La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Citoyenneté, valeurs et violence. Ethique et médiation : sont-elles au coeur des problématiques d'éducation ?


Titre : LES JEUNES, LES VALEURS DE LA DÉMOCRATIE ET L'ÉCOLE
Auteurs : ROUDET Bernard Institut National de la Jeunesse et de l'Éducation Populaire

Texte :
En France, la question de la citoyenneté et de l'apprentissage des valeurs démocratiques se conjugue traditionnellement avec la question scolaire. L'École française a longtemps transmis aux élèves les valeurs de la République et assuré leur formation civique en termes de droits et de devoirs. Les transformations qui, depuis une vingtaine d'années, affectent notre société, les évolutions qui traversent les systèmes de valeurs rejaillissent sur le système scolaire, conduisant l'École à remettre à l'ordre du jour ces valeurs fondatrices de la République, à s'interroger sur la façon de les transmettre et de préparer les élèves à exercer leurs responsabilités de citoyens.

Si d'aucuns établissent une équivalence entre crise de l'École et crise du politique, reflet d'une " désaffiliation institutionnelle des individus " , nous voudrions plus précisément mettre en relation les valeurs politiques des jeunes avec les effets de la scolarisation. À la lumière d'enquêtes récentes, nous présenterons les principales tendances concernant les représentations qu'ont les jeunes du politique, des institutions et de la démocratie, avant d'examiner si ces représentations sont influencées par leurs niveaux d'études. Il s'agit avant tout ici de caractériser une situation, ainsi que l'enjeu qu'elle présente en matière d'apprentissage de la citoyenneté, les quatre pages qui nous sont imparties ne nous permettant pas de discuter des propositions pour remédier à cette situation.

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La socialisation politique des individus est progressive et les années d'adolescence sont marquées par un très faible intérêt pour ce domaine de la vie. Quatre-vingt pour cent des 13-17 ans déclarent s'intéresser " plutôt pas " ou " pas du tout " à la politique en général . De manière aussi massive, 78 % disent ne pas parler de politique en famille, avec leurs amis ou leurs professeurs. À cet âge, l'identification partisane est encore faible : 43 % des 13-17 ans ne se situent ni à gauche, ni à droite et 28 % refusent de se placer sur l'échelle gauche droite. Les adolescents ont une image très contrastée des responsables politiques : trois sur quatre pensent que ceux-ci sont nécessaires pour permettre un bon fonctionnement de la démocratie et peuvent permettrent des changements positifs dans la société. En même temps qu'ils ont cette représentation idéale, les 13-17 ans, dans leur grande majorité (71 %), ne comprennent pas bien ce que déclarent les responsables politiques, estimant qu'ils disent tous la même chose (59 %) et ne sont pas à l'écoute des jeunes (82 %). On trouve, avec le vote, la même distance entre l'idéal démocratique et l'action politique : 72 % des 13-17 ans considèrent qu'il est utile d'aller voter, mais seuls 40 % d'entre eux pensent que le droit de vote est la forme d'action la plus appropriée pour permettre des changements positifs dans la société. Pour induire ces changements, la participation à des manifestations n'est pas négligée (28 %). Sont cités en dernier le fait de militer dans une association (16 %) ou dans un parti politique (6 %) (13 % ne se prononcent pas).

Lorsque nous considérons la tranche d'âge légèrement plus âgée des 15-24 ans, étudiée par un sondage de la SOFRES sur " les valeurs et les attentes des jeunes ", nous constatons que l'attrait pour la politique est quasiment aussi faible : 73 % des jeunes interrogés déclarent s'intéresser " peu " ou " pas du tout " à la politique . Cette enquête nous apporte d'autres informations sur le rapport des jeunes à la démocratie. Lorsqu'on interroge les 15-24 ans sur une liste de seize institutions, en leur demandant celles dans lesquelles ils ont confiance, la moitié de ces institutions rencontre un taux de confiance supérieur à 50 %. Vient en premier la médecine, puis le système d'enseignement (école, grandes écoles, université), suivi des entreprises (publiques et privées), ainsi que des institutions dites " autoritaires et hiérarchiques " (l'armée et la police). Une institution démocratique comme le Parlement n'arrive qu'en quatorzième position (avec seulement 27 % de confiance) et les partis politiques en dernière position (9 %). Ce sondage met aussi en évidence la faible appartenance des 15-24 ans à des associations militantes ou de défense des intérêts collectifs. Parmi les raisons pouvant pousser les jeunes à s'engager en politique, arrive en premier rang la lutte contre un parti politique qui leur paraît dangereux (à égalité avec la lutte contre les injustices sociales : 47 %). Mais ils ne sont que 2 % à appartenir à un mouvement de lutte contre l'extrême droite. Si 76 % d'entre eux seraient prêts à faire partie d'une association pour défendre les droits des jeunes, 1 % y participe effectivement. 3 % des 15-24 ans interrogés à un syndicat lycéen ou étudiant, aucun à un parti politique (12 % seulement serait prêts a y adhérer).

Concernant les 18-29 ans, les résultats des enquêtes sur les valeurs des Français nous donnent des éléments d'analyse assez précis . Le désintérêt vis-à-vis de la politique est toujours aussi important : 72 % des 18-29 ans se disent " pas très " ou " pas du tout " intéressés par la politique (63 % pour la population totale). Mais surtout, les enquêtes révèlent un accroissement de cette dépolitisation depuis vingt ans. Traditionnellement, l'intérêt pour la politique augmente avec le niveau d'études. Le développement de la scolarisation en France aurait donc du accentuer la compétence politique des jeunes, leur maîtrise des codes de la politique et leur connaissance de ses enjeux. Pourtant, entre chacune des trois enquêtes Valeurs (1981, 1990 et 1999), on observe une baisse de cette influence du niveau scolaire. La poursuite de longues études ne préserve pas d'une dépolitisation. Et cette dépolitisation influe sur le comportement électoral. Alors que les personnes plus âgées semblent prêtes à voter même si elles ne sont pas politisées, les jeunes sont nettement plus abstentionnistes. Davantage que comme un devoir, ils pratiquent le vote de façon intermittente, en fonction des enjeux ressentis d'une élection. L'abstentionnisme reste plus fort parmi les jeunes qui ont fait peu d'études, mais il tend à se développer chez les plus diplômés. Reflétant traditionnellement une faible intégration sociale (jeunes, quart-monde…), l'abstentionnisme gagne aussi ceux qui s'intéressent à la politique (personnes à haut niveau d'éducation, bien intégrées socialement) et peut exprimer " une protestation contre l'offre politique " . D'ailleurs, contrairement à la participation électorale, la participation protestataire se développe : aujourd'hui les 18-29 ans sont encore plus nombreux à avoir signé une pétition ou participé à une manifestation autorisée. Ce mode de participation, qui s'accroît avec un diplôme élevé, augmente dans l'ensemble de la population.

L'enquête sur les valeurs examine, comme le sondage de la SOFRES, l'opinion des jeunes relativement aux principales institutions. Presque autant que les générations aînées, les jeunes sont attachés au système de santé ou de sécurité sociale. Il se confirme qu'ils ont une très bonne image de la police et de l'armée et qu'ils sont très satisfaits du système d'enseignement. Par contre les 18-29 ans, davantage que les autres classes d'âges, sont sceptiques quant à l'action de l'administration ou du Parlement. L'image de ce dernier s'est détériorée depuis vingt ans, de même que celle de l'Union européenne. En 1981, les jeunes quittant très tôt le système scolaire manifestaient la même confiance dans les institutions politiques que les jeunes plus éduqués. Aujourd'hui, ces jeunes sont très critiques à l'égard des institutions, notamment les plus symboliques d'un système politique ne leur permettant pas de trouver leur place dans la société. Dans leurs attitudes à l'égard de la démocratie, les jeunes se montrent nettement enclins à soutenir cette forme de gouvernement, même si ce soutien est davantage mesuré que chez les générations plus âgées. Cependant, l'attachement à la démocratie ne semble pas exclusif, parmi les jeunes comme parmi les adultes, d'une attirance potentielle pour des régimes assez différents. Un jeune sur deux trouverait des mérites certains à un système politique donnant le pouvoir de décider non au gouvernement mais aux experts (pratiquement autant dans l'ensemble de la population). Un quart des 18-29 ans accepterait un système voyant gouverner un homme fort, qui n'a pas à se préoccuper du Parlement et des élections (un tiers de la population totale). Ces données surprenantes montrent que dans un pays comme la France, où la démocratie est en principe bien implantée, l'attachement à ce régime ne paraît pas d'une solidité à toute épreuve. Dans toutes les classes d'âge, mais surtout chez les jeunes générations, l'attitude anti-démocratique est très sensible au niveau d'instruction, tout comme la confiance dans les institutions, la xénophobie, le sentiment d'insécurité. L'intégration dans notre société étant aujourd'hui très liée aux parcours d'enseignement, l'échec scolaire semble plus vivement ressenti et génère une critique sociétale et institutionnelle, voire un rejet de l'autre .

Moment d'expérimentation et d'accès à l'autonomie adulte, la jeunesse ne s'est jamais caractérisée par un fort intérêt pour la politique au sein d'une société globalement peu politisée. Toutefois, la construction de l'identité politique des jeunes se situe aujourd'hui dans un contexte de dénigrement de la vie politique et, surtout, les relations entre éducation, politisation et valorisation de la démocratie se posent d'une manière relativement nouvelle. Les attitudes démocrates sont liées à la connaissance de la politique, mais cette connaissance ne se conjugue plus aussi systématiquement que par le passé avec un niveau d'études élevé. L'allongement de la scolarité et la hausse du niveau scolaire ne contribuent pas, comme on aurait pu le penser, à augmenter la sensibilisation des jeunes au politique. Tout au plus, permettent-elles de freiner leur désintérêt. En même temps, les ratés de la démocratisation scolaire font sentir leurs effets. Non seulement les jeunes les moins instruits restent les moins intéressés par la politique, les moins favorables aux institutions politiques ou même à la démocratie, mais encore leur potentiel de critique augmente. Nous sommes donc en présence d'un double mouvement conduisant à un même repli face au politique : on constate d'une part le moindre effet positif d'un niveau d'étude élevé (les mieux scolarisés sont moins politisés et pratiquent plus l'abstention), d'autre part l'accentuation des effets négatifs d'un faible niveau d'éducation (les moins scolarisés sont davantage critiques à l'égard des institutions et de la démocratie). Il est parfois fait référence à l'augmentation de la participation protestataire, et notamment aux manifestations qui scandent régulièrement la vie lycéenne, comme phénomène de remédiation à une socialisation politique défaillante. Outre que ces manifestations concernent les jeunes les mieux scolarisés et sont des actes ponctuels, avec une forte connotation affective, on ne peut que difficilement mesurer leurs effets en termes de socialisation politique .

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Il y a dans cette situation un enjeu qui concerne très directement les processus d'éducation, à la fois dans le cadre de la formation initiale et de la formation tout au long de la vie. Les modalités de socialisation politique évoluent et la responsabilité de l'acte éducatif dans cette socialisation est à interroger. L'ouverture à la connaissance et à la culture ne constitue plus la garantie d'une intégration politique. Plus généralement, c'est la place des institutions publiques dans la socialisation qui se modifie. Les rapports des jeunes aux institutions se complexifient et se distendent : l'institution scolaire, notamment, diffuse un savoir, mais transmet plus difficilement des normes et des valeurs. Aussi, par-delà l'incantation des textes officiels à l'apprentissage de la citoyenneté, la situation dans les établissements révèle la difficulté à concevoir la citoyenneté en tant que processus éducatif. Cet apprentissage ne saurait se confondre avec la seule éducation civique. Il ne devrait pas être dissocié d'un exercice de la démocratie permettant d'associer réellement les élèves à la vie de l'établissement (et notamment à certaines décisions), introduisant ainsi une dimension pleinement politique dans le fonctionnement des différentes instances de participation . En outre ces espaces de dialogue et de débats entre jeunes et adultes ne sauraient être limités à la seule École, mais concernent plus largement le fonctionnement de notre société, particulièrement au niveau local (quartier et commune) .


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