Contributions de Frédéric ARSAC et de l'école témoin
de l'OCCE à Valence (Drôme), Claudine EYNARD, Christian ASTIER,
enseignants (Ardêche) du groupe de recherche INRP- OCCE.
1-Recherche INRP-OCCE et école des quatre langages
Cette contribution prend appui sur une recherche engagée en mars 2001
avec une dizaine de classes ou d'écoles coopératives de la Région
Rhône-Alpes. L'OCCE, Office central de la coopération à
l'école, désirant approfondir les spécificités pédagogiques
des classes coopératives a sollicité la Mission École primaire
de l'INRP (alors sous la responsabilité de Dominique Sénore) pour
expérimenter et développer, avec des enseignants volontaires,
les propositions pédagogiques du psychanalyste de l'éducation
Jacques Lévine ou école des quatre langages.
L'école des quatre langages donne pour finalité première
à l'école non pas d'apprendre-enseigner, mais de développer
l'intelligence des enfants, sous ses diverses formes : intelligence des situations
de la vie quotidienne, aptitudes réalisationnelles, permettant au corps
de se prolonger dans le monde matériel, aptitudes relationnelles, curiosités
et talents personnels. La communauté scolaire, dans la mesure où
elle est fondée sur trois alliances : l'alliance identitaire, l'alliance
cognitive, l'alliance entre les enseignants, doit permettre aux enfants de bénéficier
du " minimum de reconnaissance du moi " et ainsi de se sentir cognitivement
capables au sein de classes organisées en " communautés de
chercheurs ", où les enfants peuvent être co-acteurs de leurs
apprentissages et où ils s'entraîneront à réfléchir
aux grands problèmes de la vie.
La pratique des ateliers philosophie du " courant psychanalytique "
(ainsi désigné par Tozzi, 2001) met l'accent sur l'aspect "
construction de la pensée ", étape du cogito d'abord : l'enfant
se découvre capable de penser sur de grands problèmes, qu'il n'a
pas l'occasion d'aborder ailleurs. Pour Lévine, et pour des enfants d'école
maternelle ou élémentaire, cette pensée est alimentée
autant par le langage interne que par les formulations exprimées. Ces
ateliers permettent à l'enfant de faire l'expérience de la vie
pensante et des processus de pensée, de découvrir les débats
d'idées, d'être confronté en tant qu'être humain à
des énigmes, à des questions portant sur les valeurs et préoccupations
fondamentales de l'humanité. Les effets positifs, que ce soit dans le
domaine des attitudes et comportements ou dans celui des apprentissages doivent
s'interpréter comme une étape nécessaire à la construction
de l'individu dans la totalité de ses dimensions. La caractéristique
de cette pratique est le statut particulier donné aux enfants : celui
de co-penseurs, d'habitants de la terre engagés dans l'aventure humaine
(cf. Je est un autre, numéros 6, 7 et 9 et numéro spécial
AGSAS-INRP, 2001).
Ces propositions ont, presque naturellement, trouvé un terrain d'expérimentation
favorable dans les classes coopératives où l'on pratique habituellement
le conseil de coopérative, l'entretien du matin ou " Quoi deneuf
? ", pratiques qui accordent un statut à l'élève et
à la parole de tous les élèves, qui favorisent l'éducation
des émotions et des pulsions agressives à travers les activités
de groupe, qui pratiquent une pédagogie de projet et une pédagogie
de la communication, issue des techniques Freinet, donnant du sens aux apprentissages
et instaurant le groupe classe comme lieu de développement et lieu d'apprentissage
social.
Une classe coopérative fonctionne d'abord grâce au conseil de coopérative
qui discute et gère les projets, les règles de vie collective,
permet d'instituer la loi dans la classe et contribue à l'éducation
à la citoyenneté. Les élèves y découvrent
et apprennent ce que sont les droits et les devoirs des membres d'une communauté
telle que l'école.
Les temps d'échange quotidiens (entretien, Quoi de neuf ?), durant lesquels
les enfants peuvent parler de leurs activités en famille ou à
l'extérieur de l'école, favorisent le développement des
capacités de communication, d'écoute et le respect de la parole
de l'autre et permettent à l'enfant de trouver chaque matin sa place
dans l'école.
L'entretien quotidien et matinal, de 8 H 30 à 9 H, est un parti pris
pédagogique de l'école Célestin Freinet de Valence, où,
dans toutes les classes, la parole est prise comme vecteur et objet d'apprentissage
:
La parole s'y apprend et s'organise, elle s'inscrit dans un cadre. L'élève
qui s'exprime a une attente vis à vis de son "auditoire"
: il ne prend la parole que lorsque ses camarades sont en position d'écoute.
Sa prise de parole terminée, il choisit d'interroger les camarades
qui lèvent le doigt. En début d'année l'enseignant est
garant du fonctionnement mais très vite les élèves "s'emparent"
de cette gestion. Ils s'auto-organisent mais toujours sous notre regard et
on observe que les élèves sont exigeants entre eux. Ils sont
exigeants car celui qui s'exprime ne le fait qu'en situation de silence, un
silence prêt à l'écoute. Celui qui souhaite une information
peut difficilement se permettre de poser une question dont la réponse
était contenue dans les propos précédents sans se faire
rappeler à l'ordre par ses pairs (Ecole coopérative témoin
C. Freinet de Valence, juin 2002).
Cet apprentissage de la prise de parole et son corollaire, le respect de l'enfant
par ses pairs et par l'enseignant, que l'on trouve sous des formes et des pratiques
à la fois communes et diverses dans les classes du groupe INRP-OCCE est
probablement l'un des éléments qui a incité les enseignants
à mettre en place les ateliers philosophie mais sans doute aussi un pré-requis
pour le protocole particulier proposé par Jacques Lévine.
2-Mise en place des ateliers philosophie : protocole et finalités
Les enseignants du groupe INRP-OCCE ont, dans un premier temps, respecté
le protocole, le cadre psycho-affectif et les modalités d'organisation
proposées par l'école de St-Didier sous Riverie (69), collaborant
avec J. Lévine depuis plusieurs années. Lors d'une brève
séance hebdomadaire, les élèves se retrouvent confrontés,
pendant une dizaine de minutes à une question de type philosophique:
Qu'est-ce que la violence ? Pourquoi doit-on grandir ?, Pourquoi y a t-il des
gens racistes ? Les différences, ça rapproche ou sépare
? Etc.
2-1-Un cadre psycho-affectif
Le maître est présent mais n'intervient pas, il garantit le bon
fonctionnement du dispositif, le calme et le respect de la parole. Les échanges
sont enregistrés (audio ou vidéo). Ce cadre est aussi un lieu
de construction de normes sociales où les règles ne peuvent être
modifiées arbitrairement, ni par le maître, ni par les élèves.
La durée de la discussion est fixée à 30 min maximum.
J'enregistre les échanges entre les enfants à l'aide d'un micro
cassette qui est utilisé comme un microphone. Le bâton de parole
est manipulé par les enfants ou par moi-même. Une règle
a été définie au départ : tout ce qui est dit
par chacun d'entre nous ne sort pas de la classe. Pendant la discussion, je
n'interviens pas ou très peu, parfois pour recadrer la discussion.
Je suis le garant du cadre dans lequel se déroule la discussion (C.Astier,
Ardèche).
La classe est aménagée différemment : " on est en
cercle; on n'a pas de bureau devant soi ". Chaque élève est
libre de s'exprimer. Il n'y a ni " forts, ni faibles ", aucune note
ne vient sanctionner l'activité; on ne coupe pas la parole pour corriger
une erreur dans la maîtrise de la langue orale. Ce qui est dit restera
généralement interne à la classe et, en quelque sorte,
secret (C.Eynard, Ardèche).
Dans la pratique de ces moments philosophiques, les enseignants ont observé
que les enfants sont à égalité dans ces débats,
que l'absence de prépondérance de l'écrit libère
l'activité des enfants en difficulté et le milieu culturel influe
peu sur la profondeur des réflexions des élèves. Ce qui
compte surtout, c'est ce que l'on a vécu et l'image que l'on a de ce
que doit être la vie (F.Arsac, Valence).
2-2- De la pensée intime à la pensée réflexive
Les enseignants engagés dans l'expérimentation ont très
vite mesuré les enjeux voire les risques de ce protocole et en particulier
ceux liés au retrait du maître : émergence de la parole
privée en milieu scolaire et problèmes de relations avec les familles,
parole thérapeutique assumée par des non-spécialistes,
" immersion dans l'affect " (Tozzi, 2001 : 28). C'est pourquoi, ce
moment, très court est suivi d'un "après, où l'on
visionne, réécoute le premier moment, " pour que chacun puisse
analyser le contenu du débat. L'enfant prend alors conscience de ce qu'il
a dit, ce qui l'amène à passer par une phase de structuration
de sa pensée. Il comprend la nécessité de réorganiser
certaines de ses capacités et est motivé pour ce changement. Chacun
peut voir les progrès réalisés autant collectivement qu'individuellement"
(C.Eynard).
A l'issue de cette première année d'expérimentation, deux
orientations " pédagogiques " se sont dégagées,
l'une mettant l'accent sur la construction de soi, la place de l'enfant à
l'école, l'autre vers les apprentissages langagiers, cognitifs, transversaux.
3-Parole et construction de soi
A l'école C. Freinet de Valence, l'orientation choisie est celle de
la parole pour la construction de soi. Les enseignants reconnaissent que la
lecture et la rencontre de Jacques Lévine a beaucoup influencé
leurs travaux. En début d'année, c'est le maître qui propose
les premières questions. Les enfants sont ensuite encouragés à
formuler les leurs : c'est alors en réunion de classe qu'est choisi le
sujet de la semaine suivante. Les questions que proposent les enfants sont régulièrement
les " grandes questions ", objets habituels des pensées philosophiques,
c'est la recherche des interrogations universelles (la mort, la vie, l'intelligence,
la vérité). Le débat qu'engage la classe interroge la pensée
intime qu'a construit l'enfant. "Les interventions des enfants sont en
résonance avec leur vécu, aussi difficile soit-il. Dans et par
le débat, les enfants se nourrissent des expériences de leurs
pairs ainsi que de leurs différents points de vue, les comparant ainsi
à leur propre vision des problèmes posés. Ils se construisent,
par rapport aux sujets abordés, aux apports des autres enfants, à
la pensée élaborée collectivement. " En réfléchissant
ensemble ils apprennent à mieux comprendre le monde : ils grandissent
" (F.Arsac).
4-Parole et éthique
Nous avons analysé le contenu de l'un des tout premiers ateliers consacré
dans cette même classe à la question de la violence ainsi formulée
: " La violence, qu'est-ce que c'est ? ".
Dès la deuxième prise de parole, l'interdit est évoqué:
" la violence, c'est interdit par la Loi ". On a vu plus haut que
les échanges permettent aux enfants de reconnaître leur appartenance
au groupe. En l'occurrence, ils découvrent l'intérêt de
l'échange et de sa réciprocité comme moyen de surseoir
à la violence. L'espace de parole qui leur est donné les conduit
à prendre conscience également de la nécessité de
parler en dehors de l'école, à la famille précisément
: " Quand tu te fais racketter et bien tu en parles à quelqu'un
de ta famille ". On entrevoit aussi la possibilité de dire "
non " à son agresseur et puis de s'entretenir avec lui : "
il faut essayer de se calmer. Celui qui te fait de la violence, il faut lui
dire qu'il doit s'arrêter ".
L'enfant découvre le pouvoir que peuvent avoir la parole et les mots
sur les actes. Toutefois, ce combat contre la violence ne peut pas être
mené tout seul et la Loi qui se construit avec les autres, lors de l'échange
philosophique, permet d'entrevoir la nécessité de s'allier avec
ses pairs pour élaborer des règles qui leur permettront de "
vivre ensemble " et de savoir quelle attitude adopter si l'enfant est agressé
en dehors de l'école.
Il importe de souligner que le débat ou atelier philosophique se distingue
nettement du Conseil de Coopérative quant à ses finalités.
Au cours du Conseil de Coopérative, le groupe peut être appelé
à régler des problèmes d'agressivité ou de violence
qui surviennent " ici et maintenant ", dans cette classe, dans cette
école. L'une des fonctions du Conseil est aussi de réguler les
conflits qui peuvent survenir au sein du groupe. Dans le cadre de la discussion
philosophique sur la violence, l'analyse est décontextualisée.
Les enseignants, qui mettent en place des situations d'apprentissage coopératives,
instituent la parole comme une médiation permettant à l'enfant
d'échapper d'une part au " corps à corps " fusionnel
qui se noue parfois, de façon pathologique, avec l'adulte ou avec un
pair (F. Imbert, 1995), et d'autre part aux pulsions destructrices et mortifères
: affrontements verbaux (insultes), physiques (bagarres) et dégradation
de lieux ou de matériel.
Il existe un autre enjeu à la mise en uvre de la discussion philosophique
: celui de la prise de conscience par l'enfant du pouvoir des mots, en vue,
précisément, de surseoir à la violence et de tisser des
liens avec les autres. A cet égard, l'éveil de la pensée
réflexive chez l'enfant, appelé à penser par lui-même
à travers des exigences de problématisation, de conceptualisation,
d'argumentation et des capacités métacognitives, nécessite
également un travail d'étayage et de médiation important
de la part de l'enseignant, tel que le proposent le philosophe Michel Tozzi
ou Anne Lalanne, enseignante en CP (cf. Tozzi, 2001). A ce titre, la re-formulation
de ce que disent les enfants par l'adulte est une pratique souhaitable car il
est bien du devoir de l'enseignant d'aider ses élèves à
construire des valeurs qui favoriseront le développement de leurs capacités
à vivre et à apprendre avec les autres.
5-Ateliers philosophie et apprentissages
Deux enseignants du groupe ont décidé d'orienter leurs observations
et les prolongements de l'atelier vers l'acquisition de nouvelles connaissances
ou de compétences langagières, discursives et transversales.
Dans la classe de Cours moyen de C. Astier, c'est le lien avec les disciplines,
sciences, histoire, etc., que l'on cherche à construire. A partir de
la question proposée par un élève " Pourquoi marche-t-on
? " l'atelier philosophie se déroule selon le protocole habituel.
Le deuxième temps, réécoute du débat enregistré,
permet à la discussion d'ouvrir des pistes de recherches qui ont pour
objectif de faire évoluer les représentations de chacun. Dans
une troisième étape, un travail de recherche sur des sujets choisis
est réalisé par groupe de deux élèves. La quatrième
étape correspond à une mise en commun sous forme d'exposés
écrits et oraux qui prendront place dans le répertoire des savoirs
construits à l'école.
C. Eynard dans sa classe de Cours moyen 2 profite de sa position de retrait
pour une observation et une écoute fine à l'aide de grilles et
constate qu'en cours d'année, les interventions de chaque enfant s'allongent
et comprennent moins de phrases inachevées. " Tout en restant spontanés,
les enfants bredouillent moins, ils parviennent à dépasser le
niveau émotionnel. Les anecdotes, les références à
leur seul vécu ne constituent plus l'essentiel de leur discours ".
De nombreux indices discursifs, révélés par la transcription
et l'analyse des interactions montrent que les enfants apprennent à entendre
ce que dit l'autre : énoncé du prénom en tête de
phrase, "je ne suis pas d'accord avec ", "pour revenir sur ",
etc. Du " je " ou du " nous " employés spontanément
lors des premières séances, on passe au " on " ou au
" il ".
On constate également, et cela plus particulièrement lors des
phases de réécoute, une amélioration des compétences
dite transversales : écoute, mémoire, relation au discours de
l'autre. Les enfants n'interviennent pas quand un autre parle, s'interdisent
toute discussion à voix basse avec le voisin.
Les formes et le contenu du débat évoluent : d'abord, les mots
clés du questionnement subsistent, puis ils sont remplacés par
des synonymes, apparaissent ensuite les contraires, des mots de la même
famille pour, au fil de la discussion, opérer finalement un va et vient
entre les divers facettes du concept dont la maîtrise semble facilitée.
On constate que les enfants ne répètent plus systématiquement
ce qui vient d'être dit. S'ils ont le même avis, ils sont capables
de le formuler autrement, ils peuvent s'opposer, confirmer ou renchérir
tout en argumentant. S'ils sentent que l'intérêt s'amenuise, ils
posent au groupe, une nouvelle question, en relation avec le thème choisi.
Ils sont capables de reproblématiser la question. D'une manière
générale, les enfants émettent des hypothèses, des
doutes, montrant par là qu'ils entrent dans une " culture du questionnement
" C. Eynard.
Références bibliographiques
Textes de Claudine Eynard, Christian Astier, Frédéric Arsac et
de l'école Célestin Freinet de Valence présentés
au Congrès National de l'OCCE à Arras, les 10 et 11 juin 2002.
AGSAS, Je est un autre, n° 7, 8, 9,7 rue du Général Koenig,
75 017 Paris.
AGSAS-INRP, " L'atelier philosophique ", Je est un autre, numéro
spécial, 2001.
CORTIER, C., SENORE, D., " L'école des quatre langages à
l'épreuve de la pédagogie coopérative : perspective historique,
mise en uvre et premiers bilans ", communication au Colloque Les
politiques des savoirs, ISPEF, Université Lyon 2 et INRP, 28-29 juin
2001 (à paraître).
IMBERT, F., Médiations, institution et loi dans la classe, ESF, 1995
LEVINE, J., MOLL, J., Je est un autre. Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse,
ESF, 2001.
Ministère de l'Education Nationale- Qu'apprend-on à l'école
élémentaire - Les nouveaux programmes, Editions XO - 2002.
TOZZI, Michel, (coord.), L'éveil de la pensée réflexive
à l'école primaire, Hachette Education, 2001.
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