1. Contexte et méthodologie
L'arrivée d'Internet dans les foyers crée des nouveaux possibles
en matière d'apprentissage, de divertissement, de création et
de communication. Le courrier électronique est une des fonctions les
plus appréciées des enfants. Il leur permet d'entrer en contact
avec le monde magique de l'inconnu, de s'échanger de messages instantanés
aussi bien avec leurs camarades de classe qu'avec des amis lointains et virtuels.
L'étude qui suit fait partie d'une enquête par questionnaire diffusée
par courrier électronique auprès des enfants âgés
de 8 à 12 ans fréquentant les forums des sites ludo-éducatifs
francophones. Une première étude a fait le point sur les pratiques
informatiques, en ligne comme hors ligne, et sur leur environnement informatique
familial et scolaire à partir de réponses fournies au questionnaire
qui leur avait été envoyé. Le présent exposé
tentera d'élucider ces pratiques à partir de l'étude morphologique
des courriers envoyés s'intéressant notamment aux modalités
des réponses, au registre de communication ainsi qu'à la technicité
et l'aspect visuel de ceux-ci. Elle s'inscrit dans le cadre des recherches entreprises
en vue de notre thèse de doctorat. Cette dernière porte sur les
attitudes des enfants face à l'informatique scolaire et leur représentation
du système éducatif en rapport à leur expérience
extra-scolaire, notamment familiale, de l'ordinateur.
Nous chercherons à connaître la représentation que les enfants
ont du courrier électronique et à obtenir des indications sur
leurs savoir-faire informatiques déployés dans un cadre extra-scolaire.
A partir de ces observations nous nous interrogerons sur les interactions pouvant
avoir lieu entre pratiques de l'ordinateur familial et usages scolaires. Quelles
perspectives aux savoir-faire extrascolaires l'école pourrait-elle proposer
?
Deux cents enfants repérés dans les forums des sites ludo-éducatifs
francophones ont été contactés par e-mail et invités
à répondre à notre questionnaire. 113 d'entre eux, français
et québécois âgés de 8 à 12 ans, nous ont
envoyé leurs réponses. Nous avons été agréablement
surpris par la spontanéité et la liberté d'expression dont
ils faisaient preuve dans leurs réponses.
Notre échantillon a été constitué sur la base d'une
participation volontaire. Les enfants ont été sélectionnés
au hasard de nos navigations dans les sites visés et dans leurs forums.
Notre échantillon n'a donc pas la vocation d'être représentatif
de la population des enfants fréquentant le web, mais à travers
la spontanéité des réponses à notre interpellation
nous espérons obtenir un meilleur reflet des motivations et des attentes
des participants.
2. Morphologie des e-mails
Ce que nous entendons par morphologie ce sont tous les éléments
apparents qui donnent forme aux courriers et qui ne sont pas directement liés
à l'objet de celui-ci. Ces éléments peuvent être
de nature graphique ou être constitués d'expressions linguistiques
servant soit à établir la communication soit à personnaliser
celle-ci.
Nous avons établi quatre catégories qui nous intéressent
particulièrement dans notre propos dans la mesure où elles éclairent
la manière dont les enfants se servent du courrier électronique,
la façon dont ils se l'approprient ainsi que leur maîtrise technologique
de l'outil.
Il faut comprendre ces catégories dans leur continuité plutôt
que comme des découpages hermétiques. Parfois elles sont redondantes,
parfois un élément appartenant à plusieurs catégories
nous avons dû le ranger de façon arbitraire. Par exemple, nous
avons dû distinguer tout ce qui pouvait contribuer à l'" aspect
visuel " du courrier de la catégorie " Technicité "
qui est censée regrouper le recours ou non aux différentes fonctions
des logiciels de messagerie électronique. Idem pour le " registre
de la communication " où nous avons établi une catégorie
distincte qui accueille les aspects les plus techniques de la communication.
Nous trouverons finalement quatre catégories pour notre étude
: technicité, aspect visuel, modalités de réponse et registre
de la communication.
2.1. Technicité
La fonction de base d'un logiciel de messagerie électronique est de pouvoir
écrire et envoyer des e-mails et de lire ceux reçus. Au fur et
à mesure de leur évolution ces logiciels ont développé
d'autres fonctions destinées à faciliter la gestion du courrier,
sa mise en page, la gestion d'un carnet d'adresses, etc.
Ainsi, 78 de nos enfants (soit 7 sur 10) ont eu recours à la fonction
" répondre " qui permet le remplissage automatique de l'adresse
du destinataire et du champ " objet " du courrier ainsi que la copie
du message d'origine. Les autres enfants (3 sur 10) ont préféré
créer un nouveau message.
Un enfant sur quatre a défini explicitement le champ " objet "
du courrier, sachant que ce champ se remplit automatiquement par les logiciels
si on utilise la fonction " répondre ". Près d'un enfant
sur dix utilisant cette fonction a remplacé cet objet par défaut.
Si l'acte de définir l'objet du message peut être considéré
comme allant de soi chez ceux qui créent un nouveau message, ils sont
toutefois un enfant sur cinq à laisser ce champ vide. Dans l'autre sens,
le remplacement de l'objet par défaut défini par le logiciel lorsqu'on
utilise la fonction " répondre " pourrait dénoter une
volonté d'appropriation et de personnalisation du message.
A la fin de notre questionnaire nous avions demandé aux enfants de nous
envoyer un dessin. 17 enfants ont répondu à notre demande mais
10 autres l'auraient souhaité, eux aussi, mais pour des raisons techniques
indépendantes d'eux, ils n'ont pu le faire ; la principale raison étant
le bridage de la messagerie par leur fournisseur d'accès, notamment chez
AOL.
Il y a deux méthodes pour envoyer un dessin qui impliquent deux concepts
différents : la première consiste à considérer le
dessin comme un objet distinct qu'on envoie en pièce jointe. 11 enfants
des 17 ont opté pour cette méthode tandis que les 6 autres ont
utilisé la fonction d'insertion de l'image dans le corps du message considérant
que le dessin fait partie intégrante du message.
2.2. Aspect visuel
33 enfants de notre échantillon (soit 3 sur 10) font usage d'au moins
une fonction de mise en page. Pour un enfant la façon la plus évidente
pour personnaliser son courrier est de jouer avec les couleurs. Cette possibilité
arrive en tête des options avec 21 enfants sur les 33 (6 sur 10).
Le changement de police de caractère permet de modifier radicalement
l'aspect visuel d'un texte. Ce changement est largement facilité par
l'informatique et 14 de nos répondants l'ont utilisé, certains
disposant de polices fantaisistes ou exotiques très appréciées
des enfants.
Le changement du fond de page blanc par défaut par un fond colorié
ou mieux par une texture ou une illustration est une autre façon de donner
un aspect spectaculaire au message mais dont la réalisation demande une
meilleure connaissance du logiciel. Il faut souvent aller chercher la fonction
dans les menus cachés du logiciel alors que les fonctions concernant
la typographie et la couleur sont disponibles au premier plan sous forme d'icônes.
5 enfants au total ont mis un fond de page à leur courrier.
Enfin, 6 enfants ont utilisé les smileys ou d'autres caractères
graphiques dans leur courrier. Il s'agit de combinaisons des caractères
du clavier qui permettent soit d'exprimer un sentiment soit d'écrire
d'une manière abrégée. C'est un codage qui demande sinon
le partage du moins la connaissance du code culturel pour sa lecture. En tout
cas, il dénote pour l'expéditeur son adhésion à
une certaine culture, l'appartenance à une tribu comme dit Ph. Breton.
2.3. Modalités de réponse
Quoique les enfants de cet âge n'aient pas encore pleinement affirmé
leur personnalité il est intéressant de voir qu'ils sont à
peu près à égalité à signer leur courrier.
En effet, 53 enfants (soit 4 sur 10) signent leur message contre 60 (5 sur 10)
qui n'apposent aucune signature.
Quant à leur message on constate quatre façons différentes
de le construire. Nous rappelons que les enfants avaient à répondre
à un questionnaire comportant dix questions. 12 enfants (soit à
peu près un sur 10) ont opté pour la rédaction d'un texte
libre s'inspirant des questions posées tandis que 32 (soit 3 sur 10)
se sont contentés d'envoyer leur réponse dans l'ordre des questions.
69 (6 sur 10) ont utilisé une copie du questionnaire pour répondre.
Parmi ceux-là 45 ont intercalé leur réponse entre les questions
du message original, se conformant par cela à une pratique caractéristique
de la correspondance électronique.
Autre pratique favorisée par le courrier électronique, les copies
du courrier à une tierce personne (pour information), voire à
soi-même (pour contrôle). 7 enfants ont utilisé cette fonctionnalité.
2.4. Registre de communication
Bien que l'envie de communication soit manifeste dans certains courriers (dessin
spontané, décoration, couleur, etc.) force est de constater que
4 enfants sur 10 répondent mécaniquement au questionnaire sans
même une phrase d'introduction. 23 enfants sur les 69 qui font une introduction
à leur message (près de 3 enfants sur 10) vont employer une formule
familière pour l'introduction de leur réponse, " Salut "
; 39 (6 sur 10) vont recourir à l'expression plus élaborée
du " Bonjour " ; et seuls 4 enfants vont introduire directement leur
message par l'objet du courrier " Je te réponds ". Au total
ils sont 44 sur les 68 qui font une introduction de leur message à exprimer
l'objet du courrier aussitôt après le " Salut " et le
" Bonjour ". 28 vont renforcer la familiarité en reprenant
mon prénom écrivant " Salut Effie " ou " Bonjour
Effie " tandis qu'ils sont 18 à se présenter eux-mêmes
en énonçant leur prénom, " c'est moi Charlotte ",
" je m'appelle Grégory ", etc.
Cette demande de familiarité et de communication on la retrouve dans
la clôture du courrier où 9 enfants sur les 84 chez qui on distingue
des éléments de fin de message demandent explicitement de poursuivre
la correspondance. Deux " salut " avec des " bisous ", 13
enfants terminent avec un " à plus ", " au revoir "
ou " à bientôt ". 8 partagent la difficulté de
mon enquête et considèrent que leur réponse pourrait aider
sa réalisation : " j'espère que ça va t'aider "
3. Discussion et perspectives
En conclusion, nous pouvons dire qu'une large majorité des enfants de
notre échantillon fait preuve d'une bonne maîtrise des fonctions
de base du courrier électronique, à savoir, rédiger un
message et définir son objet, répondre à un message et
définir le destinateur. Même si notre échantillon était
constitué d'enfants habitués du web cette performance mérite
d'être soulignée en tant que la fonction courrier dépasse
le cadre des intérêts ludiques ou éducatifs qu'on associe
en général à cette tranche d'âge.
Par ailleurs le taux plutôt élevé de retours sur le questionnaire
(113 messages reçus sur 200 questionnaires envoyés) plaide également
dans le sens d'une bonne appropriation du courrier électronique par les
jeunes enfants ayant accès à Internet. Cela confirme notre hypothèse
que les enfants ayant une pratique à domicile de l'informatique recourent
à des usages autrement plus évolués de l'informatique que
ne le laissent apparaître les pratiques informatiques à l'école.
Ce qui est plus singulier dans notre enquête c'est que les enfants ont
tendance à reproduire le chemin des adultes dans leur façon de
répondre à un message : réponse directe sans introduction,
réponse intercalée dans le questionnaire, ton direct et familiarité
avec le correspondant, copie à tierce personne, etc. Certains vont jusqu'à
employer un code d'initié (smileys, caractères spéciaux)
nous rappelant par là que la communication électronique demeure
pour eux un monde magique et mystérieux.
Cela n'empêche pas pour autant ces enfants de s'exprimer selon les attendus
de leur âge. C'est ainsi que plusieurs courriers vont être coloriés,
voire illustrés, ou encore être écrits en utilisant des
polices de caractère ludiques.
Comment ces éléments peuvent-ils être exploités dans
le cadre des projets d'informatique scolaire ?
Notre hypothèse de départ est que les enfants émergés
dès leur naissance dans les environnements technologiques modernes font
preuve d'une adaptation " naturelle " sautant quelques étapes
fastidieuses d'apprentissage et rendant obsolètes certains programmes
d'initiation informatique. Nos résultats se trouvent en phase avec cette
hypothèse. C'est ainsi qu'une meilleure connaissance des pratiques familiales
de l'informatique devrait permettre à l'école de mieux ajuster
et organiser son offre éducative au sujet des nouvelles technologies.
Une prise en compte des savoirs techniques acquis hors de l'école pourrait
conférer une plus grande efficacité dans l'usage scolaire des
technologies.
Mots clés : Internet, élèves du primaire, courrier
électronique, compétences informatiques, ordinateur familial,
pédagogie.
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