1. PROBLEMATIQUE ET CADRE D'ETUDE
Dans notre recherche sur l'école maternelle (Garcion-Vautor, 2000),
nous avons regardé comment sont organisés l'enseignement et l'apprentissage
pour que les élèves apprennent à l'école maternelle
et nous nous sommes demandés si cette organisation répondait aux
mêmes obligations qu'à l'école élémentaire.
Dans cette étude, nous nous sommes intéressé à un
moment très particulier dans la journée de classe qui est celui
du premier regroupement du matin dans lequel se déroulent des activités
quotidiennes telles que nommer, compter les absents et/ou les présents
du jour et afficher la date. Ces activités sont appelées "
les rituels du matin " par les enseignants eux-mêmes et la question
était alors celle de savoir si ces rituels du matin constituaient un
milieu, tel qu'il est défini en didactique, permettant aux élèves
d'apprendre dans le cadre d'un contrat ?
Comment le maître organise-t-il le milieu pendant les rituels pour transmettre
des savoirs et comment fait-il évoluer les objets de savoir ?
Avec les activités rituelles du matin à l'école maternelle,
on a l'impression que tous les jours, maître et élèves rejouent
les mêmes rapports aux objets et que les élèves n'apprennent
rien parce que le temps didactique n'avance pas. Or, l'étude réalisée
montre essentiellement comment l'enseignant de maternelle modifie ses attentes
en produisant du temps didactique tout en mettant en uvre des formes de
guidage, et comment les processus de contractualisation sont liés à
l'aménagement et au réaménagement quotidien du milieu investi
tour à tour collectivement et par des élèves singuliers.
Dans un premier temps, la maîtresse apporte de nouveaux objets dans le
milieu et dans une activité collective, elle guide les élèves
tout en déployant complètement l'activité pour s'efforcer
de leur faire faire certaines actions sur les objets qu'ils ne sont pas capables
de faire seuls. C'est-à-dire qu'elle interroge les élèves
pour passer d'une action à l'autre sur un ou plusieurs objets. A priori,
les élèves ne savent pas quoi faire sur ces objets et ils attendent
que la maîtresse les guide pour agir. La maîtresse porte alors l'intention
d'enseigner, un nouveau contrat didactique est en train de se nouer. Quand elle
apporte un nouveau système d'objets, la maîtresse alors toutes
les stratégies possibles, montre aux élèves toutes les
techniques possibles pour réaliser la tâche avec cet objet : "
elle interroge alors l'élève qui sait le moins pour déployer
l'activité et permettre aux élèves qui ne sont pas interrogés
de comprendre ce qui se passe sans sauter d'étape " (Amigues &
Garcion-Vautor, 1998).
Ensuite, toujours dans le premier temps, dès que les élèves
savent établir certains rapports avec certains objets, la maîtresse
va déstabiliser les élèves : Sans apporter d'objets nouveaux
ou modifier le dispositif, elle va intervenir dans le milieu pour restreindre
les stratégies jusqu'alors utilisées pour réaliser la tâche
et son attente envers les élèves sera alors d'utiliser uniquement
telle technique pour réaliser la tâche, moins empirique.
Ensuite, dans un deuxième temps, dans ce que nous avons appelé
" l'action conjointe " ou " le dispositif guide l'action ",
parce que les élèves ont intériorisé certaines façons
de faire sur les objets, ils peuvent se passer du guidage du maître et
dès qu'ils voient l'objet ou dès que l'enseignant les guide sur
cet objet, ils savent ce qu'il y a à faire et agissent seuls sans autres
injonctions de celui-ci.
Enfin, dans un troisième temps, les élèves agissent seuls
avant le regroupement dans ce que j'ai appelé " la part de travail
des élèves " qui se rencontre surtout au début du
regroupement. Les rapports aux objets sont connus de tous, ils constituent un
milieu pour permettre l'établissement de rapports à des objets
nouveaux dans un nouveau contrat didactique.
Ainsi, dans un cadre d'activités répétitives, on s'aperçoit
que l'enseignant apporte de nouveaux objets ou de nouvelles pratiques et le
contrat bouge. Des actions se routinisent permettant de nouvelles activités
sur de nouveaux objets, c'est donc que le milieu change, évolue et que
les élèves apprennent. Nous voyons dans les situations, comment
des objets ou des pratiques nouvellement apportés par l'enseignant dans
le milieu sont ensuite rejoués collectivement, puis par les élèves
seuls, avant de devenir insensibles pour tous et de faire partie du milieu permettant
alors aux élèves d'établir de nouveaux rapports à
d'autres objets alors dits sensibles.
2. QUEL EST LE SAVOIR EN JEU PENDANT CES ACTIVITES ?
L'idée essentielle est donc que le temps didactique avance pendant les
rituels, que ceux-ci fondent un milieu et créent du savoir pour les élèves.
Cependant, si nous avons pu montrer la nature didactique des tâches réalisées
pendant les rituels, nous avons dû prendre une définition large
des savoirs : en effet, les savoirs mathématiques en jeu ne sont pas
identifiables comme tels pendant les activités.
En effet, dans ces situations, si les élèves apprennent à
compter, à dénombrer, à lire les nombres ou à calculer
sur de petits nombres, ils n'apprennent pas le fonctionnement de la numération.
Ici, les élèves ne construisent pas le nombre mais l'utilisent
dans diverses situations en essayant d'aller un peu plus loin à chaque
fois dans le concept de nombre. Pendant les rituels, les élèves
n'utilisent pas les nombres comme objet mathématique, en référence
à la dialectique " outil-objet " (Douady, 1984), ils utilisent
les nombres comme outils avant qu'ils soient étudiés comme objets
identifiés. Ainsi, les nombres pendant les activités rituelles
ne sont pas pour nous l'objet d'une étude mais l'objet d'un usage et
sans cet usage des nombres comme outils dans des situations fonctionnelles ou
d'apprentissage, les élèves ne pourraient ensuite penser le nombre.
Dans les situations rituelles que nous avons étudiées, l'élève
comprend à quoi servent les nombres en même temps qu'il apprend
comment mieux s'en servir. Nous pouvons reprendre la distinction que faisait
J. Piaget entre " réussir " ce qui est la sanction du "
savoir-faire " et " comprendre " ce qui est " le propre
de la conceptualisation ", qu'elle succède à l'action ou
finisse par la précéder et l'orienter " (Piaget, 1974).
3. ENTREE DANS UNE PRAXIS A L'ECOLE MATERNELLE
L'étude effectuée montre que la magie des rituels, comme situation
répétitive mais structurante, est de créer des problèmes
et de faire vivre ces problèmes même si ceux-ci sont de toutes
petites choses difficilement identifiables par des adultes acculturés.
Les savoirs et les problèmes ne seront ici identifiés que par
les élèves, en conséquence, le maître ne peut pas
partir de ces savoirs pour organiser un milieu de manière à ce
que les élèves rencontrent le savoir visé. Ici, il faut
organiser un milieu culturellement riche sur lequel les élèves
peuvent agir afin d'acquérir petit à petit des gestes de familiarité
avec certains outils.
Nous posons alors l'hypothèse que, pendant les rituels, l'on n'étudie
pas à proprement parlé des savoirs mais plus largement des uvres.
Les dispositifs mis en place par les enseignants de maternelle permettraient
aux élèves d'entrer dans les uvres humaines que sont le
calendrier qui organise le rapport social au temps, le nom écrit qui
permet de désigner les absents, la bande numérique pour mesurer
les quantités. Il y a des savoirs dans l'usage des uvres et ces
connaissances sont un préalable à l'entrée dans les savoirs
disciplinaires, c'est-à-dire qu'avant d'entrer dans des savoirs plus
formels, les élèves entreraient dans des organisations de pratiques
autour d'objets scolaires qui sont mis à l'étude en ayant un dialogue
didactique avec le maître. En effet, pour Bruner (1996) " nos pratiques
présupposent un savoir qui ne nous est pleinement accessible qu'au travers
une praxis " (p.132). Pour lui, la praxis précède le nomos
dans l'histoire humaine et dans le développement de l'homme. C'est la
raison pour laquelle il propose le concept de " programme en spirale "
où l'on commence " par une approche " intuitive " parfaitement
à la portée des élèves, avant d'y revenir par un
mouvement circulaire qui permet d'en rendre compte de manière plus formelle
et mieux structurée jusqu'à [
] ce que l'élève
parvienne à maîtriser le problème ou le sujet en question
dans toute sa puissance générative " (p.149). Et, il y a
même certains savoirs qui, ne pouvant être nommés, ne peuvent
être accessibles que par la praxis. Ainsi, la construction du nombre ne
serait pas un préalable à l'utilisation des nombres, mais à
l'inverse, c'est l'utilisation des nombres dans diverses situations qui permettra
ensuite aux élèves de construire cette notion de nombre .
L'essentiel est donc de faire entrer le plus tôt possible les élèves
dans un pratique des uvres ou des artefacts de manière à
ce que ces praxis deviennent un savoir sur lequel il pourront s'appuyer pour
acquérir des savoirs plus spécifiques. L'important à la
maternelle, est d'avoir une pratique des outils de la société
dans laquelle nous vivons et ceci même si le problème pour l'enseignant
est de ne pas avoir de texte du savoir, de ne pas pouvoir dire et montrer ce
qu'il est en train d'enseigner à tel moment et de ne pas avoir chaque
jour, une intention didactique particulière quand il fait faire ces activités
aux élèves. Ce qui nous semble essentiel est d'entrer dans une
organisation de pratiques, d'entrer dans l'activité avant d'entrer dans
l'étude des savoirs disciplinaires. Mais cela pose d'une part, la question
de l'évaluation : en effet, si l'on accorde une place prépondérante
aux découpages des activités en sous-objectifs évaluables,
on néglige les savoirs de l'usage des uvres qui, n'étant
pas identifiés, ne sont pas susceptibles d'évaluation, et cela
interroge, d'autre part, l'organisation disciplinaire de la formation des enseignants.
4. CONCLUSION
En disant qu'à la maternelle, les élèves entrent dans
l'étude d'uvres où des savoirs sont inscrits ou, que les
enseignants dans cette école doivent organiser des milieux riches et
structurés de manière à poser des problèmes et à
créer du savoir pour les élèves, nous rejoignons les programmes
officiels de 2002 qui précisent que les compétences acquises dans
les grands domaines d'activités intellectuelles le seront par l'usage
et au cours de jeux ou de situations globales (p.121). En 2002, il n'est plus
fait référence aux disciplines avant le cycle 3. Cela signifie
qu'au lieu d'aller du savoir savant au savoir enseigné comme dans le
modèle de la transposition didactique proposé par Chevallard (1991),
il s'agit de partir des grandes catégories de la pensée scientifique
pour aller vers des pratiques culturelles permettant aux élèves
de se familiariser ou d'utiliser l'outillage symbolique, les techniques et les
procédures de la société dans laquelle nous vivons, avant
d'étudier ces mêmes outils symboliques (la langue, les nombres
)
comme objets d'apprentissage. Au cours de la formation des futurs enseignants,
il serait alors intéressant de réfléchir aux situations
globales les plus à même de faire acquérir des pratiques
aux élèves et à la congruence entre les pratiques culturelles
elles-mêmes (les outils culturels avec lesquels les élèves
doivent se familiariser en les utilisant comme outils) et les concepts que les
élèves devront acquérir plus tard (quand ils étudieront
ces mêmes outils culturels comme objets d'apprentissage)
- Par exemple, un objet culturel comme la bande numérique, est-il un
objet pertinent pour amener les élèves à comprendre, plus
tard, le fonctionnement de la numération décimale ?
5. BIBLIOGRAPHIE
AMIGUES, R. & GARCION-VAUTOR, L. (2002). L'école maternelle et l'entrée
dans le contrat didactique : une coopération maîtresse-élèves.
Les dossiers des sciences de l'éducation, N°7, 59-68.
BRUNER, J-S. (1996). L'éducation, entrée dans la culture. Paris
: Retz.
CHEVALLARD, Y. (1991). La transposition didactique : du savoir savant au savoir
enseigné. Paris : La pensée sauvage.
DOUADY, R. (1984). Jeu de cadres et dialectique outil-objet dans l'enseignement
des mathématiques. Thèse de doctorat d'état, Université
de Paris VII.
GARCION-VAUTOR, L. (2000). L'entrée dans le contrat didactique à
l'école maternelle : le rôle des rituels dans la construction d'un
milieu pour apprendre. Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille
1.
Ministère de l'Education Nationale (2002). Qu'apprend-on à l'école
maternelle ? Paris : C.N.D.P./ Xoéditions.
PIAGET, J. (1974). Réussir et comprendre. Paris : PUF. |