La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Comment analyser et comprendre, les situations pédagogiques et didactiques ?


Titre : Expériences physiques à l'école maternelle
Comment prendre en compte la pensée rationnelle à l'œuvre chez le jeune élève ?
Auteurs : PLACE Michel

Texte :
En utilisant la catégorisation des représentations proposée par Jean-Claude Sallaberry , lors de l'interprétation d'un corpus composé des discours de jeunes élèves suite à l'écoute de poèmes dans une classe maternelle rurale (Place, 2000), nous avions été surpris par ce qui nous a paru être l'existence d'une pensée rationnelle puissante chez les jeunes enfants. Nous avions aussi été intrigué par l'interprétation d'un jeune enfant qui s'était mis à la place de personnages dans un film ce qui lui avait permis ainsi de découvrir un autre point de vue. Fort de ces deux ancrages, nous avions construit un modèle pour appréhender les mouvements interprétatifs des jeunes élèves face à des ouvrages de la littérature de jeunesse. Il nous a paru intéressant de rechercher quelles dynamiques étaient à l'œuvre lorsque des jeunes élèves de 4 à 5 ans étaient confrontés à des expériences à caractère scientifique .
Nous avons proposé aux élèves des manipulations dans la classe avec un souci de verbalisation individuelle lorsque cela était possible . Pour autant, nous avons cherché à instaurer des discussions en groupe afin de promouvoir les interactions entres les élèves. Nous restons persuadé qu'elles permettent l'émergence de représentations susceptibles d'aider à mieux comprendre le " comment le jeune enfant appréhende le monde ". C'est pourquoi la dimension langagière ne peut être évacuée dans ce type de recherche.
Un des écueils rencontré est l'impossibilité pour certains élèves de percevoir le phénomène observable. C'est par exemple deux bouteilles dont l'une est percée qui sont plongées verticalement dans un récipient d'eau. Pour certains enfants, les deux se remplissent d'eau. Cette constatation semble d'ailleurs identique à celle observée chez des sujets plus âgés(Jean Pierre Astolfi) . Il semblerait qu'ici, la non-acceptation de ce qui est une réalité perçue soit en rapport avec une connaissance issue de leur expérience de la vie quotidienne qu'ils ne peuvent remettre en cause. Une bouteille ne peut pas se remplir d'eau. Lors d'un regroupement, en apportant l'information que nous vivons dans une atmosphère et que donc la bouteille n'est pas vide, il y a eu un véritable recadrage au sens de Bateson . C'est par exemple Valentin qui nous dit :
" Hélène mettait la bouteille dans l'eau. L'eau ne rentrait pas dans la bouteille. Quand elle couchait la bouteille, l'eau elle rentrait.
Comment expliques-tu cela ?
Une fois quand tu nous avais dit qu'elle avait plein d'air, la bouteille et bien c'était ça. "

De même, nous avons noté la permanence de la cause " effet de la pesanteur " dans ce que disent les élèves. Comme s'il n'existait qu'une explication possible à des effets observés. La vapeur (les élèves diront fumée) qui s'élève au-dessus de la casserole chauffée est indépendante de l'eau. L'interprétation de sa disparition revient à concevoir des trous dans le fond du récipient, invisibles à l'œil nu. De même, l'eau qui descend dans le deuxième récipient - la bonbonne de gaz - va trop vite pour être perçue. Il faudra donc vider la bonbonne de gaz et montrer la condensation sur une assiette afin qu'ils acceptent la non validation de leur hypothèse. Un des premiers constats dans ce type d'expérimentation est bien que la dynamique des représentations est de l'ordre de l'affinement des bords. Les élèves argumentent pour faire accepter leurs représentations.
Nous serons confronté au problème de l'analogie. En effet, l'eau qui apparaît sur la surface provient de la propriété de l'objet. L'assiette se comporte exactement comme le glaçon. Les enfants disent de manière étonnée :
" C'est l'assiette qui fond. "
Il est possible ici que le langage joue un rôle dans la manière d'appréhender ce phénomène. Le verbe " fondre " est dans ce cas relié à une certaine propriété de l'eau . De manière plus explicite, le langage figuré est présent dans les explications. Nous avons pour exemple ce court dialogue à propos d'une expérience qui montre comment se forment les nuages ; du sel est mis dans une coupe posée dans une assiette contenant de l'eau, le tout couvert par une cloche en verre .
Dylan : L'eau, elle peut pas sauter.
Lucien : L'air, elle avait pris l'eau. (Il montre le bocal dans le coin de la pièce, le bocal qui était empli d'eau.) C'est Michel, qui l'avait dit.
Dylan : Elle peut pas sauter, parce qu'elle est trop lourde, et si … l'air elle a fait pousser dans l'eau.
Lucien : Et ben si, il y a pas de trou, l'eau, elle peut pas aller avec l'air, alors à un moment donné, quand l'air est fatigué, elle laisse tomber.
Enseignant : Quand l'air est fatigué. Tu peux préciser cela, qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que tu veux dire quand tu dis : " L'air est fatigué. "
Lucien : Et bien, elle s'arrête et elle tombe.
Enseignant : Ça s'arrête et ça tombe. C'est tout.
Antoine : Si l'eau tombe, ça veut dire que l'eau est fatiguée.

Comme nous le soulignions, l'enfant semble lire le monde avec un modèle qui prend essentiellement en compte le schème de la pesanteur. " Tout corps lourd ne peut monter. " Mais nous sommes bien dans une dynamique d'affinement des bords. Si l'eau ne peut monter, quelque chose peut la pousser, en l'occurrence, l'air. Le point de vue de Dylan est clairement exprimé. L'objectif pour l'enseignant est donc de dépasser cet obstacle. Un des moyens est de prendre appui sur le discours des autres enfants . La zone de proche développement, car nous ne doutons pas qu'il s'agit bien de cela, est assuré par les discours des autres enfants. Cela suppose donc l'acceptation des représentations émises. L'expression " L'eau est fatiguée " de Lucien, reprise par d'autres enfants , est à garder en tant que discours du sujet. L'enseignant est confronté à une métaphore avec un procédé de personnalisation de l'eau. Cependant, elle est puissante en ce sens qu'elle donne une visualisation du phénomène étudié. C'est pourquoi, nous pensons que la zone de proche développement doit être associée à une zone d'acceptation. Cette dernière est à délimiter en fonction de ce que verbalisent les élèves, elle ne peut être construite qu'en situation.
Les enfants, dans tous ces exemples, sont dans une élaboration de concepts et en cela construisent une pensée scientifique. Nous sommes bien dans une attitude rationnelle de l'élève . Lucien quant à lui, à dépasser ce qui semblerait avoir été une conception proche de Dylan il y a encore peu de temps. Et pour accéder à cette explication, il lui a fallu comprendre une autre expérience, celle du bocal qui se vidait. Lancelot, quant à lui, verbalise cette expérience sous une forme que nous pourrions qualifiée de plus objective : C'est peut-être la vapeur qui est montée et qui s'est collée où ce qu'était le sel. Et puis ça a fait que le sel était mouillé. C'est ça l'expérience.
Il est possible de proposer, à partir de notre recueil de données, une évolution de la pensée de l'enfant par rapport à l'expérience avec le sel :
- vision du monde au regard du schème issu des propriétés d'un liquide (recherche d'un trou pour que l'eau passe)
- recherche d'un phénomène autre pour agir sur l'eau (l'air qui pousse)
- acceptation de l'idée de l'évaporation avec une verbalisation métaphorisée
- compréhension du phénomène avec explicitation proche du concept.
Les trois temps dégagés par Vygotsky restent d'actualité à savoir, celui de l'enseignement, de l'apprentissage et du développement. Dans ce contexte, la verbalisation est précieuse car les échanges entre enfants montrent non seulement leur capacité argumentative mais aussi leur volonté de comprendre. Les manipulations sont conçues pour l'observation et le questionnement mais aussi en réponse aux représentations des élèves. Quant à la place de l'enseignant, s'il est pourvoyeur d'informations, il est aussi le non censeur des représentations qui émergent dans le groupe. Nous avions émis l'hypothèse suivante : " L'apprentissage d'une démarche scientifique à l'école maternelle est envisageable si nous sommes en mesure d'accepter les discours des élèves et si nous sommes en mesure de repérer, à l'intérieur de ce discours (au sens de H. Meschonnic ), les dynamiques à l'œuvre. " Nous pensons qu'elle reste d'actualité.


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