté d'expression dont ils faisaient preuve dans leurs réponses.
Notre échantillon a été constitué sur la base d'une participation volontaire. Les enfants ont été sélectionnés au hasard de nos navigations dans les sites visés et dans leurs forums. Notre échantillon n'a donc pas la vocation d'être représentatif de la population des enfants fréquentant le web, mais à travers la spontanéité des réponses à notre interpellation nous espérons obtenir un meilleur reflet des motivations et des attentes des participants.

2. Morphologie des e-mails
Ce que nous entendons par morphologie ce sont tous les éléments apparents qui donnent forme aux courriers et qui ne sont pas directement liés à l'objet de celui-ci. Ces éléments peuvent être de nature graphique ou être constitués d'expressions linguistiques servant soit à établir la communication soit à personnaliser celle-ci.
Nous avons établi quatre catégories qui nous intéressent particulièrement dans notre propos dans la mesure où elles éclairent la manière dont les enfants se servent du courrier électronique, la façon dont ils se l'approprient ainsi que leur maîtrise technologique de l'outil.
Il faut comprendre ces catégories dans leur continuité plutôt que comme des découpages hermétiques. Parfois elles sont redondantes, parfois un élément appartenant à plusieurs catégories nous avons dû le ranger de façon arbitraire. Par exemple, nous avons dû distinguer tout ce qui pouvait contribuer à l'" aspect visuel " du courrier de la catégorie " Technicité " qui est censée regrouper le recours ou non aux différentes fonctions des logiciels de messagerie électronique. Idem pour le " registre de la communication " où nous avons établi une catégorie distincte qui accueille les aspects les plus techniques de la communication. Nous trouverons finalement quatre catégories pour notre étude : technicité, aspect visuel, modalités de réponse et registre de la communication.

2.1. Technicité
La fonction de base d'un logiciel de messagerie électronique est de pouvoir écrire et envoyer des e-mails et de lire ceux reçus. Au fur et à mesure de leur évolution ces logiciels ont développé d'autres fonctions destinées à faciliter la gestion du courrier, sa mise en page, la gestion d'un carnet d'adresses, etc.
Ainsi, 78 de nos enfants (soit 7 sur 10) ont eu recours à la fonction " répondre " qui permet le remplissage automatique de l'adresse du destinataire et du champ " objet " du courrier ainsi que la copie du message d'origine. Les autres enfants (3 sur 10) ont préféré créer un nouveau message.
Un enfant sur quatre a défini explicitement le champ " objet " du courrier, sachant que ce champ se remplit automatiquement par les logiciels si on utilise la fonction " répondre ". Près d'un enfant sur dix utilisant cette fonction a remplacé cet objet par défaut.
Si l'acte de définir l'objet du message peut être considéré comme allant de soi chez ceux qui créent un nouveau message, ils sont toutefois un enfant sur cinq à laisser ce champ vide. Dans l'autre sens, le remplacement de l'objet par défaut défini par le logiciel lorsqu'on utilise la fonction " répondre " pourrait dénoter une volonté d'appropriation et de personnalisation du message.
A la fin de notre questionnaire nous avions demandé aux enfants de nous envoyer un dessin. 17 enfants ont répondu à notre demande mais 10 autres l'auraient souhaité, eux aussi, mais pour des raisons techniques indépendantes d'eux, ils n'ont pu le faire ; la principale raison étant le bridage de la messagerie par leur fournisseur d'accès, notamment chez AOL.
Il y a deux méthodes pour envoyer un dessin qui impliquent deux concepts différents : la première consiste à considérer le dessin comme un objet distinct qu'on envoie en pièce jointe. 11 enfants des 17 ont opté pour cette méthode tandis que les 6 autres ont utilisé la fonction d'insertion de l'image dans le corps du message considérant que le dessin fait partie intégrante du message.

2.2. Aspect visuel
33 enfants de notre échantillon (soit 3 sur 10) font usage d'au moins une fonction de mise en page. Pour un enfant la façon la plus évidente pour personnaliser son courrier est de jouer avec les couleurs. Cette possibilité arrive en tête des options avec 21 enfants sur les 33 (6 sur 10).
Le changement de police de caractère permet de modifier radicalement l'aspect visuel d'un texte. Ce changement est largement facilité par l'informatique et 14 de nos répondants l'ont utilisé, certains disposant de polices fantaisistes ou exotiques très appréciées des enfants.
Le changement du fond de page blanc par défaut par un fond colorié ou mieux par une texture ou une illustration est une autre façon de donner un aspect spectaculaire au message mais dont la réalisation demande une meilleure connaissance du logiciel. Il faut souvent aller chercher la fonction dans les menus cachés du logiciel alors que les fonctions concernant la typographie et la couleur sont disponibles au premier plan sous forme d'icônes. 5 enfants au total ont mis un fond de page à leur courrier.
Enfin, 6 enfants ont utilisé les smileys ou d'autres caractères graphiques dans leur courrier. Il s'agit de combinaisons des caractères du clavier qui permettent soit d'exprimer un sentiment soit d'écrire d'une manière abrégée. C'est un codage qui demande sinon le partage du moins la connaissance du code culturel pour sa lecture. En tout cas, il dénote pour l'expéditeur son adhésion à une certaine culture, l'appartenance à une tribu comme dit Ph. Breton.

2.3. Modalités de réponse
Quoique les enfants de cet âge n'aient pas encore pleinement affirmé leur personnalité il est intéressant de voir qu'ils sont à peu près à égalité à signer leur courrier. En effet, 53 enfants (soit 4 sur 10) signent leur message contre 60 (5 sur 10) qui n'apposent aucune signature.
Quant à leur message on constate quatre façons différentes de le construire. Nous rappelons que les enfants avaient à répondre à un questionnaire comportant dix questions. 12 enfants (soit à peu près un sur 10) ont opté pour la rédaction d'un texte libre s'inspirant des questions posées tandis que 32 (soit 3 sur 10) se sont contentés d'envoyer leur réponse dans l'ordre des questions. 69 (6 sur 10) ont utilisé une copie du questionnaire pour répondre. Parmi ceux-là 45 ont intercalé leur réponse entre les questions du message original, se conformant par cela à une pratique caractéristique de la correspondance électronique.
Autre pratique favorisée par le courrier électronique, les copies du courrier à une tierce personne (pour information), voire à soi-même (pour contrôle). 7 enfants ont utilisé cette fonctionnalité.

2.4. Registre de communication
Bien que l'envie de communication soit manifeste dans certains courriers (dessin spontané, décoration, couleur, etc.) force est de constater que 4 enfants sur 10 répondent mécaniquement au questionnaire sans même une phrase d'introduction. 23 enfants sur les 69 qui font une introduction à leur message (près de 3 enfants sur 10) vont employer une formule familière pour l'introduction de leur réponse, " Salut " ; 39 (6 sur 10) vont recourir à l'expression plus élaborée du " Bonjour " ; et seuls 4 enfants vont introduire directement leur message par l'objet du courrier " Je te réponds ". Au total ils sont 44 sur les 68 qui font une introduction de leur message à exprimer l'objet du courrier aussitôt après le " Salut " et le " Bonjour ". 28 vont renforcer la familiarité en reprenant mon prénom écrivant " Salut Effie " ou " Bonjour Effie " tandis qu'ils sont 18 à se présenter eux-mêmes en énonçant leur prénom, " c'est moi Charlotte ", " je m'appelle Grégory ", etc.
Cette demande de familiarité et de communication on la retrouve dans la clôture du courrier où 9 enfants sur les 84 chez qui on distingue des éléments de fin de message demandent explicitement de poursuivre la correspondance. Deux " salut " avec des " bisous ", 13 enfants terminent avec un " à plus ", " au revoir " ou " à bientôt ". 8 partagent la difficulté de mon enquête et considèrent que leur réponse pourrait aider sa réalisation : " j'espère que ça va t'aider "…

3. Discussion et perspectives
En conclusion, nous pouvons dire qu'une large majorité des enfants de notre échantillon fait preuve d'une bonne maîtrise des fonctions de base du courrier électronique, à savoir, rédiger un message et définir son objet, répondre à un message et définir le destinateur. Même si notre échantillon était constitué d'enfants habitués du web cette performance mérite d'être soulignée en tant que la fonction courrier dépasse le cadre des intérêts ludiques ou éducatifs qu'on associe en général à cette tranche d'âge.
Par ailleurs le taux plutôt élevé de retours sur le questionnaire (113 messages reçus sur 200 questionnaires envoyés) plaide également dans le sens d'une bonne appropriation du courrier électronique par les jeunes enfants ayant accès à Internet. Cela confirme notre hypothèse que les enfants ayant une pratique à domicile de l'informatique recourent à des usages autrement plus évolués de l'informatique que ne le laissent apparaître les pratiques informatiques à l'école.
Ce qui est plus singulier dans notre enquête c'est que les enfants ont tendance à reproduire le chemin des adultes dans leur façon de répondre à un message : réponse directe sans introduction, réponse intercalée dans le questionnaire, ton direct et familiarité avec le correspondant, copie à tierce personne, etc. Certains vont jusqu'à employer un code d'initié (smileys, caractères spéciaux) nous rappelant par là que la communication électronique demeure pour eux un monde magique et mystérieux.
Cela n'empêche pas pour autant ces enfants de s'exprimer selon les attendus de leur âge. C'est ainsi que plusieurs courriers vont être coloriés, voire illustrés, ou encore être écrits en utilisant des polices de caractère ludiques.
Comment ces éléments peuvent-ils être exploités dans le cadre des projets d'informatique scolaire ?
Notre hypothèse de départ est que les enfants émergés dès leur naissance dans les environnements technologiques modernes font preuve d'une adaptation " naturelle " sautant quelques étapes fastidieuses d'apprentissage et rendant obsolètes certains programmes d'initiation informatique. Nos résultats se trouvent en phase avec cette hypothèse. C'est ainsi qu'une meilleure connaissance des pratiques familiales de l'informatique devrait permettre à l'école de mieux ajuster et organiser son offre éducative au sujet des nouvelles technologies. Une prise en compte des savoirs techniques acquis hors de l'école pourrait conférer une plus grande efficacité dans l'usage scolaire des technologies.

Mots clés : Internet, élèves du primaire, courrier électronique, compétences informatiques, ordinateur familial, pédagogie.

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