Qu'est-ce qu'un informaticien?
Sous ce terme unique, se rangent bien des réalités différentes,
souvent tout à fait inconnues du profane. L'informaticien est celui qui
"fait" de l'informatique, terme tout aussi ambigu par ailleurs. Informatique
est un néologisme construit à partir des mots information et automatique
par P.Dreyfus en 1962. Il s'agit donc d'une discipline qui concerne le traitement
automatique de l'information.
L'aristocratie de l'informatique
En informatique, il existe une noblesse d'épée et une noblesse
de robe. La noblesse de robe, c'est l'informatique de gestion. On y trouve des
informaticiens "raisonnables" qui considèrent que l'informatique
est un métier comme un autre, souvent lucratif. La très grande
majorité des informaticiens travaille dans l'informatique de gestion
: base de données, informatique bancaire, administration, etc.
La noblesse d'épée de l'informatique, ce sont les informaticiens
scientifiques ou industriels : Imagerie, informatique appliquée aux mathématiques
ou à la physique ; à cela s'ajoute la sécurité informatique
et une partie de l'informatique de réseau
C'est parmi eux qu'on
trouvera les passionnés de la programmation qu'on appelle les hackers
Les informaticiens d'épée sont ceux qui restent le plus près
de la technique, de la machine. C'est avec eux qu'on entendra le langage le
plus hermétique. En général, les informaticiens d'épée
snobent les informaticiens de robe qui le leur rendent bien.
Alors qu'ils étaient les informaticiens les moins payés et les
moins élevés dans la hiérarchie, le récent boum
de l'informatique et d'internet les a propulsés vers les hauts salaires.
Ils deviennent indispensables à l'entreprise et rares à embaucher.
Depuis peu, leur popularité a cru avec celle des hackers, vus à
la fois comme des pirates informatiques anarchistes (ce qu'ils sont parfois)
ou encore comme des génies pouvant faire ce qu'ils veulent de leur machine
(ce qu'ils sont souvent).
Quoiqu'il en soit, c'est à partir de cette aristocratie de l'informatique
que s'est constitué l'idéal-type du métier d'informaticien.
L'idéal-type de l'informaticien
L'idéal-type est une reconstruction stylisée d'une réalité
dont l'observateur a isolé les traits les plus significatifs. L'idéal-type
ne reflète pas la réalité mais facilite l'analyse de ses
composantes.
Ici, il ne s'agit pas de construire un idéal-type, mais de comprendre
comment il s'est construit dans l'imaginaire de la société et
plus spécifiquement dans celui des informaticiens. Quelle image ont les
informaticiens de leur profession ? Quelle image ont les lycéens ou les
étudiants de ce que peut être un informaticien ?
Méthodologie
Le corpus utilisé pour construire cet idéal-type est constitué
par les récits de science-fiction, principalement littéraires.
L'étude a été menée sur un grand nombre de livres
fiction selon les critères suivants :
· D'abord, le roman devait traiter de l'ordinateur, de l'intelligence
artificielle ou des réseaux informatiques au centre de son intrigue.
· D'autre part, il fallait que l'auteur du roman fasse partie des auteurs
majeurs de la science-fiction, supposant ainsi que sa façon de traiter
le thème avait rencontré un large public qui s'y était
reconnu.
Ainsi, environ une centaine de récits ont été utilisés
dans le corpus.
Afin de corroborer les éléments glaner dans les récits
de science-fiction, des entretiens non directifs ont été réalisés
auprès d'informaticiens (une dizaine pour le moment), sous la forme d'un
récit de leur pratique de l'informatique.
L'idéal-type
L'informaticien type, c'est le hacker, le passionné de programmation,
celui qui se considère faire partie de l'aristocratie de l'informatique
. C'est un homme, jeune mais pas nécessairement adolescent. Peu sociable,
il ne se passionne que pour le hack, c'est à dire la programmation système,
réseaux, scientifique, le cryptage et son corrolaire : le piratage.
Le hacker se moque de la réussite professionnelle. Sa place de programmeur
lui convient parfaitement, du moment qu'on le laisse programmer en paix. S'il
ne travaille pas dans un laboratoire de recherche, il est souvent obligé
de composer avec sa hiérarchie tout en haïssant profondément
les nécessités du marché l'obligeant à privilégier
l'efficacité à l'amour de l'art. S'élever dans la hiérarchie
signifie souvent pour lui abandonner la programmation pour l'analyse, les cahiers
des chages et l'écriture de spécifications qu'il déteste
ou rencontrer des clients qu'il méprise. Etant convaincu qu'il fait partie
de la race des vrais informaticiens, il ne cherche à être reconnu
que par ses pairs et non par ses supérieurs.
On peut se demander pourquoi un homme, physiquement peu attirant, peu influent
dans l'entreprise, dépourvu de charisme, associal et (à l'exeption
de ces derniers années) relativement mal payé par rapport à
ses compétences arrive à être l'idéal-type de ce
métier.
En fait, le hacker incarne à lui seul toute la force du mythe informatique.
Le hacker est celui qui maîtrise le formidable outil de pouvoir qu'est
l'ordinateur.
Les hackers comme représentants du mythe informatique
L'informatique est portée par un mythe qui dépasse de loin le
simple usage de l'ordinateur ou la simple programmation. Quand l'ordinateur
moderne est né au moment de la seconde guerre mondiale, il était
entouré d'attentes très fortes qui ont constitué notre
actuel mythe informatique. Ces attentes ont été portées
par les pères de l'ordinateur que sont Norbert Wiener, Alan Turing et
John von Neumann. Elles sont ancrées dans un imaginaire construit autour
de valeurs culturellement masculines et donc plus difficiles d'accès
pour les femmes. Je résumerai très rapidement la pensée
de ces cybernéticiens en quatre propositions :
1. Notre univers, rempli d'objets et de relations est entièrement accessible
à la connaissance. Il suffit de le subdiviser en composants élémentaires
et d'étudier le comportement de chacun de ces composants et des relations
qu'il entretient avec son environnement.
2. Le niveau pertinent pour comprendre l'univers est le niveau informationnel
et non fonctionnel. Ce qui signifie que la matière, la structure, le
corps humain, ne sont pas vraiment ce qui importe.
3. L'entropie est omniprésente. La physique moderne nous l'enseigne.
S'il est illusoire de l'éradiquer, il est souhaitable d'en avoir le plus
grand contrôle possible, ne serait-ce que pour une question de survie.
4. Un achèvement de la science est la reproduction du processus de création.
Mais d'après les deux premières propositions, ce n'est pas un
être de chair et de sang qu'il est important de créer mais un objet
dont le comportement est comparable au modèle informationnel de l'humain,
que le support en soit biologique, synthétique ou même hybride.
Ces quatre propositions se traduisent par la poursuite de quatre objectifs qui
sont les piliers du mythe informatique : rendre univers transparent, oublier
le corps au profit du cerveau, posséder un contrôle absolu de l'entropie
et s'auto-engendrer.
Quatre objectifs auxquels adhèrent fortement les hackers et qui possèdent
un point commun : le phantasme du pouvoir absolu.
Les hackers ne supportent pas de vivre dans un monde dont ils ne maîtriseraient
pas chaque parcelle. Créer une intelligence artificielle signifie comprendre
et maîtriser le fonctionnement du cerveau, de l'intelligence et donc de
la personnalité humaine. S'auto-engendrer permet de comprendre le mystère
de la reproduction et pouvoir se passer à la fois de son corps et des
femmes (deux entités sur lesquelles on n'a pas suffisamment de prise)
pour se reproduire. Réduire l'intelligence à une machine permet
de la décrire complètement et donc de prévoir tous ses
états. Se débarrasser de son corps et supprimer émotions
et sentiments est un moyen d'éliminer l'imprévu de la vie quotidienne
et des relations interpersonnelles. Le thème du contrôle et du
pouvoir est probablement le plus fort et le plus général dans
le mythe de l'informatique.
L'informatique est un monde d'ordre. Avec l'ordinateur, on passe de l'autre
côté du miroir, on voit une petite partie de l'ordre logique des
choses. Les règles de l'informatique sont rigoureuses mais on peut jouer
avec surtout si on est suffisamment bon. La seule chose qu'on ne puisse pas
changer est le fait qu'on ait besoin de règles. Dans cet univers, les
hackers jouent à être Dieu. Un hacker déclare : "je
voulais programmer et créer des jeux. Cet aspect créatif était
vraiment le moteur, quelque chose du genre : il n'y a rien, je crée,
je suis dieu".
La maîtrise d'un univers, même limité, devient le moyen de
masquer les anxiétés relatives au soi et la complexité
du monde situé au-delà. L'ordinateur est particulièrement
adapté pour représenter ce petit univers, supposé être
régi par les mêmes règles que le grand. Les hackers prennent
le pouvoir dans cet univers simplifié à défaut de pouvoir
maîtriser ou seulement comprendre les humains du véritable univers
(y compris eux-mêmes). Tous ceux qui veulent évoluer dans le monde
de l'ordinateur devront se soumettre à ces même règles sous
peine de s'en voir refuser l'accès et donc, de manière détournée,
de se plier aux règles des hackers.
Le hack construit sur une culture masculine
Tout d'abord, les femmes ont toujours été supposées être
plus asservie à leur corps, à cause des maternités, des
règles. Elles sont plus proches de la nature. Elles sont le sexe, bien
plus que les hommes. Par ailleurs, on leur apprend que leur apparence est essentielle.
Elles pourront compenser des aptitudes médiocres si elles sont jolies.
Elles sont supposées se comporter en fonction du regard des autres. Dans
ce contexte, non seulement elles ne peuvent adhérer à cette volonté
d'oublier son corps sous peine de perdre leur féminité, mais en
plus, l'image du hacker constitue même un repoussoir.
Le phantasme d'auto-engendrement a une conséquence similaire. Grâce
à lui, on peut se reproduire seul, sans avoir recours aux femmes. Dans
le monde de l'informatique, les femmes deviennent donc accessoires, elles disparaissent.
Philippe Breton va même plus loin. Il attribue à ce phénomène
une des raisons de l'exclusion des femmes de la tribu informatique.
D'autre part, les femmes elles-mêmes s'auto-excluent. Elles n'ont pas
besoin de ce fantasme de l'auto-engendrement pour procréer. Elles peuvent
le faire par elles-mêmes, dans un processus où la présence
de l'homme peut ne pas paraître indispensable. Elles n'ont pas de raison
de partager ce fantasme de reproduction au niveau comportemental puisqu'elles
ont les moyens de le faire au niveau fonctionnel.
Et enfin, puisque tous les éléments se rejoignent sur ce point,
les femmes ne sont pas élevées pour la maîtrise et le pouvoir.
Elles sont dévolues à l'échange, à la relation,
à la médiation et même au dévouement voire au sacrifice.
Ces fantasmes de pouvoir ont le double résultat de ne pas attirer les
femmes mais aussi de générer une atmosphère de compétition
s'appliquant à les exclurent.
Le personnage du hacker s'incarne donc dans une culture masculine, qui se renforce
ensuite dans les relations sociales. Les hackers se regroupent entre eux, en
cercle refermé sur lui-même, difficile d'accès, hermétique
et hostile quand on ne baigne pas dans la même culture. Le sésame
pour intégrer ce groupe est avant tout la compétence, la virtuosité
avec la machine, virtuosité ne pouvant s'acquérir que par une
pratique intensive du hack, souvent compulsive, au détriment de la vie
sociale. Tout nouvel arrivant, homme ou femme, sera testé par le groupe
avant d'être accepter. Toutefois, les femmes seront d'abord vue sous l'angle
des stéréotypes féminins les plus primaires, inintéressantes,
vaguement inquiétantes et suspectées d'être incompétentes.
Les hommes seront perçu comme des hackers potentiels.
Prégnance de l'idéal-type sur les informaticiens d'aujourd'hui
Normalement, ce sont les informaticiens débutants qui programment. A
part dans des domaines très spécifiques de recherche et développement
ou en centre de calcul, l'avenir professionnel de l'informaticien est plutôt
vers la gestion de projet, l'analyse des besoins, le consulting, etc.
Pourtant, c'est bien dans le code et donc dans l'image du hacker que les informaticiens
se reconnaissent, s'imaginent, se représentent leur métier. C'est
ce qui transparaît dans la dizaines d'entretiens d'informaticiens réalisé
jusqu'à présent.
Bibliographie :
Breton Philippe (1990), La tribu informatique, Paris, A.M. Métailié
Breton Philippe (1992), Une histoire de l'informatique, Paris, Seuil
Hurtig Marie-France (1982), L'élaboration socialisée de la différence
des sexes. rôles, identité et représentations de sexe, ENFANCE,
n°4, pp. 283-302
Huteau M Vouillot F (1988), Représentations et préférences
professionnelles, Bulletin de psychologie Tome 42, n° 388, pp. 144-153
Turing Alan (réédition 1995), La Machine de Turing, Paris, Seuil
Turkle Sherry (trad. 1986), Les enfants de l'ordinateur, Paris, Denoël
(1984)
Wiener Norbert (trad. 1952), Cybernétique et société, Paris,
Deux Rives 1950
Wiener Norbert (trad. 2000), Golem & God Inc., Nîmes, Edition de l'éclat
(1964 MIT press)
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