La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Différences et comparaisons. Quel rôle les questions de genre jouent-elles en éducation ? Les études comparatistes servent-elles la construction d'une Europe de l'éducation ?


Titre : Musulmanes françaises " enfoulardées " à l'université: Entre foi et raison
Auteurs : TRIKI-YAMANI Amina

Texte :

Notre communication s'inscrit dans le cadre d'un travail de thèse (en cours) qui porte sur les savoirs et le rapport aux savoirs d'étudiantes françaises musulmanes, d'origine maghrébine, vivant en France, et dont la particularité est de porter le foulard islamique et, éventuellement, de fréquenter régulièrement la mosquée. Notre recueil de données consiste en trente entretiens non-directifs. Notre communication portera sur l'analyse de dix entretiens.

A partir d'un travail théorique et historique, nous faisons l'hypothèse qu'il existe des conflits engendrés par la coexistence et/ou l'antagonisme entre des savoirs de nature différente, laïque et religieuse. Par ailleurs, ces savoirs sont pris dans un système de domination socio-institutionnelle renvoyant à la légitimation de savoirs détenus par la communauté majoritaire.

Pour éclairer ces conflits liés à un système de domination institutionnelle du savoir universitaire sur le savoir religieux minoritaire, nous souhaiterions le rapprocher des conflits qu'ont connus, dans l'histoire, des savants comme Averroès, dans l'Espagne médiévale, ou Galilée, dans l'Italie chrétienne du XVIIème siècle.

I/ Averroès et Galilée : Entre foi et raison

Ce qui rapproche le philosophe musulman (Averroès) du savant chrétien (Galilée), c'est leur pensée commune se caracactérisant par la distinction entre foi et raison. Ces deux formes de connaissance, se conciliant parfois, s'opposant souvent, sont toujours au cœur du débat. C'est justement ce lien entre foi et raison, présent chez les étudiantes enfoulardées de notre enquête, que nous tenterons d'expliciter en retraçant l'histoire de Galilée et celle d'Averroès.

Même si les deux hommes de science furent soutenus à un moment ou à un autre par les souverains régnants, il n'en reste pas moins qu'ils furent inquiétés par les autorités religieuses très présentes et influentes, hostiles à la propagation et à la profession d'idées et de théories nouvelles.

Alors que le conflit semble opposer les deux hommes de science à l'institution religieuse, les étudiantes musulmanes enfoulardées sont confrontées, elles, à l'institution laïque, le plus souvent représentée par un professeur de l'université. Ce conflit interpersonnel (étudiante - professeur) obéit à un système de domination socio-institutionnelle légitimant le savoir universitaire au détriment du savoir religieux minoritaire.

Pour Averroès, les fuqaha, théologiens et juristes, n'étaient investis d'aucune autorité religieuse. De plus, le savoir sacré n'est pas un savoir définitif ; au contraire, il doit inciter à en créer d'autres par le syllogisme dont la forme la plus parfaite, selon le philosophe, serait la démonstration. Le Coran est donc un texte programmatique qui ne détient pas à lui seul la totalité des savoirs mais qui pousse l'homme à user de sa raison pour connaître. C'est ainsi qu'Averroès condamna les théologiens de son époque.

Pour Galilée, le savoir des anciens désormais dépassé doit être supplanté par la théorie copernicienne qui met fin à l'image d'un univers géocentrique hérité des Grecs. Alors que Tycho Brahé, l'astronome le plus renommé de la moitié du XVIème siècle, compta parmi les opposants de la théorie héliocentrique, Copernic trouva un défenseur en la personne du moine dominicain italien Giordano Bruno. Trop virulent dans ses propos, Bruno constitua un danger pour l'Eglise romaine qui le jugea hérétique et le condamna au bûcher en 1600.

II/ Conflit interpersonnel des savoirs

Dans les situations conflictuelles vécues par les étudiantes enfoulardées, le conflit interpersonnel concerne les savoirs sacrés contenus dans le Livre saint. En revanche, Averroès et Galilée furent jugés hérétiques par leurs adversaires du fait de leur adhésion à des formes nouvelles de savoir rationnel allant à l'encontre des textes sacrés.

Pour les étudiantes, le savoir est contenu dans le Coran. En revanche, les deux savants s'évertuèrent leur vie durant à démontrer que le savoir n'était pas uniquement inclus dans les Ecritures saintes. Pour le premier, les deux vérités, celle de l'Ecriture et celle de la science, ne peuvent se contredire. Pour le second, rappelons la thèse qu'il défendit dans son œuvre philosophico-théologique (Fasl al-Maqâl) et qui consista à établir une connexion entre la Révélation et la philosophie.

II/ 1- Situations de conflits vécues par les étudiantes enfoulardées
Le conflit interpersonnel se situe pour chacun des trois sujets au niveau de questions religieuses. Dans les trois cas, les deux parties (professeur-étudiante) ne parviennent pas à résoudre le conflit qui s'installe entre elles. Pourtant, les deux argumentations, nourries de savoirs de nature différente, se tiennent selon que l'on se place du côté du professeur ou de celui de l'étudiante.

Le conflit réside plus précisément dans le fait que l'une des parties reste fermement attachée à ses croyances religieuses alors que l'autre rejette catégoriquement toute forme de croyance et ne reconnaît que la science, unique forme de pensée pertinente à ses yeux.

La situation conflictuelle que nous avons choisie concerne des évènements historiques religieux relatifs à la révélation musulmane et le "voyage nocturne" du prophète Mohammed.

Selon Aïcha, le professeur (d'histoire) ne "l'écoute pas" lorsqu'ils parlent de l'islam (dans un cours d'histoire concernant la révélation). Chacun apporte son point de vue sur la question ; l'étudiante musulmane reprend le professeur en se servant de son savoir sur la religion, pour argumenter, et le professeur la rabroue sans cesse en qualifiant le discours de la jeune femme de discours de croyant, propre aux Musulmans pieux : " …Il me dit, ouais, mais c'est pour ceux qui croient… ".

L'étudiante n'est pas toujours d'accord avec le savoir universitaire qui n'est pas conforme à ce qu'elle étudie dans l'islam. Elle dit : " Dans le milieu universitaire, c'est vrai que par exemple, si on étudiait l'islam à proprement parler, euh, il y a des choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord. " Et elle ajoute plus loin, en parlant de son professeur : " Non, je me dis, il a sa vision. Peut être que j'ai un plus haut niveau. "

En revanche, le professeur reprend sa position de pouvoir lorsqu'il s'agit de savoirs universitaires laïques : " C'est un professeur, moi, je ne suis qu'une étudiante de troisième année, donc, par rapport à ça… "

Il semblerait, selon les dires de Aïcha que chacun soit garant d'un domaine du savoir. Pour Aïcha, ce domaine serait plus restreint et concernerait toutes les questions relatives à l'islam. Le point de vue du professeur s'éloigne de la vérité divine malgré sa connaissance du Coran puisqu'il cite le voyage nocturne du prophète. Seulement ce voyage est un " voyage imaginaire " pour le professeur et il est impossible qu'il se soit produit d'un point de vue historique.

Le conflit interpersonnel n'est finalement que le résultat d'un rapport sécularisé du professeur à la religion et d'un rapport non sécularisé de l'étudiante musulmane enfoulardée à la religion.

II/2- Averroès, ou le sort de la philosophie en Espagne médiévale

Averroès s'est rapidement distingué des juristes malikites dans la recherche juridique. Notons que le malikisme était largement répandu en Afrique du nord. Selon l'homme de science, la loi coranique demandait à être étudiée par " l'usage du syllogisme rationnel, ou du syllogisme rationnel et juridique tout à la fois " . Or le syllogisme rationnel remontait à la philosophie grecque. Il était donc évident que " l'activité désignée sous ce nom (de philosophie) est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée " . Il existe par conséquent un lien entre l'acte de philosopher et l'application de la sharia.

Pour Averroès, la vérité pouvait aussi bien être scientifique que révélée. Il fut d'ailleurs à l'origine d'une théorie rationaliste de la " double vérité ", c'est-à-dire de l'existence d'opinions rationnelles qui s'opposent à certains dogmes religieux. Dans ses commentaires de la philosophie d'Aristote, il développa essentiellement les éléments matérialistes et rationalistes. Pour l'époque, ces idées nouvelles, empruntées à une philosophie jugée suspecte, furent mal acceptées par des penseurs musulmans dont les principes théologiques divergeaient avec ceux d'Averroès.

En Espagne, sous les empires Almoravide et Almohade, l'atmosphère politique était en général défavorable à la réflexion philosophique intellectualiste mais certains philosophes arabes émergèrent tout de même tels Ibn Tufayl sous l'Empire almoravide qui introduisit Averroès auprès du calife almohade Abu Yaqub Yûsuf, et Ibn Bâjja (Avempace) qui fut jeté en prison sous l'accusation d'hérésie par l'Almoravide Ibrahim Ibn Yûsuf.

II/3- Galilée, ou la science victime de l'Inquisition

La vie de Galilée s'est partagée entre trois villes, Pise, Padoue et Florence. Galilée naquit à Pise en 1564 et s'inscrivit à la faculté de médecine en 1581. Il quitta Pise en 1585 sans aucun diplôme mais riche de ses études de Platon et de sa méditation sur l'isochronisme des oscillations du pendule.

Il devint professeur à l'université de Padoue, véritable lieu de liberté et de la vie intellectuelle, à une époque où l'Inquisition traquait tous ceux qui auraient pu tenir des propos déviationnistes. Galilée y demeura dix-huit années, les plus fécondes de sa vie.

Les adversaires de Galilée se manifestèrent dès la publication du " Messager des étoiles " en mars 1610. Initialement, les ennemis de Galilée comptèrent parmi des hommes de science, qui, d'ailleurs, se gardèrent d'intervenir personnellement étant donné le peu d'arguments dont ils firent preuve pour réfuter la présence de satellites autour de Jupiter.

Malgré les risques qu'il prit en quittant Padoue et l'université, la République de Venise étant la seule à tenir tête à l'autorité papale, Galilée s'installa à Florence en septembre 1610, quelques mois après la parution du " Messager des étoiles " et peu de temps après les critiques que rencontra son ouvrage.

En 1611, Galilée fut reçu à Rome par le Collège romain des pères jésuites. Le célèbre mathématicien Clavius lui annonça que le Collège avait confirmé ses découvertes astronomiques publiées dans le " Sidereus nuncius ". Au même moment, le cardinal Bellarmine, le premier théologien de l'Eglise romaine demanda à Clavius l'opinion du Collège romain sur les découvertes de Galilée. Alors que Galilée rentrait à Florence, le cardinal Bellarmine demanda à son sujet un rapport secret à l'Inquisition.

A partir de ce moment-là, les attaques ne vinrent plus uniquement d'intellectuels aristotéliciens. Elles se développèrent aussi bien dans le milieu universitaire et scientifique qu'au sein de l'Eglise. Ainsi, " …dès 1612, on voit se dessiner une campagne antigaliléenne qui ne s'arrêtera jamais. "

III/ Conséquences du conflit interpersonnel des savoirs

III/1- Autoexclusion des étudiantes musulmanes enfoulardées

Les étudiantes musulmanes enfoulardées s'autoexcluent d'emblée du marché du travail car aucune d'entre elles ne renoncera à son foulard comme cela a été le cas au collège ou au lycée. Le foulard constitue alors un obstacle incontournable à l'exercice d'une profession.

Néanmoins, les étudiantes considèrent que le problème est ailleurs. C'est la société qui fait preuve d'intolérance. De plus, elles ont assez fait de compromis quand elles étaient collégiennes ou lycéennes. Ainsi, Aïcha dit : " Voilà, j'ai fait ce compromis-là, pourquoi ? Parce qu'il y avait le savoir à côté. Il fallait que j'apprenne, mais bon, ensuite, on ne m'accepte pas…pour être professeur, là… je n'enseignerai pas. "

La jeune femme laisse entendre que transmettre son savoir n'est possible que dans un environnement favorable au port du foulard. Cela suppose, pour l'étudiante, une restriction du champ de l'exercice d'une profession. Cette restriction, qui ne peut s'opérer qu'au niveau communautaire et religieux, est le résultat de l'autoexclusion sociale et professionnelle par le pour du foulard. En découle un renforcement de l'enfermement de l'étudiante dans un communautarisme qui ne fait qu'entraver le processus d'intégration dans la société françaises des jeunes femmes musulmanes intellectuelles ayant eu l'opportunité d'accéder au savoir universitaire.

Leïla décrit nettement ce mécanisme de l'autoexclusion professionnelle dans une société qui n'est pas encore prête à accueillir des femmes intellectuelles enfoulardées au travail. Ainsi, elle déclare : " Nous… enfin, … on ne se fait pas d'illusion, on sait pertinemment qu'en ce moment en 2001, heu… on n'aura pas de travail… heu, avec notre voile… C'est parce qu'on est maghré… bon, évidemment après il y a d'autres… mais essentiellement parce qu'on a un voile : Donc, on fait vraiment des études pour nous. "

III/2- Bannissement d'Averroès

La divergence d'opinions des Malikites et d'Averroès à propos de l'application de la sharia peut, comme l'a supposé Arnaldez , être considérée comme un motif de l'éloignement d'Averroès. Le philosophe théologien fut ainsi banni, ses œuvres condamnées à être brûlées et la philosophie interdite.

Selon Benmakhlouf, Averroès aurait été banni à Lucena, près de Cordoue par le souverrain Yaqub al Mansur à la suite d'un malentendu. L'auteur rapporte : " …il voulait dire que le prince était prince des deux terres (al barrayn) ; sa parole fut rapportée de façon déformée, et on lui fit signifier prince des berbères (al barbar)… " . Or, les Almohades effectivement issus de la Berbérie étaient très attachés à leur arabité et à leur islamité. En réalité, la raison de ce bannissement résida dans le fait que la rationalité d'Averroès, empruntée aux sciences des anciens, dérangeait la tradition malikite. Les juristes malikites proches du pouvoir jugeaient comme hérétiques tous ceux qui ne considéraient pas la Révélation comme un texte complet, contenant le savoir, toutes les connaissances.

III/3- Autocensure de Galilée

A Padoue, où il fut professeur d'université, Galilée se pencha très tôt sur la théorie de Copernic, bien avant de s'en faire le défenseur attitré et de la répandre officiellement à travers ses écrits. Le tort de Galilée fut d'avoir voulu absolument soutenir cette théorie comme un énoncé vérifié (ses observations le prouvaient selon lui) au lieu de n'en parler que par hypothèse.

L'inquisition confisqua les livres de Copernic, et de ceux qui le soutenaient, à travers toute l'Europe. Le livre " Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde " parut en 1632. L'Europe scientifique entière l'accueillit avec enthousiasme. Mais l'ouvrage fut aussitôt interdit car Galilée, même s'il ne le faisait pas ouvertement, soutenait les idées de Copernic. Or cela heurta les convictions théologiques d'Urbain VIII avec lesquelles le réalisme de l'héliocentrisme ne pouvait être que contradictoire.

Le 22 juin 1633, Galilée fut condamné à abjurer en lisant devant ses juges un texte où il déclara renoncer aux idées qu'il avait défendues. Il fut emprisonné puis relâché au bout d'un an. Il se retira dans sa maison d'Arcetri où il était pratiquement assigné à résidence.

Conclusion

Les deux hommes de science et les étudiantes enfoulardées sont soumis, à différentes périodes, à un système de domination socio-institutionnelle qui n'accepte pas les savoirs qu'ils détiennent ou qu'ils professent. Ces savoirs détenus par les unes et les autres sont des savoirs minoritaires, non légitimés par les institutions dominantes, qu'elles soient laïques, en ce qui concerne les jeunes femmes de notre enquête, ou religieuses, dans le cas d'Averroès et Galilée.

Les étudiantes musulmanes, pourtant initiées aux valeurs laïques tout au long de leur parcours scolaire, sont confrontées à des conflits interpersonnels, opposant des savoirs de nature laïque et de nature religieuse. Averroès et Galilée, tous deux pionniers dans la diffusion de nouvelles formes de savoir rationnel, se heurtent à l'orthodoxie régnant dans le milieu scientifique de leur époque.

Le conflit confronte non seulement les deux hommes à leurs compaires scientifiques mais aussi aux institutions religieuses très influentes. Averroès et Galilée incarnent ainsi un clivage entre foi et raison et précisément, entre savoirs sacrés et savoirs profanes.

Le système de domination socio-institutionnelle auquel sont soumises les étudiantes enfoulardées génère, lui aussi, un clivage entre savoirs universitaires, laïques et savoirs religieux. Cette étude comparative du clivage foi/raison, spécifique à la fois aux deux hommes de science et aux sujets de notre enquête, démontre que le clivage présent déjà il y a neuf siècles subsiste encore de nos jours, à l'exception faite que son instauration est due à un système de domination inversé.


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